Le Mariage de Figaro
Le Mariage de Figaro ou La Folle Journée, Texte établi par Édouard Fournier, LaplaceŒuvres complètes (p. 114-123).
Acte II  ►


ACTE PREMIER


Le théâtre représente une chambre à demi démeublée ; un grand fauteuil de malade est au milieu. Figaro, avec une toise, mesure le plancher. Suzanne attache à sa tête, devant une glace, le petit bouquet de fleurs d’orange, appelé chapeau de la mariée.

Scène I

FIGARO, SUZANNE.
Figaro.

Dix-neuf pieds sur vingt-six.

Suzanne.

Tiens, Figaro, voilà mon petit chapeau : le trouves-tu mieux ainsi ?

Figaro lui prend les mains.

Sans comparaison, ma charmante. Oh ! que ce joli bouquet virginal, élevé sur la tête d’une belle fille, est doux, le matin des noces, à l’œil amoureux d’un époux !…

Suzanne se retire.

Que mesures-tu donc là, mon fils ?

Figaro.

Je regarde, ma petite Suzanne, si ce beau lit que monseigneur nous donne aura bonne grâce ici.

Suzanne.

Dans cette chambre ?

Figaro.

Il nous la cède.

Suzanne.

Et moi je n’en veux point.

Figaro.

Pourquoi ?

Suzanne.

Je n’en veux point.

Figaro.

Mais encore ?

Suzanne.

Elle me déplaît.

Figaro.

On dit une raison.

Suzanne.

Si je n’en veux pas dire ?

Figaro.

Oh ! quand elles sont sûres de nous !

Suzanne.

Prouver que j’ai raison serait accorder que je puis avoir tort. Es-tu mon serviteur, ou non ?

Figaro.

Tu prends de l’humeur contre la chambre du château la plus commode, et qui tient le milieu des deux appartements. La nuit, si madame est incommodée, elle sonnera de son côté : zeste, en deux pas tu es chez elle. Monseigneur veut-il quelque chose ? il n’a qu’à tinter du sien : crac, en trois sauts me voilà rendu.

Suzanne.

Fort bien ! Mais quand il aura tinté, le matin, pour te donner quelque bonne et longue commission : zeste, en deux pas il est à ma porte, et crac, en trois sauts…

Figaro.

Qu’entendez-vous par ces paroles ?

Suzanne.

Il faudrait m’écouter tranquillement.

Figaro.

Eh ! qu’est-ce qu’il y a, bon Dieu ?

Suzanne.

Il y a, mon ami, que, las de courtiser les beautés des environs, monsieur le comte Almaviva veut rentrer au château, mais non pas chez sa femme : c’est sur la tienne, entends-tu ? qu’il a jeté ses vues, auxquelles il espère que ce logement ne nuira pas. Et c’est ce que le loyal Basile, honnête agent de ses plaisirs, et mon noble maître à chanter, me répète chaque jour en me donnant leçon.

Figaro.

Basile ! ô mon mignon, si jamais volée de bois vert, appliquée sur une échine, a dûment redressé la moelle épinière à quelqu’un…

Suzanne.

Tu croyais, bon garçon, que cette dot qu’on me donne était pour les beaux yeux de ton mérite ?

Figaro.

J’avais assez fait pour l’espérer.

Suzanne.

Que les gens d’esprit sont bêtes !

Figaro.

On le dit.

Suzanne.

Mais c’est qu’on ne veut pas le croire !

Figaro.

On a tort.

Suzanne.

Apprends qu’il la destine à obtenir de moi, secrètement, certain quart d’heure, seul à seule, qu’un ancien droit du seigneur… Tu sais s’il était triste !

Figaro.

Je le sais tellement, que si monsieur le comte, en se mariant, n’eût pas aboli ce droit honteux, jamais je ne t’eusse épousée dans ses domaines.

Suzanne.

Eh bien ! s’il l’a détruit, il s’en repent ; et c’est de ta fiancée qu’il veut le racheter en secret aujourd’hui.

Figaro, se frottant la tête.

Ma tête s’amollit de surprise, et mon front fertilisé…

Suzanne.

Ne le frotte donc pas !

Figaro.

Quel danger ?

Suzanne, riant.

S’il y venait un petit bouton, des gens superstitieux…

Figaro.

Tu ris, friponne ! Ah ! s’il y avait moyen d’attraper ce grand trompeur, de le faire donner dans un bon piège, et d’empocher son or !

Suzanne.

De l’intrigue et de l’argent : te voilà dans ta sphère.

Figaro.

Ce n’est pas la honte qui me retient.

Suzanne.

La crainte ?

Figaro.

Ce n’est rien d’entreprendre une chose dangereuse, mais d’échapper au péril en la menant à bien : car d’entrer chez quelqu’un la nuit, de lui souffler sa femme, et d’y recevoir cent coups de fouet pour la peine, il n’est rien plus aisé ; mille sots coquins l’ont fait. Mais…

(On sonne de l’intérieur.)
Suzanne.

Voilà madame éveillée ; elle m’a bien recommandé d’être la première à lui parler le matin de mes noces.

Figaro.

