Paul Lacomblez, éditeur (5p. 111-171).


V


À l’occasion de la Saint-Isidore, fête de M. Verhoegen, Ferdinand avait invité à dîner son ami Dujardin avec les Kaekebroeck, les époux Platbrood et leur fille Hermance.

Déjà les présentations étaient faites et Pierre, tout heureux de la présence de Mlle Platbrood, répondait avec entrain aux politesses de ses nouvelles « connaissances », quand le vieux Jérôme, la moesch sur la tête et la plume encore fichée sur l’oreille, entra vivement dans la pièce :

— Attention, le patron est là, savez-vous ! Il vient de tourner le coin du Marché aux Grains !

Aussitôt, Thérèse s’agita, voulut quitter le salon.

— Reste seulement, filleke, dit le vieux commis, moi je sais bien aller les chercher…

Il avait à peine disparu que la porte se rouvrait au large pour livrer passage à deux petits garçons jumeaux que l’on eût pris l’un pour l’autre, n’avait été la couleur de leurs boucles respectivement blondes et brunes.

Très fiers, ventre en avant, tous deux s’avançaient chargés d’un pot de fuschia et Jérôme les poussait avec précaution, portant sur les bras un amour de petite fille qui balançait dans sa main gauche une énorme rose.

À cette vue, Mme Platbrood ne put retenir un cri d’attendrissement.

— Och arm, mais voyez une fois comme ils sont gentils !

Déjà l’impétueuse Adolphine s’était précipitée :

— Mais bonjour Léion, bonjour Georgke ! Hein ça est gai maintenant de souhaiter la fête à son bon papa !

Sous l’avalanche de ses « baises » croquantes, Léion et Georgke, cramponnés à leurs pots, témoignaient d’un visible effarement ; on ne sait ce qui fût advenu si Hermance n’était accourue fort à point pour les rassurer avec de gentils gestes et les empêcher de pleurer.

Sans se douter de sa brusquerie, Mme Kaekebroeck s’abattait à présent sur la petite Cécile :

— Mais bonjour, mon ancheke !

Très effrayée, la fillette s’était blottie dans le cou de Jérôme.

— Eh bien, Mademoiselle, faisait le vieux commis en secouant la gamine, il ne faut pas avoir peur ! Allo, qu’est-ce qu’on dit à Mme Adolphine ?

L’enfant s’était redressée, risquant un œil craintif à travers ses doigts ; bientôt elle se rassura, épanouit sa petite frimousse ; soudain d’un coup droit, elle poussa sa rose dans la figure de la jeune femme.

— Mon Dieu, fit Adolphine en humant la fleur avec force, ça est une qui sent bon, sais-tu !

Thérèse suivait de loin tous ces amours et rougissait de plaisir sous les compliments de Dujardin :

— Ah, Madame, les beaux enfants ! Et comme ils vous ressemblent à tous les deux !

— Oh, dit-elle en riant, Léion et Georges sont si fiers aujourd’hui ! C’est la première fois qu’ils sont habillés en culottes, alors vous comprenez…

Il comprenait fort bien ; il n’avait même jamais aussi bien compris et s’ingéniait à trouver de nouveaux éloges lorsqu’une sonnerie électrique retentit dans la maison.

C’était le timbre du magasin ; le père Verhoegen venait de rentrer.

Il y eut alors un branle-bas joyeux ; tout le monde s’empara qui de pots de fleurs, qui de bouquets déposés çà et là sur les chaises et les étagères.

Thérèse courut à ses petits garçons qu’elle amena au milieu de la chambre ; elle prit ensuite la fillette dans ses bras et se posta sur la deuxième ligne tandis que le fébrile Ferdinand engageait les amis à se placer derrière sa femme.

Il se trouva que Pierre Dujardin et Hermance, soucieux d’observer strictement le protocole, formaient l’arrière-garde.

— Qu’est-ce que je dois faire ? chuchota le jeune homme en implorant la jeune fille avec des yeux comiques ; conseillez-moi, Mademoiselle Hermance, afin que je n’aie pas l’air trop bête…

Elle enleva vivement une rose de son bouquet :

— Tenez, dit-elle en lui tendant la fleur, il faut que vous ayez au moins quelque chose dans les mains.

Puis, comme il restait là, embarrassé et farceur, tenant sa fleur ainsi qu’une chandelle :

— Eh bien, reprit-elle, vous offrirez cette rose en disant : « M. Verhoegen, je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais j’ai tout de même le plaisir de vous souhaiter une bonne fête. » Voilà !

— Bravo, fit-il en riant, vous êtes pleine d’imagination. Moi, vous savez, je me connais, je n’aurais jamais trouvé ça tout seul. Voyons, dites encore une fois…

— Ah mais non, vous vous moquez !

— Attendez alors, je vais une fois répéter pour voir…

Mais il s’embrouilla à dessein dans son compliment, bégaya, finit par s’arrêter court :

— Non, décidément j’y renonce, c’est trop difficile !

Elle éclata de rire :

— Allons, n’ayez pas peur, je vous soufflerai comme en classe !

Ils furent brusquement interrompus :

— Sapristi, cria Mosselman, est-ce que vous allez vous taire, tous les deux !

Soudain, on entendit un « mouchage » bruyant dans la pièce voisine :

— Attention, le voilà !

Et Ferdinand bondit au piano.

En ce moment la porte s’ouvrit et M. Verhoegen parut court et replet, avec sa bonne tête vermillonnée et riante, ses cheveux ras, sa moustache bourrue.

Il eut un petit renversement de surprise et ses yeux s’écarquillèrent en voyant tout ce monde rangé en bataille.

— En avant arche ! commanda Ferdinand en attaquant sur le piano une large brabançonne.

Et le bataillon s’avança en bon ordre, armé de verdure et de fleurs, comme les soldats de Malcolm.

Des vivats retentirent et des cris répétés :

— Bonne fête, Papa Verhoegen !

Une subite émotion avait pâli les joues rubicondes du brave homme et il demeurait appuyé au chambranle de la porte, bouche ouverte, la figure sillonnée d’un tic nerveux sans pouvoir articuler un seul mot. Puis des larmes montèrent à ses yeux.

M. Platbrood et Joseph se précipitèrent pour le soutenir car il flageolait d’attendrissement. On dut l’asseoir dans un fauteuil et c’est là que, comme du haut d’un trône et les trois enfants accrochés à ses genoux, il reçut les hommages de ses amis.

