Paul Lacomblez, éditeur (5p. 172-189).


VI


Au lendemain de la soirée chez les Mosselman, Pierre avait poliment mais fermement déclaré à son père que Mlle de Berghe ne lui inspirait aucune sympathie et qu’il déclinait l’honneur d’être son époux.

M. Dujardin, peu disposé à reconnaître une volonté chez un garçon qu’il estimait indolent et faible, ne s’émut guère, tout d’abord, d’un refus qu’il ne lui plaisait pas de considérer comme définitif.

Il railla son fils de faire ainsi le dégoûté et lui accorda un nouveau délai de réflexion. Mais Pierre persista dans son attitude.

Alors M. Dujardin se démasqua avec une certaine impudence ; il expliqua au jeune homme combien son obstination compromettait grandement le mariage de sa sœur Adrienne avec le jeune de Berghe ; il ne lui cacha pas non plus que, personnellement, il comptait beaucoup sur l’appui du chevalier pour des raisons à la fois électorales et financières :

— Vous réfléchirez encore, lui dit-il. Il est impossible que vous vous entêtiez dans votre résolution et que vous ne compreniez pas l’importance de votre injurieux refus.

— J’ai suffisamment réfléchi, avait répondu Pierre d’un ton de froide déférence ; croyez que je suis fâché de ne pouvoir entrer dans vos vues.

M. Dujardin le sentit buté et perdit patience :

— Songez, Monsieur, que je suis votre père et que j’ai peut-être le devoir de vous contraindre à faire ce que je veux !

Si maître qu’il fût de ses mouvements d’humeur, le jeune homme se cabra sous cette menace :

— Vous croyez que vous en avez le devoir, mais je sais que vous n’en avez pas le droit !

À cette réponse, M. Dujardin pâlit de colère :

— Vous êtes un malappris et un sot. Sortez de ma maison !

Pierre avait depuis longtemps calculé toutes les chances de son acte de révolte. Il quitta sans regret le prétentieux hôtel de la rue d’Arlon pour s’installer le soir même chez sa grand’mère, où il fut heureux d’habiter dans une atmosphère de tendresse, au milieu de tous ces objets anciens et familiers qu’il aimait et qui l’aimaient.

Au surplus, il éprouvait une joie profonde à vivre dans le voisinage d’Hermance ; il passait volontiers dans la rue des Chartreux en revenant du ministère ; cent fois, il avait été sur le point de sonner à la porte d’une certaine maison qu’il affectionnait maintenant entre toutes.

Malheureusement, les démarches qu’il avait entreprises au sujet du commodo et incommodo du major, n’avaient abouti jusqu’à présent à aucun résultat, de sorte que, dans sa candeur, il ne se croyait pas encore autorisé à faire une visite chez M. Platbrood.

En attendant, il avait renoué des relations suivies avec Mosselman et rencontrait assez souvent Joseph Kaekebroeck dont la sympathie à son égard, composée d’estime et de confiance, se transformait insensiblement en solide amitié.

Or, un soir qu’ils sortaient tous trois vers dix heures de la Pomme d’Or en devisant de la Lyre du Brabant que Pierre venait de photographier au milieu d’une ardente répétition, nos amis aperçurent au ciel une vive lueur d’incendie.

— Mais c’est dans la direction de la place Saint-Géry ! s’écria Joseph Kaekebroeck, courons chez mon beau-père !

Déjà les passants poussaient des exclamations d’épouvante et s’élançaient vers l’endroit du sinistre.

— Sacrebleu, dit Joseph en débouchant de la rue de la Vierge Noire, c’est plus à droite… La rue des Chartreux est peut-être menacée !

Au même instant retentissaient les sons enragés d’une cloche d’alarme ; soudain, l’on vit sortir de la rue Orts une sorte de monstre pavoisé de falots, qui roulait avec un fracas de tonnerre dans un vomissement de fumée et de feu.

C’était une pompe de renfort qui accourait au secours. Debout sur le siège comme le cocher d’un char romain, le pompier conducteur rendait les rênes à deux magnifiques chevaux blancs qui, la crinière dénouée et voltigeante, s’engagèrent à fond de train dans la rue Van Artevelde.

Derrière, la foule s’était aussitôt refermée et courait en poussant d’assourdissantes clameurs.

L’incendie était sérieux. Il avait éclaté dans un bâtiment d’arrière-corps où se trouvaient remisés des bidons de vernis, menaçant tout le pâté de maisons formé par la rue Van Artevelde, la rue Saint-Christophe et la rue des Chartreux. Des flammes immenses montaient dans le ciel en se contournant en volutes tandis que des brûlots, emportés par le vent, s’envolaient sur les toits voisins.

