Éditions Jean Froissard (p. 225-230).

L’ARRÊT SAUVEUR


Courant éperdument dans les rues, tantôt sombres, tantôt encombrées de soleil, sans escorte et sans rien voir, j’arrive à la légation de France.

Le consul m’accueille avec une sensible émotion.

Il est aussi bien étonné de me voir brusquement libérée sans un jugement définitif.

Il me demande avec curiosité :

— Mais comment cela s’est-il passé ? Que vous ont-ils dit ?

Essouflée, tremblante de joie, je débite un flot de paroles parmi lesquelles M. M… doit chercher à rétablir la réalité.

— Le cadi des cadis a reconnu mon innocence. Alors il m’a fait savoir par le directeur de la police que je pourrais quitter mon cachot. Et me voilà.

— Mais avec quels documents relatifs à l’affaire ?

— Aucun. On m’a dit : « Tu es libre ». Je ne sais pas non plus si je suis condamnée à payer une rançon, ou s’il faut rendre à la famille de Soleiman le prix qu’il m’a soi-disant achetée. Je ne sais pas non plus si je suis prisonnière à Djeddah ou si je suis définitivement libérée.

— Je vais attendre la notification officielle.

— Attendons.

La journée passe pour moi dans la joie. Seule, je sais en ce moment apprécier le retour dans la liberté et la civilisation. J’ai vécu la mort autant que cela est possible à une vivante. Aussi, je touche toutes choses comme si je revenais de l’au-delà.

Les réalités les plus minimes m’emplissent de bonheur. Mille idées me traversent : je voudrais emporter des souks des tas de souvenirs. Je désire aller revoir et remercier ma chère Sett Kébir.

Le conseil veut éviter tout incident et me prie de ne pas sortir dans les souks. Nous allons seulement, le soir, nous promener au bord de la mer.

Je suis dévoilée, pensant qu’aucun Arabe ne me reconnaîtra. Mais, en passant devant ma prison, je fais de grands gestes d’amitié à mes gardiens. C’est en vain qu’on veut arrêter mes démonstrations, car ici ce sont des actes dangereux et inconvenants. Un peu plus de discrétion serait de meilleur goût, mais je n’ai pas la force de retenir la fièvre heureuse qui m’emplit.

Cependant, je ne puis rester dans cette étrange situation d’une femme hier sous le coup d’une accusation capitale et qui ne sait si elle est en liberté provisoire ou non. Le consul fait téléphoner à l’émir de Djeddah pour connaître le texte du jugement rendu.

Et je m’informe enfin sur ma propre aventure.

Il y a, au consulat, des tas de journaux concernant mon affaire. Quelle n’est pas ma surprise en lisant les périodiques syriens et égyptiens qui abondent en hypothèses pleines de fantaisie ! La presse française, anglaise, italienne, allemande, américaine et même celle d’Esthonie a annoncé ma mort…

Pour les uns, ce fut la pendaison, pour d’autres, la lapidation classique.

L’Orient, journal de Beyrouth (qui, par la suite, fut le seul à ne pas rétracter ses calomnies et que je ne pus poursuivre, le gouvernement français me retenant à Paris et les délais de poursuite contre la presse étant de trois mois) retient pourtant mon attention, car il semble donner la meilleure explication de cette aventure inexplicable résumée en ces quelques lignes :

Il semble que les faits pourraient être vraisemblablement établis comme suit :

« Le méhariste aurait été tué par la police wahabite pour faire retomber la responsabilité de ce crime sur l’audacieuse espionne étrangère et s’en débarrasser ensuite légalement. »

Le lendemain, le soir venu, lorsque je propose la promenade qui m’avait fait tant de bien la veille, un membre du consulat raconte qu’il avait entendu dire en ville que le président de la commission de la Vertu avait donné l’ordre à deux zélateurs de se tenir en faction devant la porte du consulat pour cingler la figure de Zeînab de leur « hassa » (cravache) si elle tentait de sortir dévoilée.

Pour veiller à l’observation de toutes les règles religieuses, les chefs du wahabisme ont eu, dès le début, recours à des sortes d’espions dans le genre des sycophantes de l’histoire grecque, et le célèbre explorateur Palgrave raconte dans son voyage au centre de l’Arabie (vers 1860) qu’il a eu affaire à ce genre d’espions qu’il appelle « zélateurs ».