— Je ne savais de rien, balbutiait-il, non positivement je ne savais de rien ! Déjà la Saint-Isidore ! Comme ça passe !

Il se remit peu à peu et sa figure prit une expression de grand bonheur. Quand ce fut le tour de Jérôme de lui présenter ses vœux, il le querella de ne l’avoir pas prévenu, tout en embrassant son vieux serviteur avec une effusion qui faisait plaisir à voir.

Cependant tout le monde avait défilé devant le cordier, à l’exception de Pierre Dujardin que cette scène de famille retenait discrètement dans un coin du salon.

Alors Ferdinand vint l’empoigner par le bras et le mena devant son beau-père :

— Papa, voilà mon camarade Dujardin dont je vous ai parlé si souvent !

Et se tournant vers son ami :

— Allons, mon cher, vas-y de ton petit compliment !

Le jeune homme ne s’attendait pas à cette mauvaise plaisanterie ; il rougit fortement, gêné de sentir l’attention fixée sur lui. Mais il aperçut tout à coup derrière le piano la jolie figure d’Hermance qui lui adressait un signe d’encouragement et il recouvra son assurance.

— Monsieur Verhoegen, dit-il d’une voix grave, je ne vous connais encore que de réputation. Qui ignore en effet que vous fûtes un des plus ardents promoteurs de Bruxelles-Port de Mer ! Oui, c’est grâce à des volontés, à des énergies telles que les vôtres que cet admirable projet maritime, méconnu et combattu pendant tant d’années, a enfin conquis l’opinion publique ! Vous devez être heureux et fier de le voir s’exécuter aujourd’hui avec une activité sans pareille. Ces bassins, ces gares, ces entrepôts, ces ponts électriques, ces dragues puissantes, ces grues, ces machines, toute cette vie de gigantesque fourmilière qui bruit là-bas dans les anciennes plaines désolées de Tour-et-Taxis, tout ça, oui, tout ça c’est votre œuvre !

Sa voix, qui s’enflait progressivement, avait pris un accent de fanfare pour lancer ces dernières paroles. Il fit une pause et reprit d’un ton pénétré :

— Je salue en vous un homme aux larges vues, un homme d’action et de progrès. Aussi, combien je sens l’honneur que vous me faites en daignant permettre que je m’associe à cette touchante manifestation de famille ! Laissez-moi donc à mon tour vous souhaiter toutes les félicités du monde et veuillez accepter cette humble rose comme un gage d’estime et d’admiration !

Le père Verhoegen était abasourdi, ni plus ni moins d’ailleurs que les invités.

Ferdinand Mosselman donna un coup de coude à Joseph Kaekebroeck :

— Et bien, murmura-t-il à l’oreille de son ami, que dis-tu de mon élève ?

— Il est très bien dressé, repartit Joseph, mais il nous fait perdre beaucoup de temps avec ses phrases. Je meurs de faim !

Cependant le bon cordier avait accepté la rose de Dujardin et il la tenait dans ses doigts, immobile sur son siège, dans une posture égyptienne, quasi hiératique. Il cherchait évidemment une réponse qui fût digne des paroles du harangueur. Enfin, il se décida :

— Mon cher garçon, dit-il avec bonhomie, voulez-vous croire que votre figure me dit quelque chose… J’ai dansé avec votre mère à la société Thalie. Mais je parle d’il y a trente ans, savez-vous, quand elle n’avait pas encore marié votre père. Eh bien, Fiske, je suis content de faire votre connaissance, ça me rappelle le bon temps…

Il flaira la rose et poursuivit :

— Oui, oui, vous avez raison de le dire, je suis un promoteur de Bruxelles-Port de Mer. On était trois avec De Stobbeleer et Van Dievoet ; on courait ensemble dans les maitings et on revenait tout rauque d’avoir crié. Jérôme le sait bien et Ferdinand aussi ; oui, oui, je suis un promoteur… Et maintenant ça marche savez-vous !

Il allait entrer dans de plus amples détails quand une grosse fille reluisante de santé s’élança dans le salon d’un pas pesant qui faisait tintinnabuler les pendeloques du lustre :

— Madame, la soupe est sur la table !

Aussitôt Thérèse embrassa les sages enfants et les expédia à la cuisine avec la bonne. Puis, en parfaite maîtresse de maison, elle forma les couples avant que l’on passât dans la salle à manger :

Elle s’était emparé du bras de l’olympien major Platbrood et circulait, donnant ses ordres de sa jolie voix fransquillonnante :

— Papa, vous prendrez Mme Platbrood. Toi, Ferdinand, avec Adolphine…

Pierre attendait avec une petite anxiété, qui se transforma en plaisir délicieux quand il reçut cette instruction :

— Vous, Monsieur Dujardin, vous prendrez Mlle Platbrood n’est-ce pas ? Vous êtes juste placé à côté d’elle.

S’il la prendrait ! Vite, il se porta vers la jeune fille, devant laquelle il s’inclina avec une affectation joyeuse, en arrondissant le bras comme sur les gravures de mode :

— Mademoiselle Hermance…

Elle riposta par sa révérence des grands jours :

— Monsieur Pierre…

Et ils suivirent la file en riant, tandis que Jérôme et Joseph Kaekebroeck, qui venaient en queue, échangeaient à leur adresse un coup d’œil sympathique.

On avait grand faim et personne ne bouda aux plats substantiels du menu. La face pourpre et joviale de M. Verhoegen excitait d’ailleurs l’appétit. Le bonhomme trônait comme un Père de la table ; à tout propos, il levait son verre, trinquait avec les convives. Il faisait de belles déclarations à Mme Platbrood, qu’il claquait à chaque instant dans le gras du dos :

— Hein, ça goûte ?

Ils étaient de vieilles connaissances :

— Est-ce que vous vous rappelez, Joséphine, quand on jouait cachette chez le papa Van Poppel ? Votre sœur, Mme Spruyt, ça c’était une colère et qui avait des griffes comme un tigre ! Mais vous, à la bonne heure, toujours sage comme une image. Oui, oui, quand j’étais sur mes vingt ans et que vous aviez encore des courts jupons, et bien j’avais une bountje pour vous… Est-ce que vous savez ça ?

