Éditions Jean Froissard (p. 93-100).
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DJEDDAH


Djeddah, c’est la porte de l’Islam croyant. Celui qui se rend à la Mecque et que Djeddah reçoit, doit accomplir diverses obligations, toutes d’ordre religieux.

Il faut d’abord revêtir l’irham, tenue de pèlerinage, se raser, se couper les ongles et s’abluer le corps, cela crée un état de pureté physique comparable à celui moral qui doit, en religion catholique, suivre la confession et précéder la communion. Le pèlerin ne doit plus avoir de rapports sexuels, pas même toucher la main d’une femme.

Il doit aussi éviter de tuer n’importe quelle bête, y compris le parasite le plus lancinant. Il ne se coupera plus les ongles, ne se rasera plus, ni ne fera couper ses cheveux durant le voyage pour la Mecque. Il ne cueillera pas un seul brin d’herbe, ni une feuille, s’il veut rester pur ; puisque Dieu lui donne la vie, il lui devient interdit de la supprimer. Dans les lieux sacrés, chasser une mouche qui se poserait sur le visage est un péché. Les femmes en pèlerinage sont entièrement couvertes, de la tête aux pieds, d’un drap blanc ; deux trous pour les yeux sont seuls permis.

Ahmed trouve justement dans les valises de l’Hindou une vaste pièce de cotonnade. J’en fabrique un sac pour moi, et avec mes ciseaux je fais les deux orifices permis. Comme mes compagnons s’informent de ma tenue, je la passe avec un rire de triomphe, mais je ne vois alors que des visages désapprobatifs. Tous déclarent que je suis vêtue de façon inconvenante ; le bas du sac doit balayer la poussière et j’ai raccourci, pour qu’il me soit possible d’avancer, cette robe qui me gênait. Je lui restitue une longueur congrue et je dois percer le trou des yeux bien plus haut que je ne l’avais fait. Je ne sais si, maintenant, je verrai où je pourrai marcher, mais ce sera à la volonté de Dieu.

À l’aube nous voyons les bouées flottantes indiquant l’entrée dans la zone religieuse. Les prières commencent. Tout le monde remercie Allah pour la faveur prodigieuse que sera l’accomplissement du pèlerinage.

Comme Djeddah n’a rien qui mérite d’être vu en détail, nous décidons de prendre une auto à nous cinq afin de gagner la Mecque d’urgence. Il n’est que temps si nous désirons arriver aujourd’hui à la montagne sacrée d’El Arafat.

Mais ce sont là des décisions vaines et mes espoirs vont connaître un terrible démenti.

Il est cinq heures du matin, le bateau stoppe en pleine mer, loin de la côte. À la lorgnette nous entrevoyons Djeddah toute blanche, faite de maisons penchées.

Les façades sont chargées de « moucharabiehs » faits du bois des îles de l’océan Indien. Ce sont des apports de Javanais mahométans, qui ont ainsi acquitté le prix de leur visite aux lieux saints.

Autour de Djeddah, pas un arbre, pas un brin de végétation. C’est le désert. Là-bas, derrière quelques lointaines collines, se trouve la Mecque.

La rade de Djeddah est déserte presque toute l’année. Mais à l’époque des dévotions islamiques une activité énorme l’emplit. De grands paquebots internationaux y sont en ce moment ancrés. Dans ces navires sont arrivées toutes les races musulmanes du monde : Soudanais, Berbères aux yeux bleus, Hindous, Malais nègres, esclaves de tous les pays où il en subsiste, abondent. Proche la côte, une carcasse de bateau dit la catastrophe subie naguère par le paquebot Asia. Ahmed Muslem veut nous faire peur, en nous racontant que les officiers français de ce bateau furent exécutés par Ibn Séoud pour avoir par impéritie causé la mort de centaines de pèlerins. Il est vrai que la nouvelle est controuvée, mais j’entends Soleiman, pour racheter sans doute le crime d’avoir épousé une « roumi », dire que ce fut bien mérité.

