Éditions Jean Froissard (p. 199-207).

ATTENTES


Je commence à espérer, mais l’être humain est difficile à satisfaire. Maintenant cet espoir vise ce qu’hier je tenais justement irréalisable : c’est la liberté qu’il me faudrait.

Désormais le consulat m’envoie des choses exquises, des cakes, des petits oignons ou des côtelettes panées. Hamdi bey me fait même participer à l’envoi de betteraves qui viennent de Suez, quel privilège que d’avoir des légumes dans la brûlante Arabie !

Ce soir, surprise : à sept heures, je suis déjà couchée et je m’apprête à oublier dans le sommeil ma situation et ses dangers, quand le sous-directeur de la police entre avec fureur. Il se précipite sur mon lit comme s’il voulait me dévorer. Je frissonne. Pour qu’il perde ainsi tout contrôle de lui-même, il faut que l’heure soit grave. C’est sûrement le moment fatal. Pas du tout. Il veut « l’abaye » de Soleiman.

Je ne comprends pas. Je n’ai jamais eu ici un seul des vêtements de mon mari-passeport. J’explique que les effets de Soleiman doivent être dans sa valise et je m’endors enfin.

Une idée fixe me torture maintenant, sortir de mon cachot. Certes, je sais les allégements qui sont venus atténuer la rigueur du début. Si d’ailleurs elle avait continué, j’étais condamnée, car j’ai senti plusieurs fois l’aile de la folie me frôler. Mais, à cette heure, cette vie m’apparaît comme une déchéance, et l’horreur que j’en ai, comme une Idée fixe, m’emplit l’âme jour et nuit.

Je lutte en faisant des ourlets à jour à des mouchoirs. Mais c’est un remède qui atténue le mal sans le faire oublier. J’ai ourlé ainsi 63 mouchoirs d’une finesse extrême dans ma prison.

Chaque visite aux W.-C. réveille mes espoirs, mon besoin d’évasion. Toutefois, où aller ? Aucun consulat ne me gardera, partout on me retrouvera. Une heure après ma fuite, je serai signalée, où que je sois, et reprise, puis…

Un terrible découragement s’empare de mol, aucun raisonnement ne m’aide, toute réaction bienfaisante se trouve condamnée par avance

Visite de M. M… qui me fait comprendre que je vais être bientôt interrogée. J’attends cet instant avec une impatience fébrile. Je passe ma journée à lire la vie frivole d’une actrice de la Comédie-Française pendant la guerre. L’atmosphère du livre est si différente de ce que je connais aujourd’hui que j’ai un peu l’impression de pénétrer dans un conte de fées. Je lis encore l’Escadron Blanc, de Peyré, un compatriote ! Et j’attends la convocation du cadi, mais rien n’arrive. Combien de jours faudra-t-11 encore ?

J’écris à l’émir, lui demandant de hâter l’enquête et le priant de me faire savoir si Soleiman m’a vraiment accusée avant de mourir, je ne peux le croire.

Depuis des nuits et des jours je cherche l’énigme du dernier jour. Où a-t-il été ? Qu’a-t-il fait ? Pourquoi ne m’a-t-il pas attendue après m’avoir dit de vite faire mes valises pour partir ?

Je n’accuse personne, mais, comme il se vantait d’avoir fait un mariage colossal, ne l’aurait-on pas tué dans l’espoir de le voler ?

Je fais appeler Jaber Effendi pour qu’on m’envoie au cadl.

Il commence à être blasé sur mes suppliques et ne descend même plus.

À la fin de la journée le consul me rend visite, accompagné de son secrétaire et d’Hamdi bey. Ils m’exhortent à la patience en m’expliquant que le plus long est passé. Le consul m’apprend que mon mari français, le vrai, est à Beyrouth, chez nos amis Seyrig. C’est tout. Pas un mot de plus. Je suis inquiète de l’angoisse de mon mari, de mes fils… que savent-ils ? Ma peine est augmentée de toute l’ignorance qui m’entoure. Jamais je n’ai reçu une lettre. Jamais on ne me donne un journal, on a demandé plusieurs fois la permission de me communiquer des périodiques, c’est formellement interdit.

Le docteur Akram me fait une visite. Je me plains de la jambe, des dents, je cherche tous les prétextes pour lutter contre cette solitude abrutissante qui m’use et me détruit pièce à pièce. Akram m’assure qu’on n’attend plus que le résultat d’une analyse, qui se fait en Égypte, de l’estomac, du suc gastrique et des viscères de Soleiman. Il arrive encore assez souvent des bateaux à Djeddah, mais ce sont des vapeurs hindous, russes, etc. Je guette donc uniquement ceux de Suez. Ils seront peut-être libérateurs.

15 mai. — Tout le bâtiment de la police est pavoisé pour l’arrivée de Séoudi, le fils aîné du roi.