Y a-t-il encore quelque chose là-dessous ?

Suzanne.

Le berger dit que cela porte bonheur aux épouses délaissées. Adieu, mon petit fi, fi, Figaro ; rêve à notre affaire.

Figaro.

Pour m’ouvrir l’esprit, donne un petit baiser.

Suzanne.

À mon amant aujourd’hui ? Je t’en souhaite ! Et qu’en dirait demain mon mari ?

(Figaro l’embrasse.)
Suzanne.

Eh bien ! eh bien !

Figaro.

C’est que tu n’as pas d’idée de mon amour.

Suzanne, se défripant.

Quand cesserez-vous, importun, de m’en parler du matin au soir ?

Figaro, mystérieusement.

Quand je pourrai te le prouver du soir jusqu’au matin.

(On sonne une seconde fois.)
Suzanne, de loin, les doigts unis sur sa bouche.

Voilà votre baiser, monsieur ; je n’ai plus rien à vous.

Figaro court après elle.

Oh ! mais ce n’est pas ainsi que vous l’avez reçu.



Scène II

FIGARO, seul.

La charmante fille ! toujours riante, verdissante, pleine de gaieté, d’esprit, d’amour et de délices ! mais sage !… (Il marche vivement en se frottant les mains.) Ah ! monseigneur ! mon cher monseigneur ! vous voulez m’en donner… à garder ! Je cherchais aussi pourquoi, m’ayant nommé concierge, il m’emmène à son ambassade, et m’établit courrier de dépêches. J’entends, monsieur le comte ; trois promotions à la fois : vous, compagnon ministre ; moi, casse-cou politique ; et Suzon, dame du lieu, l’ambassadrice de poche ; et puis fouette, courrier ! Pendant que je galoperais d’un côté, vous feriez faire de l’autre à ma belle un joli chemin ! Me crottant, m’échinant pour la gloire de votre famille ; vous, daignant concourir à l’accroissement de la mienne ! Quelle douce réciprocité ! Mais, monseigneur, il y a de l’abus. Faire à Londres, en même temps, les affaires de votre maître et celles de votre valet ! représenter à la fois le roi et moi dans une cour étrangère, c’est trop de moitié, c’est trop. — Pour toi, Basile, fripon mon cadet, je veux t’apprendre à clocher devant les boiteux ; je veux… Non, dissimulons avec eux pour les enferrer l’un par l’autre. Attention sur la journée, monsieur Figaro ! D’abord, avancer l’heure de votre petite fête, pour épouser plus sûrement ; écarter une Marceline qui de vous est friande en diable ; empocher l’or et les présents ; donner le change aux petites passions de monsieur le comte ; étriller rondement monsieur du Basile, et…



Scène III

MARCELINE, BARTHOLO, FIGARO.
Figaro s’interrompt.

…Héééé, voilà le gros docteur, la fête sera complète. Hé, bonjour, cher docteur de mon cœur ! Est-ce ma noce avec Suzon qui vous attire au château ?

Bartholo, avec dédain.

Ah ! mon cher monsieur, point du tout.

Figaro.

Cela serait bien généreux !

Bartholo.

Certainement, et par trop sot.

Figaro.

Moi qui eus le malheur de troubler la vôtre !

Bartholo.

Avez-vous autre chose à nous dire ?

Figaro.

On n’aura pas pris soin de votre mule !

Bartholo, en colère.

Bavard enragé, laissez-nous !

Figaro.

Vous vous fâchez, docteur ? Les gens de votre état sont bien durs ! Pas plus de pitié des pauvres animaux… en vérité… que si c’était des hommes ! Adieu, Marceline : avez-vous toujours envie de plaider contre moi ?

Pour n’aimer pas, faut-il qu’on se haïsse ?

Je m’en rapporte au docteur.

Bartholo.

Qu’est-ce que c’est ?

Figaro.

Elle vous le contera de reste.

(Il sort.)



Scène IV

MARCELINE, BARTHOLO.
Bartholo le regarde aller.

Ce drôle est toujours le même ! Et, à moins qu’on ne l’écorche vif, je prédis qu’il mourra dans la peau du plus fier insolent…

Marceline le retourne.

Enfin, vous voilà donc, éternel docteur, toujours si grave et compassé, qu’on pourrait mourir en attendant vos secours, comme on s’est marié jadis malgré vos précautions.

Bartholo.

Toujours amère et provoquante ! Eh bien ! qui rend donc ma présence au château si nécessaire ? Monsieur le comte a-t-il eu quelque accident ?

Marceline.

Non, docteur.

Bartholo.

La Rosine, sa trompeuse comtesse, est-elle incommodée, Dieu merci ?

Marceline.

Elle languit.

Bartholo.

Et de quoi ?

Marceline.

Son mari la néglige.

Bartholo, avec joie.

Ah ! le digne époux qui me venge !

Marceline.

On ne sait comment définir le comte : il est jaloux et libertin.

Bartholo.

Libertin par ennui, jaloux par vanité : cela va sans dire.

Marceline.

Aujourd’hui, par exemple, il marie notre Suzanne à son Figaro, qu’il comble en faveur de cette union…

Bartholo.

