Éditions Jean Froissard (p. 185-198).

VIE EN PRISON


J’appelle un gardien pour demander un docteur. Je me sens perdre l’esprit. Je suis en outre tellement enflée par les morsures de toutes ces bestioles que je ne puis plus me tenir debout. Mes bras et mes jambes sont recouverts aux jointures d’une croûte de sang coagulé.

— Sabour ! Patience !

Enfin, après trois jours d’attente mortelle, un nouvel espoir naît en moi. On m’annonce que quelqu’un viendra me voir le soir.

Je compte les heures, et je suis si fatiguée et faible que je ne sais plus si je pense encore. Vers cinq heures, on me fait monter. Évidemment on a honte d’introduire quelqu’un dans mon répugnant taudis.

En haut, déception atroce, je me trouve en présence d’une infirmière du « Frigi », bateau français actuellement en rade et qu’on a fait chercher. C’est la seule femme française à Djeddah. Elle n’y était même pas descendue et l’histoire de mon aventure ne lui a guère donné envie de visiter le port. Cette personne terrorisée par la mission dont elle était chargée, et vraisemblablement par les horreurs qu’on lui avait dites sur moi, me sembla stupide et sans cœur.

À tout ce que je demandais, et Dieu seul sait si j’avais des questions palpitantes à poser, elle me répondait :

— Je viens voir comment vous allez.

J’appuyai mes mains sur les siennes.

— Vous avez la fièvre, dit-elle. Avez-vous besoin de quelque chose ?

— Mais de tout ! Je n’ai rien à boire, rien à manger, rien pour me laver, pas de lit. Je voudrais de l’eau minérale, j’ai écrit au roi, au consul pour en avoir, je vais mourir de soif et personne ne me répond.

Elle m’assure alors qu’elle transmettra mes commissions, puis s’en va…

J’avais mis tant d’espoir secret dans cette visite que je me sens à bout.

Et ma songerie reprend, hallucinante, affolée, découragée.

J’aime mieux être exécutée de suite que de vivre dans cette attente du supplice, enfermée, privée de tout, sans nouvelle de personne. Je pense à ma mère, c’est aujourd’hui l’anniversaire de sa mort, une tristesse de plus m’emplit l’âme. Bientôt je la rejoindrai. Et la nuit commence avec ses angoisses, sa terreur, ses bruits, la vermine qui se réveille.

Par instants la confiance me revient, parce que je ne peux rester longtemps triste, mais, à d’autres moments, je me sens vraiment envie de mourir.

Dès le premier jour de mon arrestation, j’avais essayé de communiquer avec le ministre par un moyen que je ne puis citer ici, toutes les personnes mises en cause au cours de ce récit étant encore vivantes. Aujourd’hui j’ai la certitude que le consul a reçu mon appel ; je le suppliais comme toujours de venir me voir, ajoutant que j’étais couverte de bleus.

Dans l’après-midi, ma porte s’ouvre et livre passage à Jaber Effendi et à l’infirmière.

Elle interroge selon le protocole qu’on a dû lui imposer :

— Le ministre de France m’envoie prendre de vos nouvelles.

— Elles ne sont pas fameuses.

— Avez-vous été battue ?

— Non.

— Alors de quoi vous plaignez-vous ? Vous êtes bien « heureuse » (sic).

Certes, je comprends qu’on ne peut étendre sa sympathie à l’infini et que la plupart des humains ne disposent que d’une quantité limitée de sentiments à offrir aux autres êtres.

Tout de même, cette glaciale indifférence me rend folle. Cette personne croit-elle vraiment que j’ai tué Soleiman et me juge-t-elle criminelle ou est-ce de sa part une naturelle sécheresse de cœur ?

Je retrouve devant moi, à une heure tragique de ma destinée, la même médiocrité si répandue et la même incapacité de voir autre chose ici-bas que la platitude et le conformisme. Et j’en souffre comme j’en ai toujours souffert, mais avec quelle acuité !

Cette dureté et cette incompréhension m’exaspèrent et je crie :

— Je voudrais de l’eau minérale, une cuvette, un savon, un lit, de la nourriture.

— Bon, on vous enverra tout ce qu’il faut.

Elle m’a répondu la même chose la veille et j’attends toujours. Je lui montre encore mes jambes enflées et couvertes de piqûres.

— Ce sont les puces, constate-t-elle froidement.

— Pourquoi le ministre ne vient-il pas me voir ? Me croit-il coupable ? Me recevra-t-il si je m’échappe ?