Et l’excellente femme, devenue très forte, souriait, s’attendrissant à l’évocation d’une époque où elle était svelte et légère comme une biche sauvage.

Quant au major Platbrood, il était assez intrigué par la présence de Pierre Dujardin qu’il regardait du haut de sa cravate. Un peu inquiet de le voir si empressé auprès d’Hermance, il interrogeait discrètement Thérèse sur ce jeune homme imprévu :

— Ma femme m’a dit qu’il s’était fait dernièrement présenter à elle au cours de danse de M. Van Crombrugghe. Je ne savais pas que vous le connaissiez. Qu’est-ce qu’il fait ?

— Je vous avouerai que je le vois aujourd’hui pour la première fois, répondit Mme Mosselman. C’est un ancien collègue de mon mari. Il est déjà presque sous-chef au ministère… Ferdinand m’a toujours dit que c’était un si bon garçon… Je le trouve très comme il faut.

— Il ne s’exprime pas mal, repartit le major qui se rappelait le speech de tout à l’heure ; il aurait dû se faire avocat. Quel dommage que ce garçon soit enterré dans un bureau ! Ça ne le mènera pas à grand’chose, sans compter que ses appointements seront toujours médiocres…

— Oh mais, déclara gaîment la jeune femme, M. Dujardin n’attend pas après ça ! Il est entré au ministère pour faire son goût. Ses parents sont très riches, même qu’ils habitent un hôtel dans le quartier Léopold, rue d’Arlon !

— Ah bah ! fit M. Platbrood.

Et son regard, subitement transformé, enveloppa d’une réelle sympathie le groupe jeune et riant que formaient Pierre et Hermance à l’autre bout de la table.

— Mais vous devez connaître sa Bonne Maman, poursuivit Thérèse ; c’est Mme Vermeulen de la rue de Laeken… Elle a été en classe avec votre mère…

— Attendez donc… Comment c’est le petit-fils de… Je savais que Mlle Vermeulen avait épousé un Dujardin ; mais il y a tant de Dujardin, et j’étais à cent lieues de me douter… Comment, comment, c’est le petit-fils !… Ah oui, fichtre, il sera « bien » un jour ce garçon. Les parents Vermeulen avaient gagné une grosse fortune.

Alors Thérèse compléta le portrait de Dujardin d’après les confidences de son mari. Elle parla de son bon caractère, de sa modestie, de son indifférence pour les demoiselles du grand monde.

— Vous voyez, dit-elle, il n’a pas du tout des manières de richard. Il n’est pas fier ; il a tout de suite accepté de manger la soupe avec nous à la bonne franquette. Hein, ça est gentil ?

— En effet, répliqua le major, ce garçon est tout à fait aimable ; je le crois très intelligent. Il arrivera.

Et il s’abîma dans ses réflexions, tandis que Mme Mosselman stimulait ses invités et prévenait obligeamment qu’il n’y avait plus après ça que des poulets avec de la salade.

Soudain, un cri sonore brocha sur le bruit des conversations :

— Oeie, mais ça !

C’était Adolphine qui se renversait sur sa chaise en suffoquant de rire.

Très émoustillé selon son habitude dès qu’il se trouvait à côté d’une jolie femme, Ferdinand venait sans doute de conter à sa voisine quelque forte gaudriole. Il singeait l’imperturbabilité de la bonne foi, de la candeur :

— Je vous donne ma parole que c’est vrai… Demandez plutôt à Joseph !

Mais Adolphine ne voulait rien croire :

— Oui, oui, on vous connaît, savez-vous ! Vous voulez encore une fois me faire poser !

Puis interpellant son mari qui, habitué aux exclamations impétueuses de sa femme, s’était remis à parler de la Lyre du Brabant avec Jérôme :

— Joseph, est-ce que ça est vrai que Mme Timmermans a une petite…

— Une petite excroissance au bas de la colonne vertébrale ! périphrasa brusquement Mosselman.

Tout le monde éclata de rire.

— Ferdinand aime du moins à le déclarer, répondit Joseph, mais il n’y a jamais été voir !

— Ah par exemple, s’écria le jeune cordier, j’en appelle à ma femme ! C’est elle qui m’a révélé ce secret…

— Voyons cher, supplia la rougissante Thérèse, est-ce qu’on parle de ça à table !

— Hé, s’exclama Adolphine, je sais bien que c’est une farce ! Moi, je suis comme Saint-Thomas, je dois le toucher pour le croire !

— Eh bien, Sainte-Thomate, reprit Ferdinand, combien parions-nous que c’est la pure vérité ?

Tous les convives, hormis Pierre et Hermance qui continuaient à babiller avec entrain sans se soucier de personne, s’intéressaient maintenant au débat. On tenait généralement Mosselman pour un « sacré blagueur ».

— Voyons Thérèse, insista Ferdinand, vas-tu me laisser prendre pour un fumiste ! C’est toi qui m’as conté cette histoire… Est-il vrai, oui ou non, que Mme Timmermans a un bout de…

— Comme un Spitz ! termina Joseph. Non, tenez vous êtes encore de la bonne année de croire à pareilles bourdes !

Cette fois, Mme Mosselman un peu piquée, prit un air sérieux et se décida :

— Mais Monsieur Joseph, je vous assure que c’est vrai, dit-elle fermement. Mme Timmermans a une petite queue… C’est elle-même qui me l’a avoué il y a trois ans, juste après la mort de son mari.

Et au milieu des exclamations et des rires, elle conta la douleur de la veuve et son regret d’avoir perdu un homme qui la soignait avec tant de sollicitude. N’avait-il pas entrepris de la débarrasser de cet appendice en appliquant dessus tous les soirs un certain onguent corrosif destiné à le sécher, à l’émietter, à le pulvériser !

— Pauvre homme, murmura Ferdinand, il est mort à la peine !

On dut s’incliner devant le témoignage digne de foi de Thérèse.

— Qu’est-ce qui aurait jamais cru ça ! s’apitoyait Adolphine consternée. Pauvre Mme Timmermans, elle doit être si malheureuse pour s’asseoir…

— Mais non, dit Ferdinand avec bonhomie, elle la relève en trompette !