Que Son Excellence a rendue nécessaire ?

Marceline.

Pas tout à fait ; mais dont Son Excellence voudrait égayer en secret l’événement avec l’épousée…

Bartholo.

De monsieur Figaro ? C’est un marché qu’on peut conclure avec lui.

Marceline.

Basile assure que non.

Bartholo.

Cet autre maraud loge ici ? C’est une caverne ! Et qu’y fait-il ?

Marceline.

Tout le mal dont il est capable. Mais le pis que j’y trouve est cette ennuyeuse passion qu’il a pour moi depuis si longtemps.

Bartholo.

Je me serais débarrassé vingt fois de sa poursuite.

Marceline.

De quelle manière ?

Bartholo.

En l’épousant.

Marceline.

Railleur fade et cruel, que ne vous débarrassez-vous de la mienne à ce prix ? Ne le devez-vous pas ? Où est le souvenir de vos engagements ? Qu’est devenu celui de notre petit Emmanuel, ce fruit d’un amour oublié, qui devait nous conduire à des noces ?

Bartholo, ôtant son chapeau.

Est-ce pour écouter ces sornettes que vous m’avez fait venir de Séville ? Et cet accès d’hymen qui vous reprend si vif…

Marceline.

Eh bien ! n’en parlons plus. Mais si rien n’a pu vous porter à la justice de m’épouser, aidez-moi donc du moins à en épouser un autre.

Bartholo.

Ah ! volontiers : parlons. Mais quel mortel abandonné du ciel et des femmes …?

Marceline.

Eh ! qui pourrait-ce être, docteur, sinon le beau, le gai, l’aimable Figaro ?

Bartholo.

Ce fripon-là ?

Marceline.

Jamais fâché, toujours en belle humeur ; donnant le présent à la joie, et s’inquiétant de l’avenir tout aussi peu que du passé ; sémillant, généreux ; généreux…

Bartholo.

Comme un voleur.

Marceline.

Comme un seigneur ; charmant enfin : mais c’est le plus grand monstre !

Bartholo.

Et sa Suzanne ?

Marceline.

Elle ne l’aurait pas, la rusée, si vous vouliez m’aider, mon petit docteur, à faire valoir un engagement que j’ai de lui.

Bartholo.

Le jour de son mariage ?

Marceline.

On en rompt de plus avancés ; et si je ne craignais d’éventer un petit secret des femmes !…

Bartholo.

En ont-elles pour le médecin du corps ?

Marceline.

Ah ! vous savez que je n’en ai pas pour vous. Mon sexe est ardent, mais timide : un certain charme a beau nous attirer vers le plaisir, la femme la plus aventurée sent en elle une voix qui lui dit : Sois belle si tu peux, sage si tu veux ; mais sois considérée, il le faut. Or, puisqu’il faut être au moins considérée, que toute femme en sent l’importance, effrayons d’abord la Suzanne sur la divulgation des offres qu’on lui fait.

Bartholo.

Où cela mènera-t-il ?

Marceline.

Que, la honte la prenant au collet, elle continuera de refuser le comte, lequel, pour se venger, appuiera l’opposition que j’ai faite à son mariage ; alors le mien devient certain.

Bartholo.

Elle a raison. Parbleu ! c’est un bon tour que de faire épouser ma vieille gouvernante au coquin qui fit enlever ma jeune maîtresse.

Marceline, vite.

Et qui croit ajouter à ses plaisirs en trompant mes espérances.

Bartholo, vite.

Et qui m’a volé dans le temps cent écus que j’ai sur le cœur.

Marceline.

Ah ! quelle volupté !…

Bartholo.

De punir un scélérat.

Marceline.

De l’épouser, docteur, de l’épouser !



Scène V

MARCELINE, BARTHOLO, SUZANNE.
Suzanne, un bonnet de femme avec un large ruban dans la main, une robe de femme sur le bras.

L’épouser, l’épouser ! Qui donc ? mon Figaro ?

Marceline, aigrement.

Pourquoi non ? Vous l’épousez bien !

Bartholo, riant.

Le bon argument de femme en colère ! Nous parlions, belle Suzon, du bonheur qu’il aura de vous posséder.

Marceline.

Sans compter monseigneur, dont on ne parle pas.

Suzanne, une révérence.

Votre servante, madame ; il y a toujours quelque chose d’amer dans vos propos.

Marceline, une révérence.

Bien la vôtre, madame. Où donc est l’amertume ? n’est-il pas juste qu’un libéral seigneur partage un peu la joie qu’il procure à ses gens ?

Suzanne.

Qu’il procure ?

Marceline.

Oui, madame.

Suzanne.

Heureusement la jalousie de madame est aussi connue que ses droits sur Figaro sont légers.

Marceline.

On eût pu les rendre plus forts en les cimentant à la façon de madame.

Suzanne.

Oh ! cette façon, madame, est celle des dames savantes.

Marceline.

Et l’enfant ne l’est pas du tout ! Innocente comme un vieux juge !

Bartholo, attirant Marceline.

Adieu, jolie fiancée de notre Figaro.

Marceline, une révérence.

L’accordée secrète de monseigneur.