Une vedette nous amène le capitaine du port et le docteur Yaya, pour les formalités d’usage. Ils sont tous deux en robe de tussor et kéfié[1] de voile. Le tout éblouissant de blancheur. Ils ont des escarpins vernis et portent des chaînes d’or. En ce lieu, tous deux donnent une impression de richesse et de raffinement.

Disons que Djeddah, qui est soumise à Ibn Séoud, roi puritain du Nedj, fut conquise par lui en 1926. Jusque-là le Hedjaz avait été soumis à Ali Hussein, frère de Fayçal, ancien roi d’Irak. Ibn Séoud possède en tout cas à cette heure les neuf dixièmes de l’Arabie et s’apprête à prendre le reste.

Reprenons notre histoire… Le commandant, ayant fait les examens nécessaires et accompli les formalités classiques, fait défiler les pèlerins devant lui ; les hommes passent, puis moi, seule femme, assez loin derrière. On nous ordonne de nous embarquer sur la vedette. Je m’y accroupis à l’avant. Le docteur Yaya, à son tour, interroge tout le monde : « Quel est ton nom, ton pays, es-tu marié, est-ce ton premier pèlerinage ? »

Mohamed répond qu’il est né à la Mecque et rentre tout simplement chez lui, où il finira sa vie en prière…

L’Hindou, toujours en extase, répond poliment mais à peine. Les autres, Ahmed et Soleiman, sont plus exubérants. Ce dernier se fait remarquer par ses stupidités :

— Je viens de me marier à une Française que je ramène de Syrie.

Le docteur lui demande lentement s’il pense que sa femme saura s’habituer à la vie d’Oneiza.

— Bien sûr, il le faudra, ne doit-elle pas me suivre partout ?

Je suis pendant ce temps sur les charbons ardents, je contiens ma colère et semble ne pas avoir entendu.

Mais le docteur Yaya se tourne enfin vers moi. Il s’exprime en un français parfait :

— Vous êtes Française ?

— Je le suis, ou plutôt je le fus.

— Pensez-vous rester longtemps dans ce pays ?

— Je viens surtout le visiter et faire la connaissance de mes beaux-parents d’Oneiza. Ensuite, dans trois ou six mois au plus tard, nous repartirons.

— Comment supporterez-vous cette existence ?

— J’ai déjà mené la même vie en Syrie avec les Bédouins. J’aime cette vie primitive et patriarcale.

— Comptez-vous accomplir le pèlerinage ?

— Certes, ce sera une grande joie pour moi, musulmane d’hier, d’approcher du sanctuaire d’Allah et de recevoir ses grâces. Je serai fière de porter alors le titre de Hedje Zeïnab.

Yaya se renferme dans une glaciale impassibilité.

On accroche parfois un récif de corail et l’hélice cale. Mais enfin nous arrivons et débarquons.

À la douane, le docteur Yaya me demande courtoisement de le suivre. Les hommes m’attendent pour prendre au plus vite le chemin d’El Arafat.

Je monte avec le médecin une série de petits escaliers verts, puis j’entre dans une grande salle, meublée d’un bureau sur lequel est posé un téléphone.

Une digression ici, car le mélange d’extrême civilisation et de simplicité primitive qui caractérise ce pays surprendra le lecteur.

Le roi Ibn Séoud, d’une intelligence surprenante, est ennemi de la trop grande civilisation en soi, mais il en prend les inventions utiles à ses desseins de chef omnipotent qui veut être partout et rapidement obéi.

Chez lui, le tabac et l’alcool sont interdits. Pris à boire de l’arak, des Arabes ont été condamnés à six mois de prison, plus cent coups de bâton le premier de chaque mois… On parle là-bas du vin comme d’une drogue malfaisante et odieuse.

Par contre, l’auto et le téléphone y sont d’un usage courant.

Je ne suis pas inquiète en ce moment, mais curieuse. Le docteur Yaya s’assied à son bureau et continue à m’interroger. Je fais au mieux pour éviter tout faux pas.

Enfin, il se tait. Je pense qu’il veut passer une visite médicale et j’offre de me dévêtir. Il semble étonné. Je demande s’il veut examiner mes vaccins.

— Mes compagnons, dis-je enfin, m’attendent pour commencer le pèlerinage.