— Och, taisez-vous, vous ! répliqua Adolphine qui ne pouvait tout de même s’empêcher de rire. — Ça est déjà assez triste…

— Il faut avouer aussi, déclara alors M. Platbrood avec solennité, que cette Mme Timmermans est d’une naïveté qui dépasse les bornes ! Est-ce qu’on fait de semblables confidences sur les particularités, je dirai même les monstruosités de son individu ! Que diable, on garde ça pour soi…

Tout à coup, Joseph, qui réfléchissait sur ce singulier phénomène, se frappa le front :

— Sapristi, j’ai trouvé, s’écria-t-il ; Mme Timmermans s’est trompé de siècle et de mari !

Et comme on le considérait avec étonnement :

— Mais oui, dit-il, elle aurait dû naître sous Périclès pour épouser… Alcibiade !

Mais cette saillie, d’une finesse doublement attique, ne fut applaudie que par Ferdinand qui entreprit de l’expliquer sans y réussir beaucoup. Il est vrai que deux magnifiques poulets de Bruxelles, venaient d’apparaître sur la table et concentraient en ce moment l’attention générale sur leur croupe dorée.

On oublia l’historiette pour célébrer ces admirables spécimens des basses-cours brabançonnes. Il fallut que Mme Mosselman donnât le nom de sa marchande de volaille : c’était du reste la même que celle de Mme Platbrood et d’Adolphine ; elle s’appelait Jeannette et tenait une petite échoppe contre la Halle. Elle n’était pas plus cher qu’une autre ; on pouvait « la fier » et lui acheter de confiance…

— Tout ça est très joli, remarqua Ferdinand, mais qui va découper cette volaille ?

Tout le monde avança des mains récusatrices :

— Pas moi, savez-vous !

On insista tellement auprès de Mme Platbrood et de Jérôme qu’ils finirent par se charger de la besogne.

Tous deux possédaient un vrai talent de découpeur ; on suivait leurs gestes habiles avec un vif intérêt.

— Voulez-vous croire, avoua Mosselman, que je n’ai jamais été fichu de découper quoi que ce soit, pas même un pain de veau !

— Il n’y a pas à dire, prononça le major Platbrood, découper une volaille, ça n’est pas l’affaire du premier venu. Je sais découper, mais ma femme découpe beaucoup mieux.

— Moi, dit Joseph Kaekebroeck d’une mine paterne, je découperais tout ce que l’on veut si on voulait bien me laisser faire…

Adolphine se récria :

— Lui, découper quelque chose ! Merci savez-vous !

Et d’un ton de pitié joyeuse :

— Pour faire du Kip-Kap, oui, pour ça, il est bon !

— C’est mal et c’est injuste, protesta doucement Joseph : tu me rabaisses dans la considération publique. Il y a en moi de véritables facultés d’officier tranchant auxquelles tu ne m’as jamais permis de donner carrière. Que voulez-vous, je suis un découpeur incompris !

— Découpeur incompris, och arm ! Quand il a seulement le grand couteau dans sa main, je tremble ! J’ai toujours peur qu’il coupe sa tête en bas…

— Croyez, chère Madame, dit galamment Mosselman, qu’il s’empresserait de vous l’offrir sur un plat d’argent comme à une autre Madame Hérodiade !

— Oui, oui, déclara malignement Thérèse, ces messieurs nous accablent d’un tas de compliments… Et nous faisons si bien ceci, et nous faisons si bien cela… Mais on les connaît ! C’est pour ne pas devoir s’échiner eux-mêmes, n’est-ce pas vrai Madame Platbrood ?

Mais Mme Platbrood resta coite. La figure violacée et froncée de plis, elle s’acharnait précisément sur une jointure qui lui donnait un mal de chien.

— Och, laissez le seulement ! répétait le père Verhoegen, ému de tant d’efforts.

Mais il ne connaissait pas l’amour-propre de la majoresse. Elle prétendait l’emporter sur cette bête diabolique. À la fin, impatientée, subitement farouche, elle repiqua la grande fourchette dans la juteuse cuisse du chapon et trancha l’os d’un coup victorieux qui fut acclamé de tous.

Alors le vieux Jérôme qui achevait également son travail de dissection, interpella sa voisine :

— Mademoiselle Hermance, donnez une fois vite votre assiette pour mettre dessus les morceaux coupés…

La jeune fille n’entendit pas tout de suite tant elle était absorbée dans son babillage avec Dujardin. Joseph dut la rappeler à l’ordre et prit un malin plaisir à taquiner les jeunes gens sur le peu d’attention qu’ils accordaient au festin. Mais il les vit tous deux si interdits de ses boutades, qu’il se reprocha aussitôt de les avoir arrachés à leur tête à tête.

Il échangea un clin d’œil avec le commis :

— Tenez, Jérôme, prenez seulement mon assiette, ce sera plus facile à votre droite…

Et généreusement, il abandonna les bavards qui se replongèrent aussitôt dans leur causette.

Depuis l’instant où elle avait posé son bras sur le sien, il ne s’était point écoulé une minute que Pierre n’eût senti grandir sa joie. Hermance lui mettait au cœur un amour délicieux.

D’abord timide et contraint, il s’était réfugié dans l’ironie, dans la blague de soi-même ; puis, enhardi par le tapage des voix, subissant l’influence de cette atmosphère enjouée et cordiale qui régnait dans la maison, il avait repris son naturel.

Ah vraiment, elle était charmante ! Quelle abondance, quelle source de cœur ? Comme elle avait su l’attendrir et l’émouvoir en lui parlant de Mme Vermeulen ! Comme elle s’intéressait gentiment à son frère Hippolyte « qui faisait tant de progrès à l’Athénée » !

Et Alberke, et Hélène Kaekebroeck, et le petit Prosper Cappellemans, quelle place de tendresse tous ces petits occupaient dans l’existence de cette jeune tante !

Elle lui plaisait de toutes les manières ; elle était également jolie, bonne et spirituelle ; on voyait son âme au fond de ses yeux limpides.

Brune et svelte, avec des joues vermeilles, une bouche sanguine qui montrait d’admirables dents, il se dégageait de tout son être l’attrait de la santé, quelque chose d’expansif et de rayonnant. Oui, elle avait, pour lui, je ne sais quoi de supérieur à toutes les jeunes filles rencontrées jusqu’à ce jour.