— J’ignore tout, et, ajoute-t-elle en se dirigeant vers la porte, c’est ma dernière visite, le bateau part demain.

Brusquement, face à elle, je lui tends une lettre pour le consul, l’implorant pour qu’on m’exécute vite. Elle recule. Sa terreur, sa stupidité lui font décliner ma demande, elle se tourne vers Jaber Effendi, quêtant du regard son autorisation. Mais celui-ci, les yeux brillants, a déjà repéré le message et le saisit.

Je regagne ma cellule sans plus regarder cette écœurante personne, que la peur paralyse, et qui dans une telle situation n’a pas su me dire un mot réconfortant, n’a pas su avoir un geste pour m’aider.

Maintenant je songe à l’Indou du voyage de Suez à Djeddah, qui, lui, savait trouver pour toutes les misères lointaines du monde le mot qui panse, la formule qui compatit, le geste même, le modeste geste qui cependant soulage.

Mais ces âmes asservies que fabrique l’Occident européen, privées de toute individualité, de toute générosité, rendent la vie plus atroce à l’emprisonnée que je suis.

Cette odieuse visite m’a enlevé mon dernier courage. Il ne me reste plus que celui d’écrire. Écrire à tous ceux qui en ce moment disposent de mon sort, de ma vie.

Au vrai, j’attends la mort. Écrire me fait oublier les images monstrueuses qui commencent à me hanter. Et c’est une lettre au consul pour faire venir mon fils, si on en a le temps avant mon exécution, une autre à Ibn Séoud, une autre à Fouad Hamza, son ministre des Affaires étrangères. Puisque je dois mourir, je les supplie de faire vite, afin de m’épargner ces affreuses journées et ces nuits de veille hantées par de hideux cauchemars.

Hélas ! le mot vite et l’idée de vitesse sont choses inconnues des Arabes. Mes lettres partent, mais le silence les suit.

Et une nouvelle nuit revient, la cinquième dans cette prison, de nouveau la vermine dévore mes plaies. Le jour se lève encore et le consul ne vient pas.

Le mercredi 26 avril, je me sens atrocement faible. Je n’ai rien mangé depuis cinq jours. Mes chaouichs ont pitié de moi. Cette pitié n’a pas pénétré l’infirmière du bateau. Mais ils vont m’acheter un peu de pain, du lében (lait caillé), du thé, toujours si bon en Orient.

Malgré mon affaiblissement, je voudrais par instants me soutenir, pour éviter surtout la folie qui m’envahit l’esprit et que je redoute plus que tout. Dans la nuit suivante, il y a à côté des bruits de chaînes et d’armes. On emmène à la Mecque les grands criminels par camion automobile. Les malheureux n’ont plus longtemps à souffrir. Ma hantise, c’est d’être également envoyée là-bas.

Au début, la promiscuité avec les bandits de cette prison m’avait horrifiée, mais je me suis habituée à leurs chants mélancoliques. Maintenant qu’ils vont « goûter à la mort », ils me manquent. L’idée d’être exécutée et même lapidée est déjà atroce. Toutefois l’attente du jour inconnu de ce supplice est abominable. C’est une torture morale où l’on se sent toujours au bord de la démence.

Et je pleure.

Je pleure ceux que j’aime, que je ne verrai plus et qui ne sauront jamais le fin mot de cette tragédie orientale. On dira : « assassinat et adultère » et beaucoup le croiront.

J’écris une lettre d’adieu à mon fils. Je lui explique les faits. Les faits authentiques qui sont certainement noyés à cette heure même à Djeddah, dans un amas de mensonges et d’inventions absurdes. Je dois dire ici, marginalement, que le Haut-Commissariat à Beyrouth reçut ce pli en son temps, mais il ne l’a jamais remis à mon fils qui résidait dans cette ville.

J’ai enfin trouvé un moyen pour quitter plusieurs fois par jour mon cachot. Ce n’est rien, ni prend figure d’une sorte d’évasion provisoire…

Car, pour les besoins naturels, on m’accorde l’endroit réservé au chef de la police.

Certes, je m’y rends toujours sous escorte, entre deux sentinelles, baïonnette au canon, et c’est une simple fosse sur la mer Rouge. Il sera peut-être difficile, ceci dit, de faire saisir quel réconfort cela m’apporte. Et pourtant…

Par la lucarne de ce petit coin isolé, j’aperçois la mer, le consulat, le drapeau français.