Il m’offre alors une tasse de thé et, en me regardant droit, articule lentement qu’il craint de ne pouvoir me laisser partir.

Je l’interroge avec émotion sur la raison d’un pareil obstacle.

— C’est que tu es Française.

— Je suis Nedjienne par mon mariage, musulmane aussi. Je dois suivre mon mari partout.

— Tu as raison en cela, mais la loi demande à tout nouveau converti de pratiquer deux années l’Islam avant d’entrer à la Mecque.

— Comme Nedjienne je peux aller à la Mecque sans même être convertie, l’ignores-tu ?

Cependant, le médecin ne veut rien décider. Il a téléphoné au sous-gouverneur de Djeddah qui ne veut, non plus, accepter aucune responsabilité. Le roi, les ministres et l’émir de Djeddah sont partis à El Arafat. Il sera impossible de les rejoindre et d’avoir une décision avant trois jours.

La conversation est terminée. Le docteur Yaya conclut que le sous-gouverneur, seule personne qui aurait pu permettre mon départ, s’y oppose absolument, jusqu’à nouvel ordre.

— Tes amis sont maintenant partis vers la Mecque. Ton mari a dû les suivre, me dit-il, à la fin.

Le sous-gouverneur se méfie visiblement de moi. C’est qu’un seul infidèle, faufilé parmi des milliers de pèlerins, annule toutes les grâces du pèlerinage et pour tous. Je voulais me passer du consulat de France. Je n’ignore pas, en effet, par expérience, que les personnages consulaires n’ont partout qu’une idée : celle d’arrêter les désirs de leurs ressortissants, pour éviter les complications qui en résulter pour eux.

Mais il faudra bien y avoir recours.

Je demande au médecin de me faire conduire chez le consul de mon pays.

Il me répond froidement :

— Jamais ! Musulmane, tu ne dois plus avoir aucun rapport avec ces gens-là.

J’ai commis une terrible gaffe.

J’essaie alors d’obtenir d’aller à l’hôtel. Je voudrais retrouver un peu de ma liberté compromise.

La réponse est inflexible.

— Une femme musulmane ne doit pas aller seule dans un hôtel.

— Où vais-je aller puisque, selon toi, tout m’est interdit ?

Il me prie de patienter et recommence à téléphoner.

Je ne sais ce qu’il dit, ni à qui. Mais je comprends qu’il cherche un harem pour me loger. Enfin il termine en disant que la famille du sous-gouverneur m’accepte et qu’on va me mener chez lui.

Sous escorte, je pars dans un dédale infini de petites venelles en terre battue. Elles sont identiquement étroites, sombres et désertes. C’est que tout le monde est au pèlerinage. Nous voici devant une porte monumentale, encadrée de lanternes pendues au mur et pareilles à deux réverbères. La porte est grande ouverte, comme dans toutes les maisons arabes de Djeddah. Une nuée d’esclaves et de domestiques, accroupis, attendent le visiteur ; ils sont vêtus avec fantaisie, les uns de robes courtes, les autres de robes traînantes aux manches si longues et évasées que, pour travailler, certains ont relevé leurs bouts pointus, noués sur la nuque. Leur tête à tous est rasée. Ils portent soit un kéfié, soit un petit bonnet de toile blanche, en cône, « kofia » qui tient par miracle sur l’occiput.

Le sous-gouverneur attend sur une marche de l’escalier, vêtu de blanc, avec un kéfié de voile uni.

Dans chaque région de l’Islam, les kéfiés ont un caractère particulier : à Bagdad, par exemple, le tissu, au fond blanc, porte des carreaux rouges ou noirs en relief. Ici, il est plus fin et simple.

L’homme a de grosses boucles noires autour du visage, très mat et brun. Son air dès l’abord est doux, mais extrêmement sournois. Sans un mot, d’un simple geste, il m’invite à monter. Les marches sont hautes et la pente raide. Je me trouve enfin au troisième étage, dans une petite pièce close par un moucharabieh. Je m’affale à côté d’une très forte femme. Je suis enfermée dans son harem.

*
  1. Kéfié, voile qui recouvre la tête.