Il y avait en elle un heureux mélange de la nature impressive d’Adolphine et de la candeur de Pauline. Et puis, elle parlait avec une douceur, un naturel qui faisait de sa voix la plus exquise musique du monde. Il est vrai que, sur les conseils de Joseph Kaekebroeck, M. Platbrood l’avait placée dans une institution française, à la fin de ses classes. C’est là qu’elle avait pris cet accent moins lourd, plus clair, et que les grâces d’esprit et de cœur dont elle était si abondamment pourvue, mais qui demeuraient latentes dans l’atmosphère bourgeoise de la famille, s’étaient tout à coup épanouies au contact de ses compagnes de pension.

Pierre ne se lassait pas de l’écouter ; il s’extasiait sur l’instruction, le goût, la finesse d’Hermance ; il contemplait passionnément le joli sourire de sa bouche, le tendre et malicieux rayon de ses yeux. Il était entraîné ; il lui répondait à présent avec une volubilité, une éloquence lycéenne !

Elle s’était fort divertie de son speech au père Verhoegen. Il avoua que l’ami Ferdinand l’avait admirablement préparé en lui expliquant les petites vanités de son beau-père. Il n’avait craint qu’une seule chose et c’est que le cordier, emballé par sa harangue, ne l’accaparât par la suite. Fort heureusement, le bonhomme, dont le cerveau s’était assez vite engourdi sous les libations, se contentait de lui sourire de temps à autre par-dessus la table et de lancer cette interrogation cordiale :

« Hein, Fils, ça goûte ? », ce qui amusait beaucoup nos jeunes gens.

Elle lui demanda s’il ne voulait pas être aussi dans les bonnes grâces de Joseph et de M. Platbrood.

Comment donc ! Il ne demandait pas mieux. Mais que fallait-il faire pour cela ?

— Rien de plus simple, répondit-elle. À Papa, vous parlerez garde civique, milice citoyenne. Pour Joseph, il suffit que vous fassiez avec à propos quelques citations latines ou grecques à votre choix…

— Ah diable, fit-il un peu effaré, c’est que je n’en ai pas sur moi !

— Je vous soufflerai ! dit-elle avec une adorable suffisance.

Il s’étonna qu’elle fût aussi savante :

— Oh, fit-elle en riant, ce n’est pas bien difficile ; en pension, je lisais les pages roses de mon Larousse quand je m’ennuyais ! Et puis, mon frère Hippolyte est entré en latine cette année ; je l’aide à faire ses devoirs. Nous traduisons déjà l’épitomé s’il vous plaît !

— Ah bah ! Voilà une bonne petite sœur !

Mais tout en se moquant, il songeait à sa sœur Adrienne uniquement occupée de chiffons et de tennis. Ce n’est pas elle qui l’eût jamais aidé à faire ses devoirs, à supposer qu’il eût été le cadet !

— C’est très amusant, l’épitomé, reprit-elle, et surtout très facile. On traduit à livre ouvert…

Aperto libro ! insinua-t-il.

— Bravo !

— Oh, dit-il modestement, ce n’est qu’une timide mise en train. Et où en êtes-vous dans l’épitomé, sans indiscrétion ?

— Au paragraphe ou Eliézer va chercher une femme pour son maître en Mésopotamie…

— Ah oui, quand il s’arrête à la fontaine, n’est-ce pas ?

— Tout juste ! Écoutez.

Et d’un ton solennel :

— Alors Eliézer invoqua le Très-Haut et dit ces paroles : « Fais, Seigneur, que la première femme qui me donnera à boire soit celle que tu destines pour compagne à mon maître »…

— C’est rudement joli, dit-il d’un accent pénétré ; et puis, tout autour, il y a les élégants palmiers et les chameaux agenouillés, les chameaux avec leurs grands cous recourbés et leurs bonnes têtes paisibles…

— N’est-ce pas, fit-elle rêveusement, gagnée par la poésie de ce paysage biblique, n’est-ce pas que c’est beau !

Et ils se turent un instant pour contempler le mirage qui se formait dans leur imagination.

Soudain, le jeune homme fut pris d’une quinte de toux violente.

— Qu’avez-vous ? dit-elle effrayée. Vous avez avalé de travers ? Vite, buvez un peu…

Elle lui versa un grand verre d’eau. Il but avec une feinte avidité ; puis, levant les yeux au plafond :

— « Merci, Seigneur ! Par ce signe, je connais maintenant celle que tu lui destines. Voici que j’ai rencontré la plus belle, la plus bienfaisante des filles de ce riche pays. Que ta volonté soit faite ! »

Et ramenant sur elle ses yeux chargés d’une inexprimable tendresse :

— Pardonnez-moi, balbutia-t-il en rougissant, je croyais que j’étais Eliézer…

Elle le considérait avec surprise, sans comprendre les sens de ses paroles, mais émue tout de même d’un trouble délicieux dont elle n’aurait pû démêler la cause.

Alors, comme il souriait, un peu penaud, effrayé sans doute d’avoir été trop hardi, elle eut ce mot indulgent, si raisonnable dans la bouche d’une toute jeune fille et qui dévoilait déjà son âme maternelle :

— Mon Dieu, quel grand gosse vous faites !

Mais leur aparté, qui n’avait été troublé jusqu’à présent que par quelques interpellations anodines, fut définitivement rompu, cette fois, par l’arrivée d’un énorme gâteau confectionné par Thérèse. Il leur fallut s’extasier comme tout le monde sur la forme et l’arrangement de cette friandise qui ne démentit pas du reste les succulentes promesses de son apparence.

C’était un riz aux amandes, surmonté de fruits confits et baignant dans un jus de caramel.

— Oeie, ça est bon ! s’écria Adolphine à la première cuillerée. Mais comment est-ce que tu fais, Thérèse, pour que ça tient comme ça si dur !

Ravie, Mme Mosselman commença un petit boniment de ménagère :

— Bé, c’est très simple. Tu fais bouillir le riz dans du lait avec des jaunes d’œufs, un bâton de vanille, et du sucre bien entendu ; puis, tu verses dans la forme en ayant bien soin de…

Mais ce fut Mme Platbrood qui recueillit la fin de la recette car Adolphine, excitée par Ferdinand, repassait en ce moment le plat à Dujardin en insistant pour qu’il acceptât une nouvelle portion.

— Oh, merci, chère Madame, déclina vivement le jeune homme ; c’est délicieux mais j’ai eu ma part.

— Allo, allo, pas faire des manières, riposta la jeune femme avec son vigoureux contralto, il y en a de trop, savez-vous !