Un cordon de sûreté fermait déjà la rue des Chartreux où fonctionnaient des pompes à bras destinées surtout à protéger les immeubles d’alentour. Fort heureusement, Joseph et Ferdinand connaissaient un des policiers de service, ce qui leur permit de forcer la consigne et de s’élancer avec Dujardin chez M. Platbrood par la porte au large ouverte de la maison déjà livrée aux pompiers et tout encombrée de tuyaux.

Ils entrèrent dans la salle à manger juste à temps pour empêcher Mme Platbrood de s’évanouir de peur. L’excellente dame, en cornette de nuit, se précipita dans les bras de son gendre qui la rassura de son mieux et la repassa à Ferdinand qui lui-même la remit aux bons soins de Dujardin.

— Mon Dieu, quel malheur !

Elle avait été réveillée dans son premier sommeil. Elle expliqua que M. Platbrood se trouvait au grenier avec les sauveteurs ; quant à Hermance, elle était retournée pour le moment dans la chambre de son frère Hippolyte qui continuait à dormir à poings fermés malgré le vacarme ; mais le fracas des écroulements et les appels de clairon pouvaient le réveiller d’un instant à l’autre. Elle crut aussi se rappeler qu’elle avait aperçu M. Rampelbergh ; celui-ci s’était immédiatement éclipsé, sous prétexte d’aller rassurer Colette, la cuisinière.

— Jésusse Maria ! gémissait la grosse dame, est-ce qu’on va brûler avec !

Elle se trémoussait, très pâle ou très rouge tour à tour, dévorée d’une fièvre de sauver quelque chose : l’argenterie, des meubles, des cadres, elle ne savait quoi.

La salle à manger formait un excellent observatoire ; on voyait l’incendie dans toute sa fureur. Le brasier était magnifique. Deux énormes bâtiments brûlaient à une cinquantaine de mètres avec un ronflement terrible. Le feu, plein de colère, se rebiffait, hurlait sous les lances. Par moment, il semblait faiblir, puis tout à coup, il faisait jaillir des flammes nouvelles comme s’il se riait de l’eau, comme si elle n’était qu’un aliment de plus à sa frénésie.

Et d’immenses flammèches voyageaient dans l’air, qui s’abattaient sur les tuiles, telles des semences de feu.

Joseph venait de pousser sa belle-mère dans le salon donnant sur la rue afin de la soustraire à un spectacle trop émotionnant pour elle, quand un nouveau visiteur bondit dans la salle à manger. C’était François Cappellemans qui accourait à son tour. Il envisagea la situation d’un coup d’œil :

— Non, dit-il, ça ne sait pas venir jusqu’ici. Montons une fois en haut !

Mais, au même instant, surgirent MM. Platbrood et Rambelbergh.

— Ah, s’écria le major en serrant la main aux jeunes gens, soyez les bienvenus ! Hein quelle histoire ! Mais où donc est passée ma femme ?

Joseph lui dit qu’il venait de l’installer dans le salon où elle avait promis de se tenir tranquille jusqu’à nouvel ordre.

— Potferdeke ! s’exclama le droguiste, les vitres sont si chaudes qu’un poêle ! Sentez une fois…

En effet, les glaces des fenêtres étaient brûlantes, tant le brasier dégageait une formidable chaleur.

— Ça donne soif ! certifia l’incorrigible buveur.

Mais pour le quart d’heure, le major n’était pas disposé à comprendre cette invite.

— Eh bien, Monsieur Pierre, disait-il en se rengorgeant, avais-je raison de protester contre ce dépôt de vernis ! Ah, ils en font de belles à la Députation Permanente !

Il triomphait ; il était presque heureux de cet événement qui prouvait sa clairvoyance et lui donnerait demain dans le voisinage l’autorité des prophètes.

— Supposez que la pression eût été insuffisante, ce qui s’est vu nombre de fois : tout le quartier flambait comme une meule !

Pierre, toujours un peu intimidé au premier abord, tenait absolument à expliquer sa présence :

— Je me trouvais avec Ferdinand et M. Kaekebroeck à la Pomme d’Or

Mais M. Platbrood, très satisfait de sa visite inopinée, le mit à l’aise en le remerciant d’être accouru lui offrir ses services avec un si cordial empressement.

Cependant le droguiste, qui n’en était pas à une vantardise près, déclarait aux jeunes gens qu’il avait donné le premier l’alarme ; sans lui, on arrivait peut-être trop tard et tout Bruxelles flambait comme une simple ville d’Amérique.

Il assurait également que si on lui avait permis de « parler le capitaine des Pompiers », on serait parvenu à maîtriser tout de suite l’incendie. Mais on l’avait brutalement repoussé.

Il en suffoquait encore, jurait de retrouver demain le bougre d’agent qui l’avait rudoyé et rejeté dans la foule. On lui « ferait son affaire » à celui-là !

En attendant, il critiquait toutes les manœuvres des sauveteurs, gouaillait à chaque sonnerie de clairon :

— Oui, oui, jouaïe seulement de la trompette ! Pour ça ils sont bons, savez-vous !