La vue de ce drapeau m’émeut profondément, jusqu’aux larmes.

Je voudrais des réponses à mes lettres, car le plus pénible, c’est de ne rien savoir.

J’écris à l’émir de Djeddah.

Mais ni lui, ni Fouad Hamza, ni Ibn Séoud ne me donnent signe de vie. Il est vrai que je leur écris en français. Et puis, reçoivent-ils ces lettres ?

Deux jours après mon arrestation, Saïd bey a été révoqué. Le nouveau directeur de la police passe souvent devant mes fenêtres, jamais il ne m’a adressé la parole. Je m’efforce d’apitoyer Jaber Effendi. Je lui demande de me faire remettre la valise de Soleiman, ses grandes abayes, son manteau-cape qui me serviraient d’oreiller. Mais on me refuse tacitement tout cela.

Le 29 avril, le consulat me fait parvenir des côtelettes et de l’eau minérale. Dans ma situation, la moindre douceur est un grand luxe.

L’espoir me revient. Tantôt, je renonce à tout, j’appelle la mort qui me permettra le suprême voyage et d’avoir le grand mot de l’au-delà, ce départ définitif. Tantôt je voudrais vivre et sortir innocente de ce traquenard, retourner embrasser ceux que j’aime.

Le 30 avril, Jaber Effendi m’apporte la Vie de Mahomet, saisie dans ma valise et que je réclame depuis mon incarcération.

J’y lis des choses étonnantes. Des exemples de courage de guerriers arabes qui me stimulent à mourir comme eux.

En voici un absolument héroïque :

« À la bataille de Ohod, la troisième année de l’égire, le porte-étendard quoraïchite est tué, plusieurs hommes lui succèdent et meurent à leur tour. Un jeune esclave abyssin s’empare du drapeau, aussitôt Saad ben Ali Vaqqac lui coupe la main droite, il le saisit de la gauche, celle-ci à son tour est tranchée, il serre alors la hampe de l’étendard de ses moignons, mais il est littéralement haché en morceaux à coups de sabre. Se jetant sur l’étendard pour le couvrir de son corps, il meurt en s’écriant : « Ai-je fait tout mon devoir ? »

Je me sens très abattue, lasse d’attendre.

Au début je suivais du regard les porteurs d’eau, les plongeurs et les nègres allant dans la mer avec leurs ânes teints au henné. Les petits Javanais aux hanches étroites, serrés dans des pagnes écossais ou aux vives rayures, me divertissaient beaucoup. Ils allaient du port à la légation de Hollande et la prison est sur leur passage. Mais à présent je médite sur les affreux pressentiments de mon vrai mari, de Mme Amoun et des Italiens à bord du Dandolo.

Et ma crainte s’alimente à ces prédictions funestes.

Dans la pièce à côté, on a amassé de nouveaux prisonniers. Durant la nuit, pressés les uns sur les autres, ils poussent ma porte qui s’ouvre. Ils s’affalent alors sur le plancher de ma cellule avec un bruit macabre. Je tremble de frayeur. Au matin du 1er mai, je trouve le pain que j’avais posé sur la fenêtre tout couvert de fourmis. Mes gardiens qui me manifestent de la pitié me conseillent d’entourer mes réserves de nourriture d’un petit fil de pétrole. Je le fais. Dans ma situation, on fait tout ce qu’on vous conseille. Mais les fourmis du Hedjaz sont de terribles bêtes, le lendemain mes aliments en sont encore couverts.

J’ai mal à la tête et je suis dévorée de démangeaisons. On m’apporte encore du consulat des biscuits et de l’eau minérale. Je bois du thé, car les « kawagis > peuvent, 4 ou 5 fois par jour, vendre ce thé aux prisonniers. Je mange aussi des olives.

On ne se figure pas, dans le courant de la vie, comme il faut peu pour vivre.

Pour ne pas devenir folle, je me donne des besognes à accomplir. Je tue des punaises, cela pourrait occuper un demi-siècle. J’attrape également de grosses araignées aux becs redoutables et je cherche à boucher les trous de mon plancher avec du papier. Mais il vient du bas un vent fétide si violent que le papier est enlevé et va s’accrocher dans les toiles d’araignées du plafond.

Cependant mes maux prennent mauvaise figure. Ma peau s’en va par morceaux comme celle des lépreux. On m’amène le docteur Akram. C’est un homme compatissant, sympathique, très bon. Il parle bien le français et me conseille de demander à l’émir de Djeddah mon transfert à l’hôpital.