Et, avant que Pierre eût pu retenir son bras nerveux, elle lui avait envoyé un énorme bloc de riz.

— Vlan ! cria Mosselman. Si tu crois qu’on résiste à Mme Kaekebroeck !

— C’est trop, c’est trop, protestait le pauvre jeune homme, je n’en viendrai jamais à bout !

Il demeurait atterré, hagard, devant cette montagne jaune tombée dans son assiette.

— Mangez seulement, commanda Adolphine, on vous regarde tout de même pas !

On entendit alors la voix de Mme Platbrood qui demandait :

— Et comment est-ce que vous appelez ça donc, chère Madame ?

Thérèse avança sa jolie bouche et d’un petit ton parisien :

— Mais c’est du riz à la Condé, je crois…

À ces mots, le père Verhoegen, dont le bourgogne commençait à violacer les couleurs, éclata de rire :

— Du riz à la Condé ! s’écria-t-il en imitant le ton précieux de sa fille, du riz à la Condé !

Sa gaieté redoubla. Le bonhomme se congestionnait si fort qu’on le crut en route pour l’apoplexie. Soudain, il fit une pause et avec une platitude farce apprise à l’école de M. Rampelbergh :

— Du riz à la Condé ! De la rijse-pappe, oué !

Et les mains sur le bras de Mme Platbrood, il repouffa, continuant à glapir d’une toute petite voix de mulot :

— Du riz à la Condé ! Du riz à la Condé !

Tout le monde riait, gagné par la gaieté exubérante du cordier. Toutefois, il semblait à Dujardin que ce riz à la Condé lui fût devenu encore plus « bourratif » depuis qu’on l’avait appelé « de la rijse pappe » et il invoquait avec ferveur quelque puissant magicien pour que d’un coup de baguette il volatilisât ce bloc gélatineux qui tremblait devant lui.

N’importe, il mangeait avec lenteur, multipliant les étapes de précaution, rusant avec son estomac susceptible, quand Hermance voyant sa détresse se pencha vers lui comme un ange de bon secours :

— Ne soyez donc pas si gourmand, dit-elle en avançant son assiette contre celle du jeune homme, et partagez avec moi !

Il l’enveloppa d’un regard languissant, tout chargé de gratitude et d’amour :

— Malheureuse enfant, soupira-t-il, mais c’est le péril jaune ! Non, non, je n’ai pas le droit de vous entraîner dans mon malheur. Laissez-moi mourir tout seul !

Et d’une main ferme, il souleva jusqu’à sa bouche une cuiller héroïquement chargée d’une formidable quantité de rize-pappe.

Il ferma les yeux :

Ave Cesar, morituri… Ça est aussi dans le Larousse, Mademoiselle.

— Arrêtez ! jeta la jeune fille.

Et, d’une habile secousse, elle fit tomber sur son assiette la portion homicide :

Plache, dit-elle, vous voilà sauvé !

— Non, s’écriait-il tout confus, non, non, je ne permettrai jamais…

Mais elle attaquait déjà le massif gâteau d’une cuiller ingénue. Alors, en la voyant porter à ses lèvres ce mets qu’elle lui avait dérobé, il pâlit d’un immense bonheur. Il palpita ; il avait envie de crier : « je vous aime, je vous aime ! » Mais la figure d’Hermance exprimait tant de naïf plaisir, tant de fraîche innocence, qu’il refoula ces paroles au fond de son cœur. Non, elle ne pouvait pas l’aimer encore. Savait-elle ce que c’était aimer ? Elle riait, elle plaisantait avec lui ; certes, il ne lui était pas indifférent : on le traitait en bon camarade. Mais elle était trop jeune pour s’émouvoir et deviner le tendre désir qu’elle avait fait naître. Elle donnait la flamme mais ne la recevait pas encore : son âme de femme n’était pas éclose.

Sur ces entrefaites, le champagne avait détonné joyeusement. Joseph Kaekebroeck se leva et, en quelques phrases heureuses, porta la santé du père Verhoegen.

Les flûtes tintèrent dans la mousse pétillante ; le major Platbrood, qui avait son idée, se leva à son tour pour boire aux dames et souhaiter la bienvenue au nouvel ami de la famille.

— Attrape ! cria Ferdinand à son camarade. À présent, il faut répondre…

Mais Pierre, nullement gêné, tarit d’un coup son verre de champagne et se dressa hardiment, décidé à déclamer quelque chose, il ne savait quoi, par exemple !

— M. le major Platbrood, dit-il dans un silence qui faillit un moment impressionner son audace, c’était déjà un grand honneur pour moi que d’avoir été accueilli à la table du plus glorieux promoteur de Bruxelles-Port de Mer. Mais ma joie se double maintenant, en même temps que ma modestie s’effarouche, d’être l’objet de paroles si flatteuses de la part d’un des plus brillants officiers de notre milice citoyenne ! Né dans le haut de la ville, dans cet ennuyeux quartier Léopold, il me semble pourtant que je suis un fils du vieux Bruxelles, et que j’ai toujours vécu au milieu de vous. Oui, Monsieur le Major, ma grand’maman, qui eut jadis l’honneur d’être la compagne de classe et l’amie de Madame votre mère, et dont la bonté…

Il commença à bredouiller, à chercher ses mots et même ses idées, ce qui était plus grave. Bientôt, il battit la campagne carrément. Il avait trop présumé de son éloquence.

Joseph Kaekebroeck le médusait surtout par un air gouailleur d’être suspendu à ses lèvres.

En ce moment, une voix discrète souffla :

Claudite… Claudide jam rivos…

Il comprit : c’était Hermance qui venait à son aide avec les pages roses du petit Larousse. Il la remercia d’un regard humide et puisant dans ses yeux un aplomb nouveau :

— Mais je patauge, dit-il en fixant Joseph comme un aigle, et je suis sûr que M. Kaekebroeck murmure déjà à mon adresse ce vers de l’églogue virgilienne : Claudite jam rivos pueri… Il a raison. Oui, en voilà assez. Fermons le ruisseau ! Je vous remercie tous. Je suis ému. Je vous offre mon émotion. Partagez-vous la !

Et il se rassit en faisant mine de s’éponger le front avec sa serviette.

On l’applaudit et Joseph Kaekebroeck tout ému, charmé d’entendre une citation latine, prit la parole en ces termes :

— Monsieur Dujardin, votre discours avait presque une tournure cicéronienne ! Permettez-moi de vous féliciter cordialement et trinquons, voulez-vous, à la mémoire sacrée de Virgile, Virgile le plus doux des poètes, animæ dimidium meæ !

