Éditions Jean Froissard (p. 101-110).
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LE HAREM


Je me trouve dans une pièce sans meubles. Devant le moucharabieh, cependant, est une sorte de large marche, recouverte d’un vieux tapis : le divan. Dans les murs, des niches sans symétrie. Là sont entassées de nombreuses couvertures et rangés de minuscules verres. Car la coutume au Hedjaz est de boire sans cesse le thé. De pareils récipients me changeront du verre d’Ahmed qui contenait un litre… Les couvertures sont pour la nuit. La grosse femme me reçoit cependant et incline la tête avec une évidente gravité. Elle se touche le front et articule quelques mots que je n’entends pas et auxquels je ne saurais répondre. Mais elle fait un geste qui éclaire, si je puis dire, ma religion. Elle veut me faire enlever ma vêture de pèlerinage, le sac blanc qui me recouvre en totalité.

J’hésite sur la conduite à tenir, puis, après avoir refusé, je ne sais pourquoi, je consens. Me voilà donc en petite tenue. J’attends anxieuse et énervée, ce qui va m’advenir d’inattendu et que je redoute un peu.

Il est à peine dix heures du matin. Des esclaves femmes entrent. Elles rient, me montrent du doigt et viennent me toucher comme un animal inconnu. Elles veulent aussi vérifier si je suis une femme comme les autres… Elles jacassent ensemble, bruyamment et vertigineusement Leur arabe est si différent de celui de Syrie que je n’y comprends autant dire rien. Le temps passe très lentement. C’est déjà la vie de harem, et j’attends. Quoi ? Dieu seul le sait. J’ai mal à la tête et je meurs de faim. Enfin, vers trois heures du soir on m’apporte, dans une assiette, un liquide gras et aigre, où nagent des herbes vertes. C’est immonde et je n’en peux rien avaler malgré mon désir. Heureusement que le thé est bon, mieux même, exquis. Et j’en bois autant qu’on m’en offre. Souvent… L’énorme femme sort et revient sans cesse. Il est visible qu’elle désire m’être agréable et fait de son mieux. Constamment elle répète en criant, ainsi qu’un refrain, la formule si connue :

Enta mabsout ? ana mabsout.

(Es-tu contente ? si oui, je suis contente.)

Je ne réponds d’abord rien. Il est trop certain pourtant que cela m’agace, puis, exaspérée je crie :

— Mais non, je ne suis pas contente. J’ai mal à la tête, on m’a séparée de mon mari et je ne puis aller au pèlerinage.

Malesh, répond-elle à son tour. Ce qui signifie à la fois, qu’y faire ? et tant pis ! Je suis, ajoute-t-elle, encore plus fâchée que toi. Voilà dix ans que je n’ai pas manqué une seule visite aux lieux saints.

« Or, cette année, le devoir était de rester, mon gendre ayant gardé sa femme à Djeddah avec lui. »

Elle m’explique avec des mines d’importance qu’elle est la belle-mère du sous-gouverneur, Ali Allmari. Mais, comme il a déjà perdu quatre femmes, elle n’ose plus quitter sa fille. Elle n’en veut pas moins me faire sentir et partager son mépris pour Djeddah, ville misérable, sans confort, sans cinéma, sans photographe.

Car à Bassorah, son pays d’origine, elle a connu tous ces raffinements de haute civilisation. Ici, sur ordre du roi, aucune distraction moderne n’est autorisée au Hedjaz ou au Nedj. Et, par respect pour le Coran, dont une phrase condamne les reproductions matérielles de la nature, la photographie même est interdite.

Tous les hommes qui commandent ici sont Wahabites, comme le roi, qui à la tête du mouvement a chassé la famille du chérif Hussein. Le Wahabisme date de la seconde moitié du xviiie siècle. C’est une doctrine dont le but est de rendre à l’Islam sa pureté primitive. Il écarte notamment le culte des marabouts, si cher à notre Afrique du Nord, et tout ce qui paraît réveiller le vieux culte d’Ève, dont le prétendu tombeau était naguère à Djeddah. Ce tombeau de la mère des hommes a donc été détruit par ordre d’Ibn Séoud.