Visite encore du consulat, qui ne m’apporte aucune nouvelle. Je fais demander par Hamdi bey la permission de respirer un peu l’air sur le balcon à la nuit tombée. L’autorisation est accordée, mais, le soir, lorsque je veux user de mes nouveaux droits, Jaber Effendi s’y oppose sous prétexte qu’il doit consulter le Moudir Cherta. Pendant trois jours, je réclame tous les soirs, jusqu’au refus formel. J’aurais voulu diminuer la longueur des nuits, elles sont éternelles, il fait noir à 7 heures, et échapper un peu aux odeurs fétides et malsaines qui m’étoufferont durant toute ma captivité.

Mon « chaouich » m’explique que sur le balcon on pourrait me voir, or il n’est pas convenable d’exposer une femme dans un lieu non clos, alors que tout le bâtiment ne contient que des hommes. Leurs préjugés ont la vie dure.

20 mai. — Je suis très abattue à nouveau, à bout de résistance, je redemande le docteur Akram qui malgré son aspect terrible m’est sympathique. Il a toujours des paroles encourageantes. J’annonce une nouvelle douleur dans une partie quelconque de mon corps. En réalité, j’ai aperçu des bateaux. Je crois qu’ils viennent de Suez. J’espère toujours une bonne nouvelle et je questionne le plus possible mes rares visiteurs. Il fait une chaleur terrible, tout le monde s’en plaint, un garde a le vertige. Il tombe raide sur les prisonniers au moment où je rentre. Par miracle, sa baïonnette glisse sur la poitrine nue de l’un d’eux également couché par terre. J’aime cette température ; alors que tout le monde me demande comment je la supporte, c’est le moindre de mes soucis.

Le consulat m’envoie des peignes que j’avais demandés pour tenir mes cheveux, car ils deviennent longs et tombent sur mes épaules ; je n’ai pas de miroir et mes soins de toilette sont bien précaires.

Le docteur Akram vient m’examiner avec un pharmacien qui était à l’université américaine de Beyrouth. Il connaît le docteur Escher, un de mes amis de Syrie. Nous voilà en pays de connaissance. Ils me parlent de 15 jours d’attente encore. Hélas ! je n’ai plus de patience. Le pharmacien m’envoie une potion pour calmer mes nerfs. Je ne la bois pas. La légation m’a, sur ma demande, remis un dictionnaire anglais pour travailler cette langue, mais ma pauvre tête est dans un tel état que je ne puis fixer mon esprit.

Autrement, la prison serait évidemment le lieu rêvé pour l’étude.

Un des petits esclaves de chez Ali Allmari vient me voir avec le fils de Sett Kébir. Je les embrasse, si heureuse de revoir des figures amies. Tout le harem, paraît-il, pense à moi. Sett Kébir m’envoie du miel de Médine. Elle est touchante et je l’aime bien. Le petit esclave Ahmed me crispe, car son cerveau d’être inférieur ne l’inspire guère. Voulant être aimable, il rompt nos silences par le leit-motif arabe qu’on place plusieurs fois dans chaque conversation : « Enta mabsout ? » « Es-tu contente ? »

À la troisième fois, je finis par éclater :

— Tais-toi, Ahmed, non ! je ne suis pas contente, seule, enfermée, malheureuse.

Mais il ne comprend pas et me regarde avec ses immenses yeux toujours étonnés.

— N’est-ce pas la question classique, polie, qu’on pose à tout le monde ?

— Pas à moi, dans ma situation, Ahmed.

23 mai. — Je retrouve au fond d’une chaussure une boîte de cutex oubliée par l’analyse. Je me frotte les ongles pendant des heures. À la nuit, je casse mon verre de lampe. On va vite, malgré l’heure tardive, m’en chercher un autre ? J’ai dû prier avec force mon gardien, car j’aurais trop peur de passer la nuit dans les ténèbres. Ali Abdou, un type de Djibouti, s’est précipité. Dès que j’ai été un peu familiarisée avec mes gardes, ils ont été tous parfaits de correction, d’exactitude, de politesse.

La police wahabite est impeccable, et ces hommes, durs pour leurs semblables, ont eu à mon égard de ces délicatesses, de ces bontés qui ne viennent que du cœur. Même les prisonniers que je devais souvent enjamber pour traverser le hall ont toujours conservé la meilleure tenue. S’imagine-t-on ce qu’une telle promiscuité aurait été en Europe ?


Jeudi 25 mai. — Vers 11 heures, un garde inconnu me dit de m’habiller pour comparaître devant le cadi. Je tremble, mais je bondis de joie. Quoi qu’il arrive, je vais pouvoir quitter ces lieux que j’exècre. Mais hélas, après le questionnaire classique de nom, prénoms, etc… lieu d’habitation, le cadi, sans un mot, lève la main, et le docteur Akram qui sert d’interprète me dit que c’est fini.