— Comme dit Pline le jeune, répliqua Dujardin en se trompant d’auteur avec intention.

— Permettez, fit Joseph, comme dit Horace !

— C’est juste, s’excusa Dujardin, Horace livre I, ode III : Au vaisseau qui emporte Virgile !

C’en était trop pour la patience de Ferdinand :

— Avez-vous fini, s’écria-t-il, de nous assommer avec vos sornettes classiques ! C’est idiot, non erat hic locus !

Et d’une voix de stentor :

— Assez ! Tout le monde au salon !

La soirée s’acheva gaîment et se corsa d’une agréable farce.

En effet, la poste de huit heures apporta un exemplaire de la revue Les Bruxellois du Jour où se trouvait la biographie et le portrait du père Verhoegen.

On juge de la stupeur du cordier en lisant les pages lyriques qui lui étaient consacrées. Cela débutait ainsi : « Né le 5 février 1845, fils de Jean-Guillaume-Louis Verhoegen et de Goosens Marie-Louise, Isidore-Philippe-Louis Verhoegen montra de bonne heure de grandes dispositions pour le commerce. Âgé de cinq ans à peine, il accompagnait son père dans ses tournées à travers le pays et apprenait à juger les hommes et les choses… »

Il y en avait ainsi deux pleines pages qui représentaient M. Verhoegen comme l’un des hommes les plus considérables et les plus considérés du quartier Sainte-Catherine. On rappelait sa contribution à la campagne de Bruxelles-Maritime, pour s’étonner en fin de compte que ce vaillant champion du commerce ne siégeât pas encore au tribunal où ses lumières eussent rendu tant de services aux justiciables, etc, etc.

Le bonhomme profondément ahuri, protesta d’abord contre ce dithyrambe qui lui semblait tout de même excessif : il ne parvenait pas à se reconnaître. Mais, sous les félicitations de ses invités, sa confusion se dissipa peu à peu pour faire place à un naïf orgueil. Il se rengorgea, se mira dans cet article apologétique :

— Il y a des choses justes là-nedans, disait-il ; mais comment est-ce qu’ils savent savoir tout ça, je me le demande ! Ça est tout de même quelque chose que ces journalistes !

Finalement, il se leva et disparut subrepticement avec le bon Jérôme, tant il lui tardait de montrer sa biographie à ses amis du Château d’Or.

Alors Ferdinand et Joseph avouèrent la mystification ; au milieu des rires, ils annoncèrent les prochaines biographies de Posenaer, de Rampelbergh et même celle de Malvina, oui, pourquoi pas ?

En tout autre circonstance, M. Platbrood eût peut-être éprouvé un vif dépit de l’honneur insigne que Les Bruxellois du Jour venait de faire au cordier, car il devait se croire bien plus de titres qu’un Verhoegen à figurer dans cette remarquable publication, sœur de Plutarque et de Cornélius Nepos. Mais les explications des mystificateurs avaient calmé les premiers élancements de sa vanité. Au surplus, il se sentait ce soir là fort entraîné vers Dujardin dont il appréciait les qualités avec une sympathie grandissante.

Il l’avait accaparé et conduit dans un coin du salon avec le ferme propos de faire sa conquête, chose d’autant plus aisée que le jeune homme recherchait les bonnes grâces du père d’Hermance.

Il s’entretint familièrement avec lui, s’informa de Mme Vermeulen, rappela les relations d’amitié qui avaient existé jadis entre la vieille dame et Mme Platbrood mère, qui était une demoiselle Spelmans. Il dénombra ses enfants, ses propriétés, expliqua ses occupations et ses devoirs d’officier de la garde civique.

Enfin, il voulut consulter Dujardin sur une affaire qui, disait-il, ne laissait pas que de le tracasser beaucoup en ce moment :

— Figurez-vous que l’on veut établir juste derrière ma maison de la rue des Chartreux, un dépôt de vernis. C’est fort dangereux. J’ai protesté à l’enquête commodo et incommodo, mais on a passé outre. Comme vous êtes docteur en droit, vous pourriez peut-être me donner un conseil…

Pierre s’indigna et sut faire croire qu’il prenait grand intérêt à cette question de police administrative. Dans un élan, il alla jusqu’à promettre d’en parler à un gros bonnet du ministère qui était précisément allié à un député permanent.

Toutefois, cette conversation se prolongeait un peu trop, à son gré, quand Mosselman lui réclama fort à point les fameuses photographies de la corderie.

— Je les ai justement dans mon portefeuille !

Il s’empressa de les montrer. Les images passèrent de main en main et tout le monde fut d’accord pour les trouver très réussies, l’une notamment sur laquelle on apercevait, derrière la grande verrière de droite, le vieux Jérôme qui écrivait, studieusement penché sur son grand livre.

— Oeie oui, ça est bien ! répétait à chaque instant Adolphine.

Alors Pierre demanda à Thérèse s’il lui serait agréable qu’il vînt un dimanche faire le portrait des enfants, proposition qui enchanta la jeune femme :

— Oh oui, dit-elle, c’est une bonne idée. Figurez-vous que je ne sais pas avoir une bonne photographie des petits !

Elle le prouva aussitôt en faisant subir au jeune homme le long supplice de l’album de famille. Mais il fit bonne contenance, ayant, ce soir-là surtout, des trésors de complaisance à dépenser.

Il reconnut que Léion, Georgke et Cécile n’étaient pas du tout ressemblants. Oh, ils étaient bien mieux que cela ! Toutefois, il avoua qu’il y avait des gosses qui étaient rudement difficiles à « faire ».

— Oh, s’écria Aldolphine, ça n’est pas comme Alberke et Hélène ! Ils photographient si bien, n’est-ce pas Joseph ?

Mais Joseph, redoutant pour Dujardin et pour lui une plus longue incursion dans le redoutable album, qui ne contenait pas moins de deux cents portraits de parents et connaissances des Mosselman, s’écria tout à coup pour faire diversion :

— Voyons, si Hermance nous jouait un petit air de quelque chose ?

La jeune fille hésitait malgré les regards insistants du major Platbrood.

— Oh oui, appuya Dujardin, je serais charmé d’entendre Mademoiselle ! J’adore la musique !