Et, même devant le tombeau du Prophète, le visiteur doit s’abstenir de toutes les démonstrations qui ressembleraient à la dévotion d’un culte seulement réservé à Allah.

Au demeurant, Ibn Séoud obéit plutôt qu’il ne commande à ce puritanisme âpre et dur. Il le fait certes observer, mais avec un réel libéralisme. Et même c’est le reproche qu’il encourt constamment de la part des Wahabites de stricte observance : celui d’opportunisme. Car un puritain trouve toujours plus puritain que lui, et un de ses grands vassaux, Fayssal Ed Daouich, chef de la tribu des Moutayr, s’est justement soulevé contre Ibn Séoud, voici trois ans, en façon de protestation contre l’opportunisme du roi. Ce personnage agressif et ascétique avait, en cas de victoire, décidé de livrer la Mecque au massacre et au pillage pendant trois jours. Après quoi, les survivants se seraient réunis pour faire en public amende honorable de leurs péchés…

Si on voit là comment Fayssal Ed Daouich aurait traité les plus fidèles de ses coreligionnaires et la cité la plus sainte de l’Islam, « la mère des villes », on peut deviner comment il pensait agir à l’égard des Européens…

Par chance, Ibn Séoud l’a vaincu et mis à l’ombre depuis deux ans au fond d’un silo.

Or il me faut dire que Soleiman appartenait justement à la tribu des Moutayr, « Oiseaux de proie ». C’est la plus sauvage du centre du Nedj.

Ces réflexions ne sont faites que pour rendre le roi du Nedj sympathique, par contraste avec les sanguinaires « hommes purs » qu’enfante le royaume.

Ibn Séoud est un homme de premier ordre, qui s’impose à l’admiration universelle par son intelligence, son énergie et les règles de vie pure qu’il suit fidèlement.

Pour en revenir à ma grosse amie, elle se nomme Kadija. On ne l’appelle noblement que Sett Kébir, ce qui signifie Grande Maîtresse, elle descend du chérif, et elle insiste pour que je me rende un compte exact de cette merveilleuse filiation.

Je veux lui être agréable et avoue reconnaître sa grande noblesse. Elle continue en m’expliquant sa parenté avec Ali Hussein, l’ancien roi du Hedjaz. Maintenant que tout le monde est rassuré sur mon compte et que les esclaves m’ont bien contemplée à leur aise, c’est le tour des femmes du harem d’accourir me voir. La fille de Sett Kébir est la première. Elle porte une robe de mousseline blanche, à rayures satinées. Ses belles mains pendent le long de son corps. Très pommadés, ses cheveux tombent en longues tresses des deux côtés de la tête.

Elle suit avec minutie le code de la politesse hedjazienne, me prend la main, la porte à son front et la baise enfin. Elle se nomme Fakria, elle est l’épouse du sous-gouverneur. Âgée de seize ans, elle est mariée depuis huit années.

Elle a d’ailleurs une fillette de six ans qui la suit, tenant par la main deux jolies enfants à figure chétive et à peau transparente. Ce sont les filles d’une épouse disparue d’Ali Allmari. La dernière du défilé des femmes est Mousny. Alors que beaucoup d’autres sont presque difformes de graisse, aucune n’est si mince et si parfaitement faite que cette négresse. Son costume d’intérieur apparaît charmant : un petit gilet très serré sur les reins, en mousseline de coton, laissant transparaître des seins ravissants, avec des pantalons bouffants, dont l’ampleur est ramenée par derrière.

Son air est vif, Intelligent et attentif. On devine qu’elle se reconnaît une supériorité sur les autres femmes noires. Elle est le résultat d’une faiblesse du sous-gouverneur pour une esclave. Toutefois, fille reconnue, elle a désormais droit aux mêmes égards que toutes les autres. Elles se réunissent en demi-cercle devant moi, et échangent des propos qui en d’autres temps m’amuseraient :

— Comme elle a de petits yeux !