Je voudrais qu’on me questionne encore pour terminer leurs hésitations, je ne pensais plus retourner à la prison, mais repartir directement à la maison de France.

J’insiste ardemment.

Dans huit ou dix jours vous reviendrez, dit Akram, il faut avant tout cette réponse d’Égypte.

— Pitié, pitié, je voudrais me justifier, en finir,

— Sabour, patience.

Le soir, visite de deux membres du consulat, le ministre n’a pu venir. Il est malade. Il a une forte fièvre. Ces chaleurs le fatiguent… Sombres pressentiments… Mon imagination est en délire, on va l’empoisonner, il va mourir et tout mon espoir est en lui !

26 mai. — On m’apporte une table. Le gouvernement a été longtemps avant de permettre, dans une prison, cet objet de luxe… une petite table en bois blanc… je nettoie toute ma cellule à la crénoline, car les araignées semblent s’être reproduites en masse ces derniers jours. Mes gardes se pâment sur mon installation.

— Tu es comme un maître d’école, s’exclament-ils.

En fait, je suis tristement assise devant ma petite table, mais cette posture est inconnue au Hedjaz. Seuls les professeurs et quelques ministres s’assoient sur des sièges devant des tables. Généralement on est par terre ou accroupi sur des banquettes, genre divan, qui entourent presque toutes les salles. Jaber Effendi lui même, le plus sincèrement du monde, s’extasie : « Quelle belle pièce ! » Je ris malgré ma détresse.

Tous les quinze jours, un homme svelte, très bronzé, jambes nues et drapé de blanc, chante dans les rues sur un rythme bizarre. Je m’informe. Il annonce les arrivées et les départs des bateaux, il énumère les noms et les ports où le navire fera escale. Il remplace l’affiche, la publicité, l’agence de renseignements, il donne aussi les billets de départ.

Partir… départ… quels mots ! Je frémis.

Dimanche 26 mai. — Je suis à bout de forces de nouveau, par cette perpétuelle attente.

J’ignore tout. M. M… lui-même ne me renseigne guère. Quelle faiblesse ! quelle impuissance ! Je comprends, dans ces moments de révolte, la haine du prisonnier pour l’homme du dehors qui ne saisit pas que la liberté est le seul bien au monde, puisque tous les espoirs, toutes les ambitions sont permis à l’homme libre et tout est refusé au prisonnier.

J’ai une crise de désespoir atroce. J’éclate en sanglots. Mais, au lieu de me cacher, j’appelle mes gardes, je leur dis que j’aime mieux mourir. Je réclame le sous-directeur de la police. Je me cogne la tête contre les murs, contre les barreaux de fer. J’espère attendrir par mes larmes Jaber Effendi et le rendre plus humain. Mais l’effet obtenu est inverse à mon attente. Il me reproche mes larmes, me demande si je n’ai pas honte de pleurer ainsi.

— Non, non, je n’ai pas honte, je suis trop malheureuse.

— Eh bien, si tu continues, tu auras les pires châtiments : on t’enfermera très loin, dans une chambre noire, sans air, très chaude, très sale…

— Grand Dieu, que peut-il y avoir de pire que la mienne ?

— Tu seras privée des visites du consul.

— Je suis tranquille. Il viendra de très loin pour me voir, il a son auto et j’ai confiance en lui, il ne m’abandonnera pas.

La lutte a ranimé mon courage. J’aime mieux maintenant que cet être au cœur dur s’en aille.

— Va-t-en, puisque tu es si méchant, je ne te demanderai plus rien.

Alors, un revirement inexplicable s’opère. Pour la première fois, Jaber Effendi a l’air de s’émouvoir.

— Tu es une mère ?

— Oui.

— Tu dois vivre pour tes enfants.

— Je ne vivrai pas si tu prolonges trop ma captivité.

— Le cadi est malade, c’est ce qui retarde ton jugement ; dès qu’il sera mieux, on t’appellera et ton procès sera son premier travail, le roi l’a ainsi ordonné.

Enfin un renseignement. Tout m’indiffère désormais et je voudrais que mon sort, quel qu’il fût, se décidât très vite. Savoir, savoir.

29 mai. — Horrible frayeur dans la nuit. Je suis réveillée en sursaut. Un coup de fusil éclate dans le hall des condamnés : cris, hurlements, plaintes, bousculade, branle-bas. Je crie. Un de mes fidèles gardes, pour me rassurer, entre, il me raconte qu’un fusil est tombé par terre, que le coup est parti seul…

Dans tous les pays le mensonge policier est le même.

Les soirs où je me sens trop nerveuse, où l’angoisse m’étouffe, mon gardien se met contre ma porte extérieurement et chante de ces airs arabes monotones, gutturaux, mais qui sont mes narcotiques et dont je ne peux plus me passer. Et c’est une douceur de sentir ce cœur ami qui chante derrière ma porte pour me dire : « Je suis là, je te protège, je te garde. »


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