Il m’envoie ensuite de la poudre de talc dans un cornet de journal et de la vaseline dans un petit pot de carton. Cette attention me touche et me procure un très grand adoucissement. Jusqu’alors je jetais un peu d’eau sur mes chairs enflées pour obtenir un répit momentané, mais ensuite je ressentais une souffrance et une brûlure pires.

Le consulat m’envoie toujours des aliments, des côtelettes, du rôti de mouton. Mais, malgré mon désir, c’est à peine si je puis manger. Tout en moi est contracté et refuse de fonctionner, surtout ma gorge et ma bouche.

Dans l’après-midi je reçois également du tissu, du fil, des aiguilles que j’avais demandés pour m’occuper. J’ourle des mouchoirs.

3 mai. — Le miracle arrive. Jaber Effendi me présente un papier dactylographié qui dit : « Demain, à 16 heures, le délégué français viendra vous voir ».

Mon bonheur est indescriptible… après 13 jours d’attente, je n’espérais plus.

…J’attends tout de cette visite. L’absence totale d’information où je me trouvais était la chose la plus pénible qui fût. Mon impuissance aussi était une torture, je grillais d’envie d’agir et je ne pouvais absolument rien faire, lettres, paroles, tout restait sans réponse. Car les Hedjaziens ne comprennent probablement pas mes missives. Je compte les heures, les minutes, je guette à travers mes barreaux, lorsque M. Maigret arrive enfin, escorté des membres du consulat.

Je suis très émue, je peux à peine lui dire bonjour. M. M… me regarde, pas lavée, pas coiffée, la peau grise, mes bras pelant par plaques, et il me dit : « Je m’attendais à vous trouver dans un triste état, mais je n’aurais jamais cru que ce fût à ce point. »

Sa personnalité énergique et droite me donne tout de suite grande confiance, je suis soudain remontée. Il m’apprend que par mon mariage je suis soumise aux lois du Hedjaz et que lui, en ce moment, ne peut rien pour moi. Mais il m’assure avoir la certitude que tout se passera normalement, je ne serai pas transportée à la Mecque, ce qui est devenu pour moi une poignante obsession.

Il n’est pas question d’exécution immédiate, me certifie encore M. M…, une enquête est en cours, il faut attendre le résultat.

— Quelle sera la durée de l’enquête ?

— Ça dépend, répond-il, il y en a qui durent un mois, tandis que d’autres en prennent six.

— Je préfère la mort à six mois de ce cachot. Ne pourriez-vous pas m’obtenir la liberté provisoire ?

— C’est impossible, ce cas n’est pas prévu par les lois du Hedjaz.

Jaber Effendi est présent à cet entretien, comme à tous ceux que j’eus par la suite. Aussi, m’approchant du consul, je lui chuchote à l’oreille : « J’ai très envie de m’échapper. Si j’arrive chez vous, pourriez-vous me cacher ? »

— Mais il vous est impossible de fuir.

— Je préfère tous les risques à cette attente, puis je crois que je pourrai tomber dans la mer, par la lucarne des W.-C. ; si je ne me casse rien, je passerai par un trou aperçu dans le mur qui longe la rive, j’arriverai au consulat, mais me garderiez-vous si je réussissais ?

— Ne tentez pas cette folie, la route du consulat est dominée par le poste de police, on vous tirerait dessus. En supposant même que vous aboutissiez, ce que je ne crois pas, je serais obligé de vous rendre aux autorités qui, évidemment, vous réclameraient. Vous êtes Nedjienne et je ne peux agir pour vous officiellement. J’essayerai toutefois de venir vous voir régulièrement.

— Oh ! oui, c’est ce qui peut me faire le plus de plaisir.

Le consul, faute de pouvoir me donner toutes les satisfactions morales, veut au moins que j’aie toutes les consolations matérielles.

En effet, dès le lendemain, l’effet de sa visite se fait sentir. On me porte un lit, une boîte de créoline, je passe la matinée à nettoyer, j’arrose tout copieusement avec ce désinfectant, je balaye avec des feuilles de palmier prêtées par un chaouich. Je tue une armée de punaises et de fourmis, j’entrevois une nuit de sommeil ininterrompu.