— Et ses mains, qu’elles sont minuscules !

— Quelle étrange peau blanche !

— A-t-elle le cœur musulman ?

D’autres curieuses se sont jointes maintenant au cercle qui m’entoure et incitent les femmes du sous-gouverneur à douter de mon cœur. Mais le sujet de la curiosité qu’on me porte change. Ce qui les intéresse c’est de savoir si je suis faite comme elles dans tous les détails de mon corps…

Elles s’approchent en souriant et me palpent avec une simplicité lascive, si minutieuse que, dégoûtée et furieuse, je les repousse vivement. Plus tard, devant l’insistante curiosité de l’une d’elles, la voisine Selma, je lui casse même le poignet en me défendant, ce qui fait toute une affaire, car le genre d’indiscrétion qui m’a fait réagir ne peut être avoué aux hommes.

La journée s’achève lentement. Sett Kébir, à qui je dis ma lassitude et mon besoin de dormir, m’indique noblement le sol, comme une châtelaine qui vous mènerait dans la belle chambre d’amis…

Je regarde mélancoliquement ce tapis mince et usé. Les esclaves portent quelques couvertures. Dans cette même pièce, plusieurs autres femmes vont dormir aussi. Je m’allonge enfin, exténuée. D’autres en font autant, mais il en est qui se réunissent dans un angle. À la lumière d’une lanterne elles vont bavarder toute la nuit. À deux heures du matin, comme le fait tout l’Islam, Sett Kébir se lève et fait ses prières et ses ablutions.

Moi, je ne bouge pas, mon désarroi est trop grand.

À l’aube, je m’éveille, brisée de courbatures, la tête lourde et plus épuisée que la veille. À neuf heures, les esclaves apportent l’el fatour, petit déjeuner constitué de pain fait à la maison, de fromage blanc de chèvre aigre et sale, sur lequel, aujourd’hui, les lettres du journal qui l’a enveloppé sont imprimées, puis d’oignons, de poireaux crus, avec les racines et les tiges vertes, qu’il faut commencer à manger par le haut, et enfin des haricots blancs, recouverts de beurre de brebis rance (semen).

Le pain affecte la forme d’une galette ronde, peu levée, faite de farine d’orge et d’eau de mer.

Difficile d’avaler ces horreurs.

Ensuite je demande à me laver.

Mais Fakria, avec une sorte d’ironie, déclare tout de même gentiment que le hammam commun ne doit pas être assez convenable pour mon usage.

Elle me fait alors monter dans le sien, qui dépasse les limites du confort courant : il y a, de fait, un seau d’eau de mer et un seau d’eau douce, avec le petit bol qui sert à s’arroser le corps…

Car, qu’on ne l’oublie pas, l’eau qui a touché les parties inférieures du corps ne doit jamais venir en contact avec les parties supérieures.

La loi musulmane, qui ne badine pas, exige effectivement que je commence à me verser de l’eau sur les épaules, puis le ventre, puis les cuisses et enfin sur les pieds. Se laver, ce qui s’appelle se laver en Occident, devient ici, avec ce rituel obligatoire, un problème des plus ardus.

Je m’en tire au mieux et, lorsque je reviens, Sett Kébir me dit avec onction :

— Il paraît que tu as de nouveau commis un péché !

— Pourquoi cela ?

— Une esclave t’a observée par la lucarne de la porte. Or tu ne t’es pas lavée selon le rite. Et puis, il y a quelque chose de grave…

— Mais quoi donc encore ?

— Tu n’es pas épilée.

Je sursaute, elle continue.

— Oui, et nous nous demandons comment ton mari peut te tolérer ainsi, car tu n’es pas une vraie musulmane.