Suzanne, une révérence.

Qui vous estime beaucoup, madame.

Marceline, une révérence.

Me fera-t-elle aussi l’honneur de me chérir un peu, madame ?

Suzanne, une révérence.

À cet égard, madame n’a rien à désirer.

Marceline, une révérence.

C’est une si jolie personne que madame !

Suzanne, une révérence.

Eh ! mais assez pour désoler madame.

Marceline, une révérence.

Surtout bien respectable !

Suzanne, une révérence.

C’est aux duègnes à l’être.

Marceline, outrée.

Aux duègnes ! aux duègnes !

Bartholo, l’arrêtant.

Marceline !

Marceline.

Allons ! docteur, car je n’y tiendrais pas. Bonjour, madame.

(Une révérence.)



Scène VI

SUZANNE, seule.

Allez, madame ! allez, pédante ! Je crains aussi peu vos efforts que je méprise vos outrages. — Voyez cette vieille sibylle ! parce qu’elle a fait quelques études et tourmenté la jeunesse de madame, elle veut tout dominer au château ! (Elle jette la robe qu’elle tient, sur une chaise.) Je ne sais plus ce que je venais prendre.



Scène VII

SUZANNE, CHÉRUBIN.
Chérubin, accourant.

Ah ! Suzon, depuis deux heures j’épie le moment de te trouver seule. Hélas ! tu te maries, et moi je vais partir.

Suzanne.

Comment mon mariage éloigne-t-il du château le premier page de monseigneur ?

Chérubin, piteusement.

Suzanne, il me renvoie.

Suzanne le contrefait.

Chérubin, quelque sottise !

Chérubin.

Il m’a trouvé hier au soir chez ta cousine Fanchette, à qui je faisais répéter son petit rôle d’innocente, pour la fête de ce soir : il s’est mis dans une fureur en me voyant ! — Sortez ! m’a-t-il dit, petit… Je n’ose pas prononcer devant une femme le gros mot qu’il a dit : sortez, et demain vous ne coucherez pas au château. Si madame, si ma belle marraine ne parvient pas à l’apaiser, c’est fait, Suzon, je suis à jamais privé du bonheur de te voir.

Suzanne.

De me voir, moi ? c’est mon tour ? Ce n’est donc plus pour ma maîtresse que vous soupirez en secret ?

Chérubin.

Ah ! Suzon, qu’elle est noble et belle ! mais qu’elle est imposante !

Suzanne.

C’est-à-dire que je ne le suis pas, et qu’on peut oser avec moi…

Chérubin.

Tu sais trop bien, méchante, que je n’ose pas oser. Mais que tu es heureuse ! à tous moments la voir, lui parler, l’habiller le matin et la déshabiller le soir, épingle à épingle… Ah ! Suzon, je donnerais… Qu’est-ce que tu tiens donc là ?

Suzanne, raillant.

Hélas ! l’heureux bonnet et le fortuné ruban qui renferment la nuit les cheveux de cette belle marraine…

Chérubin, vivement.

Son ruban de nuit ! donne-le-moi, mon cœur.

Suzanne, le retirant.

Eh ! que non pas ! — Son cœur ! Comme il est familier donc ! si ce n’était pas un morveux sans conséquence. (Chérubin arrache le ruban.) Ah ! le ruban !

Chérubin tourne autour du grand fauteuil.

Tu diras qu’il est égaré, gâté, qu’il est perdu. Tu diras tout ce que tu voudras.

Suzanne tourne après lui.

Oh ! dans trois ou quatre ans, je prédis que vous serez le plus grand petit vaurien !… Rendez-vous le ruban ?

(Elle veut le reprendre.)
Chérubin tire une romance de sa poche.

Laisse, ah ! laisse-le-moi, Suzon ; je te donnerai ma romance ; et, pendant que le souvenir de ta belle maîtresse attristera tous mes moments, le tien y versera le seul rayon de joie qui puisse encore amuser mon cœur.

Suzanne arrache la romance.

Amuser votre cœur, petit scélérat ! vous croyez parler à votre Fanchette. On vous surprend chez elle, et vous soupirez pour madame ; et vous m’en contez à moi, par-dessus le marché !

Chérubin, exalté.

Cela est vrai, d’honneur ! je ne sais plus ce que je suis, mais depuis quelque temps je sens ma poitrine agitée ; mon cœur palpite au seul aspect d’une femme ; les mots amour et volupté le font tressaillir et le troublent. Enfin le besoin de dire à quelqu’un Je vous aime est devenu pour moi si pressant, que je le dis tout seul, en courant dans le parc, à ta maîtresse, à toi, aux arbres, aux nuages, au vent qui les emporte avec mes paroles perdues. — Hier je rencontrai Marceline…

Suzanne, riant.

Ah ! ah ! ah ! ah !

Chérubin.

Pourquoi non ? elle est femme ! elle est fille ! Une fille, une femme ! ah ! que ces noms sont doux ! qu’ils sont intéressants !

Suzanne.

Il devient fou !

Chérubin.

Fanchette est douce, elle m’écoute au moins : tu ne l’es pas, toi !

Suzanne.