Aujourd’hui ces « zélateurs » sont représentés par la commission de la Vertu, composée de fonctionnaires chargés de relever toute infraction à la loi religieuse et déférant directement au cadi tout délinquant.

Deux Européennes étant sorties bras nus dans les souks de Djeddah furent arrêtées et menées à la police, mais, leurs maris étant diplomates, elles furent relâchées.

Le consul décide d’être prudent et de renoncer à trop de promenades.

Le lendemain, à l’heure du petit déjeuner, j’apprends que mon jugement est publié dans le journal de la Mecque. En voici la traduction en français :

« JUGEMENT RENDU DANS L’AFFAIRE SOLEIMAN DIKMARI :

« Oum Elquora du 7 Rabbia 1352.

« Le cadi du tribunal de première instance à Djeddah vient de rendre son jugement dans l’affaire des héritiers de Soleiman Dikmari contre Zeînab bent Maksime. Ce jugement a été soumis aux fins d’appel au cadi des cadis qui l’a confirmé.

« Le procès de l’inculpée s’est déroulé à Djeddah, à la date du 23 Safar. L’instruction, la comparution des témoins et les formalités judiciaires ont nécessité plusieurs audiences. Le jugement du cadi a été enregistré sur un long document qui aurait rempli plusieurs feuillets de ce journal. Nous nous contentons de reproduire l’extrait du paragraphe comportant la décision. « Le cadi, ayant examiné l’inculpation capitale, ainsi que les questions secondaires qui sont venues se greffer autour d’elle, a rendu séparément dans chacun de ces cas les jugements suivants :

« 1) En vertu des actes écrits émanant des services compétents du lieu du mariage, la validité de ce mariage entre l’inculpée et la victime a été établie.

« 2) La partie civile n’ayant pu établir la culpabilité de l’intéressée et n’ayant pu donner pour toutes preuves à ce sujet que certaines déclarations prêtées à la victime qui les aurait faites à l’état d’agonie, et suivant lesquelles il accusait sa femme ;

« Étant donné l’absence de preuves d’une part, et, d’autre part, le cadi ayant pris en considération le désaccord existant alors entre les deux époux ;

« Craignant, en conséquence, que la victime n’ait voulu se venger de sa femme, et pour d’autres raisons légales exposées dans cet acte, le cadi a rendu un jugement acquittant l’intéressée de l’inculpation d’avoir empoisonné son mari, et arrêtant toute poursuite contre elle de la part des héritiers.

« 3) En ce qui concerne la succession, le cadi a rendu un jugement déshéritant l’accusée.

« 4) Il a condamné l’inculpée à une peine infamante, ayant été établi qu’elle s’est trouvée avec un étranger,

« Étant donné que la période de détention de l’inculpée correspond à celle prévue par le jugement, celle-ci a été mise en liberté. »

Officiellement acquittée, je suis donc bien libre. Il ne me reste plus qu’à songer au départ. Je n’ai plus qu’une idée, rentrer en Syrie le plus rapidement possible.

Le consul charge donc un de ses secrétaires d’accomplir les formalités nécessaires pour obtenir mon passeport nedjien de S. M. Ibn Séoud. Tout semblait maintenant s’arranger pour le mieux, je ne pensais plus qu’à mon retour à Palmyre, à revoir Pierre mon mari, mes enfants, sous l’empire d’un revirement inexplicable, tout le consulat réuni à dîner se mit à me conseiller de partir plutôt pour la France, en évitant de passer par la Syrie, de peur de troubles que mon retour pourrait provoquer parmi les Arabes, après cet essai tragique de mariage musulman.

Je n’attache d’abord aucune importance à tous ces conseils. Je répète à tous que je n’ai rien à faire en France, tandis que tout m’attend en Syrie, et les soirées se passent agréablement à jouer au bridge et au poker avec notre voisin le délégué de la légation d’Irak, Guelani Bey.

Je n’imagine pas alors ce qui m’attend. Certes, ce n’est pas une condamnation à mort, mais c’est une espèce de mort civile, sans motif compréhensible et qui ne s’explique que par la peur dont s’emplit parfois l’âme des petits « ronds de cuir » qui font la loi dans l’administration française. Loi qui se résume toujours dans la formule : « Surtout, pas d’histoires ».


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