Éditions Jean Froissard (p. 219-223).

ACQUITTÉE


Je regarde tout le monde avec angoisse. Des questions se pressent sur mes lèvres. Je veux savoir.

Mais les assistants semblent ignorer si je suis acquittée ou condamnée. Et les regards fuient lorsque je cherche à lire la vérité sur les visages.

Je demande instamment à l’interprète d’obtenir du cadi le mot décisif. Le cadi est impassible et paraît indifférent à mon énervement, à la crispation que je manifeste. J’insiste pour être enfin prisonnière libre. Certains le sont. On ne me répond plus. Je dois partir. Je réintègre encore une fois mon cachot. Je ruisselle, comme on doit être dans les sueurs de l’agonie, mes bas et mon voile, mes cheveux eux-mêmes sont en révolution.

J’écris à l’émir, implorant sa bonté, lui demandant de me signifier le résultat du jugement du tribunal. Le consul vient me voir. Il semble consterné par cette incompréhensible procédure. D’habitude on rend plusieurs jugements dans la matinée. La longueur du procès l’étonne. Son air surpris, inquiet, me trouble. Moi qui l’ai connu si optimiste et si sûr de lui jusqu’à présent !

— Je suis peut-être condamnée à un ou deux ans de prison, lui dis-je, horrifiée.

— Je n’en sais rien, fut sa réponse.

Je suis à la limite de ma résistance. Même condamnée à six mois, je me suiciderai plutôt que de les passer dans ce cachot. Je n’en peux plus…

Vendredi 16. — Pas de réponse à ma lettre pour l’émir. J’en écris une deuxième. Mon désespoir atteint son maximum. Je répète ces paroles de supplication arabe : « Ô Dieu, ne donne pas à l’homme tout ce qu’il peut souffrir. »

Je suis à nouveau convoquée devant le cadi.

Je dois jurer en arabe. Comme j’ignore ces formules, je les répète après mon interprète.

Solennellement, la main sur le Coran, je prononce les syllabes rituelles et sacrées.

— Khalas ! (fini), laisse enfin tomber le cadi.

— Merci, merci, me permets-tu de partir directement au consulat ?

— Retourne à la prison, répond-il froidement.

— Non, non, maintenant c’est impossible, tu as dit que c’était fini, c’est toi le juge, dis-moi ce que tu penses, ce que tu décides. Tout dépend de toi. J’aime mieux que tu me fasses tuer, mais finis. Tranche, juge, je ne partirai pas jusqu’à ce que tu me répondes. Je ne peux plus te contempler toujours aussi impassible. Parle, réponds.

— Allah seul sait la vérité ! Il décidera.

— Tu es Allah pour moi, tu n’as qu’un mot à dire pour décider de mon sort.

On sourit, mais le cadi veut s’en aller. Je me jette sur lui, on ordonne aux gardes de m’emmener. Je me roule par terre, les interprètes me disent qu’on doit délibérer, qu’on me rappellera dans un quart d’heure. Je reprends courage, je pars, les soldats qui m’encadrent pensent que je vais être libre.

Hélas ! le quart d’heure passe, on ne me rappelle pas. J’appris plus tard que les interprètes, troublés, gênés devant une femme déchaînée, avaient inventé ce quart d’heure d’attente pour me remonter.

Dimanche 18 juin. — J’attends toujours que l’on me signifie la vie ou la mort. Cette attente me rend malade. Je me crois au bord de la tombe. Ma tristesse est insurmontable. Je sens que le dénouement est proche, mais je n’ose plus espérer la liberté.

Lundi 19 juin. — Toujours rien ; le consul m’apporte des journaux pour la première fois. Marise Hilsz a fait Paris-Saïgon-Tokio et retour. J’ai l’impression d’avoir été enterrée vivante pendant 75 jours. Je goûte au plaisir du réveil sans avoir le droit de m’y laisser aller puisque j’ignore encore quelle sera ma destinée.

Je demande toujours au consul s’il voit dans les épreuves du baccalauréat le nom de mon fils qui devait se présenter au début du mois. Je pense que le Haut-Commissariat de Beyrouth lui aurait télégraphié cette nouvelle pour me causer du plaisir. Mais, de tous côtés, silence, ignorance…

Mardi 20 juin. — Toujours sans nouvelles, l’attente me mine et m’annihile.

Mercredi 21 juin. — J’apprends que le roi repart pour le désert où se trouve Er Riad, sa capitale. Lorsqu’il quitte la Mecque, une grande suite l’accompagne à 100 ou 200 kilomètres dans les sables arides. Le cadi, évidemment, se déplace avec la suite du souverain. Aurai-je la force d’attendre encore ?

Jeudi 22 juin. — Je reste assise sur mon lit toute la journée sans rien faire. La vie m’abandonne. Le consul vient me voir, il a l’air très abattu et ne parle plus de départ. Pourtant Jaber Effendi me fait savoir que les papiers de la Mecque arriveront peut-être samedi, car il paraît que mon procès avait été transmis à la Mecque au cadi des cadis.

Samedi 24 juin. — Le consul est malade. Il m’envoie un membre du consulat pour me donner du courage et en me faisant dire que la solution est imminente.

Dimanche. — J’entends battre à côté un tout jeune homme. Il pousse des hurlements de douleur. J’essaie d’intervenir auprès des gardiens à travers les barreaux. Ils éclatent de rire.

Lundi 26 juin. — À midi, le directeur de la police me fait appeler dans son bureau. C’est la première fois et je ne le connais guère. Deux jours après arrestation, Saïd bey, de réputation violente et brutale, a été déplacé pour éviter de graves incidents. Je suis lasse de ces éternels interrogatoires qui n’aboutissent à rien.

Le directeur me fait asseoir à côté de lui. Il a l’air de me raconter une petite histoire. Je n’arrive qu’à comprendre un mot « Baria » (innocente).

— Bien sûr, je le suis.

— C’est le cadi qui l’a dit.

— Ah ! tant mieux, mais alors…

Il m’inonde d’un flot de phrases. Je réalise cela très mal et je n’ose pas comprendre. Je suis bien mieux Jaber Effendi quand il me parle. On l’appelle, il m’explique.

— Ne saisis-tu pas que tu es « hors », libre !

— Libre, ah ! comme je comprends ce mot… libre.

Je prends la main du directeur entre mes deux mains, je la serre, je le remercie, je lui dis qu’il est beau, bon, gentil. Je saute, je tape sur l’épaule de tous les soldats qui assistent à la scène sans broncher.

Je leur crie : Hors… hors !… libre… libre !… Je peux partir ?

Le directeur de la police incline la tête en un signe affirmatif avec un bon sourire.

Je m’élance vers le petit escalier-échelle, je me retourne en riant aux éclats, j’adresse des bonjours à tous.

Enfin, Jaber Effendi, plus sérieux et froid que jamais, intervient. D’un ton rogue, dur, il m’interpelle :

— Zeînab, es-tu folle ?

« Maloum ». Naturellement. Oui, oui, folle de joie. Et, je m’élance dans une course éperdue, sans repasser dans mon cachot, je cours d’un souffle à travers les escaliers, les policiers et les rues… jusqu’à la Légation de France.



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