C’est bien dommage ; écoutez donc monsieur !

(Elle veut arracher le ruban.)
Chérubin tourne en fuyant.

Ah ! ouiche ! on ne l’aura, vois-tu, qu’avec ma vie. Mais si tu n’es pas contente du prix, j’y joindrai mille baisers.

(Il lui donne chasse à son tour.)
Suzanne tourne en fuyant.

Mille soufflets, si vous approchez ! Je vais m’en plaindre à ma maîtresse ; et, loin de supplier pour vous, je dirai moi-même à monseigneur : C’est bien fait, monseigneur, chassez-nous ce petit voleur ; renvoyez à ses parents un petit mauvais sujet qui se donne les airs d’aimer madame, et qui veut toujours m’embrasser par contre-coup.

Chérubin voit le comte entrer ; il se jette derrière le fauteuil avec effroi.

Je suis perdu.

Suzanne.

Quelle frayeur !



Scène VIII

SUZANNE, Le COMTE, CHÉRUBIN caché.
Suzanne aperçoit le Comte.

Ah !…

(Elle s’approche du fauteuil pour masquer Chérubin.)
Le Comte s’avance.

Tu es émue, Suzon ! tu parlais seule, et ton petit cœur paraît dans une agitation… bien pardonnable, au reste, un jour comme celui-ci.

Suzanne, troublée.

Monseigneur, que me voulez-vous ? Si l’on vous trouvait avec moi…

Le Comte.

Je serais désolé qu’on m’y surprît ; mais tu sais tout l’intérêt que je prends à toi. Basile ne t’a pas laissé ignorer mon amour. Je n’ai qu’un instant pour t’expliquer mes vues ; écoute.

(Il s’assied dans le fauteuil.)
Suzanne, vivement.

Je n’écoute rien.

Le Comte lui prend la main.

Un seul mot. Tu sais que le roi m’a nommé son ambassadeur à Londres. J’emmène avec moi Figaro, je lui donne un excellent poste ; et comme le devoir d’une femme est de suivre son mari…

Suzanne.

Ah ! si j’osais parler !

Le Comte la rapproche de lui.

Parle, parle, ma chère ; use aujourd’hui d’un droit que tu prends sur moi pour la vie.

Suzanne, effrayée.

Je n’en veux point, monseigneur, je n’en veux point. Quittez-moi, je vous prie.

Le Comte.

Mais dis auparavant.

Suzanne, en colère.

Je ne sais plus ce que je disais.

Le Comte.

Sur le devoir des femmes.

Suzanne.

Eh bien ! lorsque monseigneur enleva la sienne de chez le docteur, et qu’il l’épousa par amour ; lorsqu’il abolit pour elle un certain affreux droit du seigneur…

Le Comte, gaiement.

Qui faisait bien de la peine aux filles ! Ah ! Suzette, ce droit charmant ! si tu venais en jaser sur la brune, au jardin, je mettrais un tel prix à cette légère faveur…

Basile parle en dehors.

Il n’est pas chez lui, monseigneur.

Le Comte se lève.

Quelle est cette voix ?

Suzanne.

Que je suis malheureuse !

Le Comte.

Sors, pour qu’on n’entre pas.

Suzanne, troublée.

Que je vous laisse ici ?

Basile crie en dehors.

Monseigneur était chez madame, il en est sorti ; je vais voir.

Le Comte.

Et pas un lieu pour se cacher ! Ah ! derrière ce fauteuil… assez mal ; mais renvoie-le bien vite.

(Suzanne lui barre le chemin ; il la pousse doucement, elle recule, et se met ainsi entre lui et le petit page ; mais pendant que le comte s’abaisse et prend sa place, Chérubin tourne, et se jette effrayé sur le fauteuil, à genoux, et s’y blottit. Suzanne prend la robe qu’elle apportait, en couvre le page, et se met devant le fauteuil.)



Scène IX

Le COMTE et CHÉRUBIN cachés, SUZANNE, BAZILE.
Basile.

N’auriez-vous pas vu monseigneur, mademoiselle ?

Suzanne, brusquement.

Hé ! pourquoi l’aurais-je vu ? Laissez-moi.

Basile s’approche.

Si vous étiez plus raisonnable, il n’y aurait rien d’étonnant à ma question. C’est Figaro qui le cherche.

Suzanne.

Il cherche donc l’homme qui lui veut le plus de mal après vous ?

Le Comte, à part.

Voyons un peu comme il me sert.

Basile.

Désirer du bien à une femme, est-ce vouloir du mal à son mari ?

Suzanne.

Non, dans vos affreux principes, agent de corruption !

Basile.

Que vous demande-t-on ici que vous n’alliez prodiguer à un autre ? Grâce à la douce cérémonie, ce qu’on vous défendait hier, on vous le prescrira demain.

Suzanne.

Indigne !

Basile.

De toutes les choses sérieuses, le mariage étant la plus bouffonne, j’avais pensé…

Suzanne, outrée.

Des horreurs. Qui vous permet d’entrer ici ?

Basile.