Alors elle se laissa conduire au piano par son beau-frère et exécuta un morceau de Mendelssohn, le lied ohne worte no 17.

Pierre, tombé dans un fauteuil, écoutait avec ravissement. Hermance jouait à merveille ce morceau agité ; sous ses doigts nerveux, l’instrument éclatait en sonorités orageuses, superbes. Et que la pianiste était donc charmante dans sa robe blanche qui mettait en relief tous les agréments de sa figure et de sa personne ! La voir c’était l’adorer, comme on dit.

Pierre contemplait sa chevelure châtain abondante et soyeuse, que le peigne relevait pour la première fois sur une nuque adorable ; son col flexible, admirablement attaché, dont une mouche de beauté avivait la blancheur ; la ligne onduleuse de ses épaules ; sa taille souple, légèrement allongée ; ses bras ronds et roses qui transparaissaient sous les manches de mousseline. Toutes ces grâces introduisaient un grain de sensualité dans son extase et augmentaient son amour. Il se félicitait d’être assis, car, debout, il eût peut-être chancelé d’ivresse.

Oui, il était enivré et délirait silencieusement. Son cœur se noyait dans des flots de tendresse.

Ah ! la bonne soirée près de cette enfant d’où émanaient tous les enchantements de la jeunesse, au milieu de ces gens affables et gais compagnons ! C’était un moment de sa vie, un moment inoubliable…

Il la complimenta avec sincérité, fit voir qu’il n’était pas un profane ; il connaissait, il aimait les maîtres de la musique :

— À la bonne heure, Mademoiselle ! Vous comprenez ce que vous jouez, vous ! Vous interprétez !

Et se tournant vers la bonne Mme Platbrood qui, étalée sur un fauteuil, les mains croisées sur le ventre, jouissait de son enthousiasme :

— Comme vous avez bien fait de lui donner de bons professeurs ! C’est que Mlle Hermance possède un vrai talent ! Quelle différence avec ces dames pour qui le piano n’est qu’un autre « ouvrage de mains » !

— Vous êtes beaucoup trop indulgent, se défendit la jeune fille ; j’ai fait un tas de… floches. Demandez un peu au Président des Cadets

— Non, non, Petite, déclara Joseph, tu as joué comme un ange. Et puis, le vrai pianiste fait toujours des floches… Regarde Rubinstein !

— Mais, dit M. Platbrood en s’adressant à Dujardin, vous savez le piano pour en parler si bien ?

— Ma foi, Major, répondit-il avec bonne humeur, j’ai tapé comme tout le monde, mais je n’ai jamais été plus loin que…

— Les Cloches du Monastère, je parie ! coupa Ferdinand.

— Juste !

Et mis en verve par sa joie et son amour, Pierre conta en riant :

— Les Cloches du Monastère, oui, je me rappelle. C’est, je pense, d’un monsieur Lefébure-Wély, j’ai joué ça quand j’étais tout petit, avec succès mais jamais sans faute… Jouer sans faute, comme c’est bête ! Tout de même, ce diable de morceau vous avait des traquenards, des passages insidieux… Il y avait surtout, s’il m’en souvient encore, une note sans cesse jetée, un la bémol, qui marquait la cloche au milieu de variations et que mon pouce de gosse s’obstinait à prendre en écharpe avec un la bécarre… Et la cloche semblait fêlée ! Cet effet m’attrista tout d’abord, puis m’enthousiasma à tel point que je ne prétendis plus jouer autrement, au désespoir de toute ma famille qui augurait mieux de mon oreille. J’en étais venu à me dire que ça devait être ainsi, que ce monastère était un vieux monastère, et sa cloche une vieille cloche à tout faire, qui avait bien le droit d’être un peu fêlée. Ma foi, quand j’y pense, je m’approuve encore, le romantisme n’avait rien à y perdre… Je dois avouer pourtant que cette explication satisfaisait peu de monde ; cette traduction libre d’un texte musical faisait hausser les épaules de pitié à tous ceux qui ne voulaient pas comprendre qu’on eût voiler une… floche avec une histoire. Un jour, on me défendit tout net de jouer les Cloches du Monastère. On en avait assez. Et comme j’en avais moi-même plus qu’à suffisance, je me le tins pour dit sans trop de révolte. Je jetai mon Monastère aux orties…

Il se retira vers onze heures avec les Platbrood et les Kaekebroeck.

Joseph et Adolphine, qui habitaient rue du Boulet, furent tout de suite chez eux et se séparèrent du groupe après de grands bonsoirs.

Pierre avait offert son bras à la jeune fille ; tous deux suivaient M. et Mme Platbrood à quelque distance.

— Eh bien, lui dit-elle embarrassée de son silence, vous avez perdu votre langue ?

— Je suis triste, répondit-il, si triste, que j’ai envie de pleurer !

Elle crut qu’il raillait, mais le timbre de sa voix s’était altéré. Surprise, elle le dévisagea à la lueur d’un réverbère et vit des larmes dans ses yeux.

— Mon Dieu, dit-elle attendrie, qu’avez-vous donc ?

— Je pense, que le cours de danse est terminé et que je ne vous reverrai peut-être plus d’ici bien longtemps !

— C’est vrai ! fit-elle, naïvement étonnée de n’avoir pas songé à cela.

Sous la confuse révélation de l’affection qu’elle inspirait, elle demeura un instant toute rêveuse, puis elle murmura :

— Moi aussi, Monsieur Pierre, je crois que je serai triste de ne plus vous voir…

Il lui pressa le bras :

— Vous croyez seulement, vous n’en êtes pas sûre… Tandis que moi… Ah, si vous saviez !

Elle ne répondit rien. Ils marchaient, mélancoliques, dans un silence oppressé, plein d’épanchement.

Soudain, devant la porte cochère d’une maison de la rue des Chartreux, le major Platbrood s’écria cordialement :

— Allons, Monsieur Dujardin, nous voici chez nous ! Croyez que nous sommes enchantés, ma femme et moi, d’avoir fait votre connaissance !

Il lui rappela en même temps sa promesse au sujet du commodo et incommodo :

— Et tenez, dit-il, venez donc un de ces soirs manger la soupe avec nous, tout à fait en famille !

À ces mots, les jeunes gens se regardèrent et leurs visages attristés s’illuminèrent tout à coup d’un rayon d’espérance.