Tout à coup, on aperçut un pompier hissé sur le mur du jardin contigu, et qui se disposait à inonder les toits les plus voisins de la fournaise.

Il tourna la clef de sa lance mais n’obtint qu’un petit jet sans importance. Désespéré, l’homme se retournait à tout moment pour interpeller d’invisibles compagnons et les engager sans doute à activer la manœuvre des pompes à bras. Mais rien ne faisait ; aucune pression ne raidissait le tuyau qui ne laissait couler qu’un filet d’eau dérisoire.

Le droguiste s’impatientait de ce contretemps, gesticulait, sacrait comme un possédé, au grand ahurissement de Dujardin qui n’avait jamais vu ce curieux bonhomme. Il finit par traiter le pompier d’imbécile. Pourquoi est-ce qu’il ne faisait pas comme ça ?

Enfin, à une nouvelle tentative aussi infructueuse que les précédentes :

— Och Manneke Pisse ! soupira-t-il avec une immense pitié.

Et il se désintéressa de ce maladroit.

Cependant, la situation s’améliorait visiblement : le feu était maintenant « circonscrit », disait le major, qui affectionnait ce mot et ne se lassait de le répéter.

— Je pense aussi, déclara solennellement Joseph Kaekebroeck en adressant un clin d’œil à Mosselman, qu’une « conflagration générale » n’est plus à redouter.

— Heureusement, repartit Ferdinand, qu’il n’y a à déplorer que des « dégâts matériels couverts par l’assurance ».

— Oui, ajouta sentencieusement Kaekebroeck, félicitons-nous de ce qu’aucune vie humaine ne se soit éteinte dans les flammes !

L’embrasement diminuait, mais la clarté restait si intense que, pour employer l’expression du major, « on pouvait lire son journal comme en plein jour ».

Pierre aurait bien voulu, lui aussi, placer quelques clichés incendiaires, mais Joseph et Ferdinand, mis en verve, les lui volaient pour ainsi dire sur la langue.

Il finit tout de même par déclarer avec un grand sérieux :

— Enfin, on commence à se rendre maître de « l’élément destructeur »…

— Si nous retournions là-haut, interrompit le major, on jugerait mieux du progrès des sauveteurs ?

— Ça va ! approuva vivement M. Rampelbergh.

Car le paillard ne demandait qu’à rassurer de nouveau la plantureuse Colette, qu’il avait surprise tantôt dans un déshabillé dont le souvenir galvanisait ses vieux membres.

Tout le monde, Cappellemans en tête, s’était élancé hors de la pièce.

Dujardin disparut avec eux, mais, arrivé dans le vestibule, il s’arrêta, craignant que son intervention là-haut ne semblât intempestive. Au surplus, il se souciait assez peu d’aller rejoindre les pompiers dans les combles. Hermance était son unique préoccupation. Où donc demeurait-elle ?

Anxieux, il regagnait la salle à manger quand la porte du salon s’ouvrit brusquement et la jeune fille apparut dans une longue robe de chambre à cordelière.

En apercevant le jeune homme, elle ne put retenir un petit cri effarouché et voulut rentrer dans le salon. Mais Pierre était déjà auprès d’elle :

— Enfin, c’est vous ! s’écria-t-il avec exaltation. Ah que j’étais inquiet !

Il lui avait saisi les mains et l’attirait doucement contre lui.

— Mon Dieu, dit-elle tout émue et confuse, comment êtes-vous ici ?

— Je suis venu, répondit-il, pour vous secourir en cas de besoin. Mais rassurez-vous, l’incendie est « circonscrit ». Il n’y a plus de danger.

Elle le regardait avec une tendre surprise :

— Oh, je n’ai plus peur, dit-elle, puisque vous êtes près de moi…

En ce moment, un dernier pan de mur croula avec un fracas si terrible que la maison en trembla dans ses fondements. Pendant quelques minutes les flammes jaillirent et crépitèrent de plus belle.

Sous l’étreinte dramatique du spectacle, la jeune fille s’était instinctivement blottie contre le jeune homme. Alors, frémissant au contact de ce corps de vierge si nerveux et si souple dans ses amples vêtements de nuit, il osa balbutier les mots immortels :

— Hermance, vous êtes toute ma vie ! Hermance, je vous aime !

Elle défaillit presque sous la caresse de cette douce voix et une rougeur de désir colora ses joues :

— Oh, Monsieur Pierre…

Des effluves capiteux montaient de son peignoir flottant et de sa chevelure dénouée. Grisé par ce parfum — ce parfum secret — Pierre l’avait renversée dans ses bras et la contemplait en abaissant lentement son visage sur le sien.

Hermance s’abandonnait ; sa gorge battait, se gonflait contre la poitrine du jeune homme. Saisie d’un vertige délicieux, elle ferma les yeux en soupirant, tandis que ses lèvres tressaillaient sous le premier baiser d’amour.