Là, là, mauvaise ! Dieu vous apaise ! il n’en sera que ce que vous voulez. Mais ne croyez pas non plus que je regarde monsieur Figaro comme l’obstacle qui nuit à monseigneur ; et, sans le petit page…

Suzanne, timidement.

Don Chérubin ?

Basile la contrefait.

Cherubino di amore, qui tourne autour de vous sans cesse, et qui ce matin encore rôdait ici pour y entrer, quand je vous ai quittée. Dites que cela n’est pas vrai ?

Suzanne.

Quelle imposture ! Allez-vous-en, méchant homme !

Basile.

On est un méchant homme parce qu’on y voit clair. N’est-ce pas pour vous aussi cette romance dont il fait mystère ?

Suzanne, en colère.

Ah ! oui, pour moi !

Basile.

À moins qu’il ne l’ait composée pour madame ! En effet, quand il sert à table, on dit qu’il la regarde avec des yeux !… Mais, peste, qu’il ne s’y joue pas ; monseigneur est brutal sur l’article.

Suzanne, outrée.

Et vous bien scélérat, d’aller semant de pareils bruits pour perdre un malheureux enfant tombé dans la disgrâce de son maître.

Basile.

L’ai-je inventé ? Je le dis, parce que tout le monde en parle.

Le Comte se lève.

Comment, tout le monde en parle !

Suzanne.

Ah ! ciel !

Basile.

Ha, ha !

Le Comte.

Courez, Basile, et qu’on le chasse.

Basile.

Ah ! que je suis fâché d’être entré !

Suzanne, troublée.

Mon Dieu ! mon Dieu !

Le Comte, à Basile.

Elle est saisie. Asseyons-la dans ce fauteuil.

Suzanne le repousse vivement.

Je ne veux pas m’asseoir. Entrer ainsi librement, c’est indigne !

Le Comte.

Nous sommes deux avec toi, ma chère. Il n’y a plus le moindre danger !

Basile.

Moi je suis désolé de m’être égayé sur le page, puisque vous l’entendiez ; je n’en usais ainsi que pour pénétrer ses sentiments, car au fond…

Le Comte.

Cinquante pistoles, un cheval, et qu’on le renvoie à ses parents.

Basile.

Monseigneur, pour un badinage ?

Le Comte.

Un petit libertin que j’ai surpris encore hier avec la fille du jardinier.

Basile.

Avec Fanchette ?

Le Comte.

Et dans sa chambre.

Suzanne, outrée.

Où monseigneur avait sans doute affaire aussi ?

Le Comte, gaiement.

J’en aime assez la remarque.

Basile.

Elle est d’un bon augure.

Le Comte, gaiement.

Mais non ; j’allais chercher ton oncle Antonio, mon ivrogne de jardinier, pour lui donner des ordres. Je frappe, on est longtemps à m’ouvrir ; ta cousine a l’air empêtré, je prends un soupçon, je lui parle, et, tout en causant, j’examine. Il y avait derrière la porte une espèce de rideau, de porte-manteau, de je ne sais pas quoi, qui couvrait des hardes ; sans faire semblant de rien, je vais doucement, doucement lever ce rideau (pour imiter le geste il lève la robe du fauteuil), et je vois… (Il aperçoit le page.) Ah !…

Basile.

Ha, ha !

Le Comte.

Ce tour-ci vaut l’autre.

Basile.

Encore mieux.

Le Comte, à Suzanne.

À merveille, mademoiselle : à peine fiancée, vous faites de ces apprêts ? C’était pour recevoir mon page que vous désiriez d’être seule ? Et vous, monsieur, qui ne changez point de conduite, il vous manquait de vous adresser, sans respect pour votre marraine, à sa première camériste, à la femme de votre ami ! Mais je ne souffrirai pas que Figaro, qu’un homme que j’estime et que j’aime, soit victime d’une pareille tromperie. Était-il avec vous, Basile ?

Suzanne, outrée.

Il n’y a tromperie ni victime ; il était là lorsque vous me parliez.

Le Comte, emporté.

Puisses-tu mentir en le disant ! son plus cruel ennemi n’oserait lui souhaiter ce malheur.

Suzanne.

Il me priait d’engager madame à vous demander sa grâce. Votre arrivée l’a si fort troublé, qu’il s’est masqué de ce fauteuil.

Le Comte, en colère.

Ruse d’enfer ! je m’y suis assis en entrant.

Chérubin.

Hélas, monseigneur, j’étais tremblant derrière.

Le Comte.

Autre fourberie ! je viens de m’y placer moi-même.

Chérubin.

Pardon, mais c’est alors que je me suis blotti dedans.

Le Comte, plus outré.

C’est donc une couleuvre que ce petit… serpent-là ! il nous écoutait !

Chérubin.

Au contraire, monseigneur, j’ai fait ce que j’ai pu pour ne rien entendre.

Le Comte.

Ô perfidie ! (À Suzanne.) Tu n’épouseras pas Figaro.

Basile.

Contenez-vous, on vient.

Le Comte, tirant Chérubin du fauteuil et le mettant sur ses pieds.

Il resterait là devant toute la terre !