M. M… m’avait envoyé aussi quelques livres, mais on ne me les avait pas remis. En entrant dans ma pièce, il en tenait deux à la main qu’on n’osa pas lui enlever. Jaber Effendi les feuilleta d’un air inquisiteur puis me les laissa. Étendue sur mon petit lit, je bouquine avec délices… Je constate, une fois de plus, que tout bonheur est bien relatif. Quelques jours après, M. M… m’envoya même un fauteuil en rotin. Mon confort augmenta et surtout je ne me sentais plus abandonnée. Sa franchise autoritaire, presque brutale par instants, me rendit l’espérance. Son mélange de douceur et d’énergie, son assurance à me certifier l’heureuse issue prochaine de ce drame me firent le plus grand bien.

Il est rare de rencontrer un fonctionnaire de caractère, et j’étais persuadée qu’il ferait tout ce qui lui serait possible pour me sauver.

En fin de journée, un serviteur m’apporte mon premier repas complet du consulat. Des œufs, du poisson, de la viande. Tout cela sur un grand plateau, dans des assiettes, ce qui m’éblouit autant que mes voisins de captivité. On présente les mets avant de me les servir à Jaber Effendi, il soulève les assiettes, les regarde en-dessous, également sous le plateau et, quand il est sûr qu’aucun signe cabalistique n’orne ma vaisselle, un gardien me remet ma nourriture.

J’ai perdu l’appétit et je distribue la moitié de mes vivres aux autres captifs avec qui je sympathise. Je m’endors enfin dans un lit !… à peine soucieuse maintenant de l’avenir, toute à la joie des améliorations que cette journée m’a procurées. Et moi qui avais cru, la première fois que j’avais dû coucher dans des draps de coton, que je ne pourrais pas dormir, je ne m’aperçois pas, ce soir, que ces draps sont neufs comme du carton ciré.

Mais j’ai été réveillée vers deux ou trois heures du matin par les préparatifs d’une armée de policiers se rendant à la rencontre du roi, dont l’arrivée est prévue pour ce matin. À l’aube, des coups de canon souhaitent la bienvenue à Sa Majesté, tandis que j’aperçois le drapeau vert nedjien contre mes barreaux. Toutes les légations ont également hissé leur grand drapeau. Ces taches de couleur égayent ma vue et je les contemple longuement.

La journée est terne, j’ourle des mouchoirs et ne pense plus qu’à la visite du consul, annoncée pour le lendemain. Tout le temps de ma captivité, ce sera mon seul rayon de soleil Un beau serviteur noir m’apporte chaque jour ma nourriture. Mes essais pour garder quoi que ce soit, pour le soir ou pour le lendemain, sont infructueux. Les bêtes ont l’air d’avoir disparu, mais la moindre victuaille en attire des myriades. Mon gardien Naser a l’heureuse initiative de tendre d’un bout à l’autre de ma chambre une corde attachée au mur par des clous. Sur la corde nous accrochons deux petits paniers en osier où je mets mon pain, mon sucre, mon lait, etc… Je suis sauvée, je recouvre chaque panier d’un papier pour éviter la chute des insectes volants et je me trouve dans un état relatif de propreté.

Je veux régler ma corde, comme toutes mes autres petites choses, jusqu’à présent, et même mon eau pour me laver. Mais on me fait répondre généreusement que le Gouvernement m’offre cela, par la suite l’eau me fut donnée… Les remèdes aussi, le docteur Akram dit que le ministère de l’Hygiène me fait ce cadeau…

10 mai. — Nuit d’insomnie, cauchemar, j’ai peur que le consul ne vienne pas. À partir de trois heures je guette. Il arrive enfin vers 4 h. 30, alors que je désespérais presque. Il a encore les mots qui font du bien. Il remonte mon moral défaillant, il pense vraiment que ce ne sera plus long maintenant. Il me porte encore du tissu, quelques livres, des boîtes de lait. Je lui demande s’il a prévenu Beyrouth de mon arrestation, mais ses réponses sont laconiques : « J’ai fait le nécessaire où il fallait, auprès de qui il fallait. »

J’insiste, il s’entête dans un mystère et une discrétion qui me crispent.

Tous ces détails m’intéressent ; ils me feraient plaisir. Je désire être informée. Mais, soi-disant dans mon intérêt, M. M… ne veut rien me dire, c’est fort pénible.

11 mai. — J’ai un tub (grand plat arabe), de l’eau, et je me délecte à ma toilette chaque matin. Je demande souvent à aller au petit coin sur la mer. Je m’y attarde le plus possible pour respirer longuement et contempler la liberté. Un paquebot apparaît à l’horizon, recevrai-je par lui des nouvelles ?…

*