Je devine que les mots ne traduisent pas dans toute leur intensité le scandale que je viens de causer. Mais, comme je suis étendue sur le divan, espérant la paix, je les vois toutes, après un conciliabule religieux, s’approcher de moi, et demander à voir…

Une indignation les prend devant le vivant blasphème que constitue ce système pileux… et elles se mettent aussitôt à l’œuvre, pour me faire rentrer dans la règle : avec des pinces et au besoin leurs doigts, avec un sirop de sucre qui durcit et forme un bloc qu’on arrache d’un coup avec les poils…

Elles me font un mal atroce et leur fièvre est si grande, leur désir d’aboutir d’urgence si ardent, qu’elles m’enlèvent la peau.

Je me défends mal, en leur disant que leur idée de mêler la religion à de telles bagatelles est strictement ridicule. Puisque la foi est dans mon cœur, les poils de mon corps n’y changent rien. Vaines protestations, je n’ai plus la force de batailler ; d’ailleurs je comprends qu’il ne faut pas me faire des ennemies de ces femmes ignorantes, naïves et d’une si originale pudeur.

Alors, avec un rasoir, je termine l’opération commencée par tant de moyens si douloureux. Sett Kébir me demande insidieusement si Soleiman est en ce point semblable à moi. Je réponds oui, et je devine alors que j’ai porté au prestige de mon mari un coup définitif.

— Enfin, ne parlons plus de tout cela, fais-je, je vais me laver à nouveau.

Je retourne au hamman. J’y utilise encore de l’eau douce. Elle est coûteuse, car il n’y en a pas une goutte à Djeddah. Le roi a fait venir des machines à distiller l’eau de mer. Elles fonctionnent jour et nuit et l’eau obtenue est vendue dans des tanakés ou bidons d’essence de dix-huit litres. On vous apporte cela au réveil, comme le laitier vous apporte votre lait en France. On verse cette eau dans des réservoirs situés à l’entrée de chaque harem, et la note se paye en fin de mois. Cette toilette terminée, Fakria veut bien reconnaître que je ressemble à toutes les femmes de harem d’Orient. Elle va me faire les honneurs de la maison. Nous circulons librement car les hommes sont à la Mecque.

Au rez-de-chaussée et au premier sont de vastes salles pour les réunions d’hommes, « Mejless ».

Au second, des appartements, bien entendu sans meubles, servent de chambres d’amis. Les amis peuvent d’ailleurs être des inconnus de passage.

Le harem occupe le troisième. Au quatrième demeure le sous-gouverneur de Djeddah. Un luxe inouï (tout est relatif) s’y étale : un lit de fer avec sommier et matelas… Il n’y pas de draps, car Ali Allmari ignore l’emploi de ces objets.

Mais il y a aussi une armoire avec deux glaces.

Au dernier étage se trouve la terrasse qui couvre toute maison arabe.

C’est, en somme, le seul lieu où les femmes puissent se tenir libres et dévoilées, au grand air. Les terrasses servent même de trait d’union entre les harems. Les maisons sont si rapprochées, en effet, qu’on peut converser de l’une à l’autre et même passer des objets.

On peut échanger des propos de maison à maison à travers les moucharabiehs, car les harems sont tous au même étage, afin d’éviter le moindre rapport entre homme et femme d’une maison à l’autre.

Ma vie prenait peu à peu un nouvel aspect, sans grâce et amollissant comme est l’existence même de la femme orientale. Mais je n’avais pas la vocation. Au bout de deux jours, n’en pouvant plus de cet internement, je demandai à sortir pour acheter des tissus, afin de m’habiller comme les autres femmes. Car je n’avais rien d’autre que la robe noire portée, sous le sac blanc, lorsque j’arrivai à Djeddah.

Sett Kébir, calmement, me répond que tout le monde est à la Mecque et que les souks sont clos. J’insiste ; elle me promet de me faire accompagner, quand l’esclave aura fini de balayer. Ensuite, il faut que la vaisselle soit lavée, puis c’est le déjeuner, la chaleur, la nuit. Je suis évidemment séquestrée, malgré les ménagements dont m’entoure la courtoisie arabe. Je médite sur le moyen de sortir en cachette. Mais je ne suis jamais laissée seule. En outre, quatre ou cinq esclaves gardent la porte d’entrée.


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