Scène X

CHÉRUBIN, SUZANNE, FIGARO, LA COMTESSE, LE COMTE, FANCHETTE, BASILE.
(Beaucoup de valets, paysannes, paysans vêtus de blanc.)
Figaro, tenant une toque de femme, garnie de plumes blanches et de rubans blancs, parle à la comtesse.

Il n’y a que vous, madame, qui puissiez nous obtenir cette faveur.

La Comtesse.

Vous les voyez, monsieur le comte, ils me supposent un crédit que je n’ai point ; mais comme leur demande n’est pas déraisonnable…

Le Comte, embarrassé.

Il faudrait qu’elle le fût beaucoup…

Figaro, bas à Suzanne.

Soutiens bien mes efforts.

Suzanne, bas à Figaro.

Qui ne mèneront à rien.

Figaro, bas.

Va toujours.

Le Comte, à Figaro.

Que voulez-vous ?

Figaro.

Monseigneur, vos vassaux, touchés de l’abolition d’un certain droit fâcheux que votre amour pour madame…

Le Comte.

Hé bien, ce droit n’existe plus : que veux-tu dire ?

Figaro, malignement.

Qu’il est bien temps que la vertu d’un si bon maître éclate ! Elle m’est d’un tel avantage aujourd’hui, que je désire être le premier à la célébrer à mes noces.

Le Comte, plus embarrassé.

Tu te moques, ami ! l’abolition d’un droit honteux n’est que l’acquit d’une dette envers l’honnêteté. Un Espagnol peut vouloir conquérir la beauté par des soins ; mais en exiger le premier, le plus doux emploi, comme une servile redevance : ah ! c’est la tyrannie d’un Vandale, et non le droit avoué d’un noble Castillan.

Figaro, tenant Suzanne par la main.

Permettez donc que cette jeune créature, de qui votre sagesse a préservé l’honneur, reçoive de votre main publiquement la toque virginale, ornée de plumes et de rubans blancs, symbole de la pureté de vos intentions : adoptez-en la cérémonie pour tous les mariages, et qu’un quatrain chanté en chœur rappelle à jamais le souvenir…

Le Comte, embarrassé.

Si je ne savais pas qu’amoureux, poëte et musicien, sont trois titres d’indulgence pour toutes les folies…

Figaro.

Joignez-vous à moi, mes amis !

Tous ensemble

Monseigneur ! monseigneur !

Suzanne, au Comte.

Pourquoi fuir un éloge que vous méritez si bien ?

Le Comte, à part.

La perfide !

Figaro.

Regardez-la donc, monseigneur ; jamais plus jolie fiancée ne montrera mieux la grandeur de votre sacrifice.

Suzanne.

Laisse là ma figure, et ne vantons que sa vertu.

Le Comte, à part.

C’est un jeu que tout ceci.

La Comtesse.

Je me joins à eux, monsieur le comte ; et cette cérémonie me sera toujours chère, puisqu’elle doit son motif à l’amour charmant que vous aviez pour moi.

Le Comte.

Que j’ai toujours, madame ; et c’est à ce titre que je me rends.

Tous ensemble

Vivat !

Le Comte, à part.

Je suis pris. (Haut.) Pour que la cérémonie eût un peu plus d’éclat, je voudrais seulement qu’on la remît à tantôt. (À part.) Faisons vite chercher Marceline.

Figaro, à Chérubin.

Eh bien ! espiègle, vous n’applaudissez pas ?

Suzanne.

Il est au désespoir ; monseigneur le renvoie.

La Comtesse.

Ah ! monsieur, je demande sa grâce.

Le Comte.

Il ne la mérite point.

La Comtesse.

Hélas ! il est si jeune !

Le Comte.

Pas tant que vous le croyez.

Chérubin, tremblant.

Pardonner généreusement n’est pas le droit du seigneur auquel vous avez renoncé en épousant madame.

La Comtesse.

Il n’a renoncé qu’à celui qui vous affligeait tous.

Suzanne.

Si monseigneur avait cédé le droit de pardonner, ce serait sûrement le premier qu’il voudrait racheter en secret.

Le Comte, embarrassé.

Sans doute.

La Comtesse.

Et pourquoi le racheter ?

Chérubin, au comte.

Je fus léger dans ma conduite, il est vrai, monseigneur ; mais jamais la moindre indiscrétion dans mes paroles…

Le Comte, embarrassé.

Eh bien ! c’est assez…

Figaro.

Qu’entend-il ?

Le Comte, vivement.

C’est assez, c’est assez ; tout le monde exige son pardon, je l’accorde, et j’irai plus loin : je lui donne une compagnie dans ma légion.

Tous ensemble.

Vivat !

Le Comte.

Mais c’est à condition qu’il partira sur-le-champ, pour joindre en Catalogne.

Figaro.

Ah ! monseigneur, demain.

Le Comte insiste.

Je le veux.

Chérubin.

J’obéis.

Le Comte.

Saluez votre marraine, et demandez sa protection.

(Chérubin met un genou en terre devant la comtesse, et ne peut parler.)
La Comtesse, émue.

Puisqu’on ne peut vous garder seulement aujourd’hui, partez, jeune homme. Un nouvel état vous appelle ; allez le remplir dignement. Honorez votre bienfaiteur. Souvenez-vous de cette maison, où votre jeunesse a trouvé tant d’indulgence. Soyez soumis, honnête et brave ; nous prendrons part à vos succès.

(Chérubin se relève, et retourne à sa place.)
Le Comte.

Vous êtes bien émue, madame !

La Comtesse.

Je ne m’en défends pas. Qui sait le sort d’un enfant jeté dans une carrière aussi dangereuse ! Il est allié de mes parents ; et, de plus, il est mon filleul.

Le Comte, à part.

Je vois que Basile avait raison. (Haut.) Jeune homme, embrassez Suzanne… pour la dernière fois.

Figaro.

Pourquoi cela, monseigneur ? Il viendra passer ses hivers. Baise-moi donc aussi, capitaine ! (Il l’embrasse.) Adieu, mon petit Chérubin. Tu vas mener un train de vie bien différent, mon enfant : dame ! tu ne rôderas plus tout le jour au quartier des femmes ; plus d’échaudés, de goûtés à la crème ; plus de main-chaude ou de colin-maillard. De bons soldats, morbleu ! basanés, mal vêtus ; un grand fusil bien lourd ; tourne à droite, tourne à gauche, en avant, marche à la gloire ; et ne va pas broncher en chemin, à moins qu’un bon coup de feu…

Suzanne.

Fi donc, l’horreur !

La Comtesse.

Quel pronostic ?

Le Comte.

Où donc est Marceline ? Il est bien singulier qu’elle ne soit pas des vôtres !

Fanchette Monseigneur, elle a pris le chemin du bourg, par le petit sentier de la ferme.

Le Comte.

Et elle en reviendra…

Basile.

Quand il plaira à Dieu.

Figaro.

S’il lui plaisait qu’il ne lui plût jamais !…

Fanchette Monsieur le docteur lui donnait le bras.

Le Comte, vivement.

Le docteur est ici ?

Basile.

Elle s’en est d’abord emparée…

Le Comte, à part.

Il ne pouvait venir plus à propos.

Fanchette Elle avait l’air bien échauffée ; elle parlait tout haut en marchant, puis elle s’arrêtait, et faisait comme ça de grands bras… ; et monsieur le docteur lui faisait comme ça de la main, en l’apaisant. Elle paraissait si courroucée ! elle nommait mon cousin Figaro.

Le Comte lui prend le menton.

Cousin… futur.

Fanchette, montrant Chérubin.

Monseigneur, nous avez-vous pardonné d’hier ?

Le Comte interrompt.

Bonjour, bonjour, petite.

Figaro.

C’est son chien d’amour qui la berce ; elle aurait troublé notre fête.

Le Comte, à part.

Elle la troublera, je t’en réponds. (Haut.) Allons, madame, entrons. Basile, vous passerez chez moi.

Suzanne, à Figaro.

Tu me rejoindras, mon fils ?

Figaro, bas à Suzanne.

Est-il bien enfilé ?

Suzanne, bas.

Charmant garçon !

(Ils sortent tous.)



Scène XI

CHÉRUBIN, FIGARO, BASILE.
(Pendant qu’on sort, Figaro les arrête tous deux et les ramène.)
Figaro.

Ah çà, vous autres, la cérémonie adoptée, ma fête de ce soir en est la suite ; il faut bravement nous recorder : ne faisons point comme ces acteurs qui ne jouent jamais si mal que le jour où la critique est le plus éveillée. Nous n’avons point de lendemain qui nous excuse, nous. Sachons bien nos rôles aujourd’hui.

Basile, malignement.

Le mien est plus difficile que tu ne crois.

Figaro, faisant, sans qu’il le voie, le geste de le rosser.

Tu es loin aussi de savoir tout le succès qu’il te vaudra.

Chérubin.

Mon ami, tu oublies que je pars.

Figaro.

Et toi, tu voudrais bien rester !

Chérubin.

Ah ! si je le voudrais !

Figaro.

Il faut ruser. Point de murmure à ton départ. Le manteau de voyage à l’épaule ; arrange ouvertement ta trousse, et qu’on voie ton cheval à la grille ; un temps de galop jusqu’à la ferme ; reviens à pied par les derrières ; monseigneur te croira parti ; tiens-toi seulement hors de sa vue ; je me charge de l’apaiser après la fête.

Chérubin.

Mais Fanchette qui ne sait pas son rôle !

Basile.

Que diable lui apprenez-vous donc, depuis huit jours que vous ne la quittez pas ?

Figaro.

Tu n’as rien à faire aujourd’hui, donne-lui par grâce une leçon.

Basile.

Prenez garde, jeune homme, prenez garde ! le père n’est pas satisfait ; la fille a été souffletée ; elle n’étudie pas avec vous. Chérubin ! Chérubin ! vous lui causerez des chagrins ! Tant va la cruche à l’eau…

Figaro.

Ah ! voilà notre imbécile avec ses vieux proverbes ! Eh bien, pédant ! que dit la sagesse des nations ? Tant va la cruche à l’eau, qu’à la fin…

Basile.

Elle s’emplit.

Figaro, en s’en allant.

Pas si bête, pourtant, pas si bête !