Éditions Jean Froissard (p. 83-91).
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MYSTIQUE


Nous avons les billets, le bateau est annoncé à Port-Saïd et, le lendemain à cinq heures, nous voilà sur le quai d’embarquement. J’ai repris définitivement, jusqu’à la fin lointaine de mon équipée, mon costume de musulmane.

De grands bateaux défilent avec lenteur, c’est qu’il y a une vitesse à ne pas dépasser, paraît-il, faute de quoi les bords, vibrants et ébranlés, s’ébouleraient

Une foule bigarrée nous entoure. Un Hindou d’allure et de costume étranges se joint à nous. Il est d’une minceur prodigieuse et long comme une ombre. On dirait à voir ses mains, que des araignées géantes sortent de ses manches. Il est vêtu d’une redingote bleu de roi à boutons d’or, fermée sur des pantalons bois de rose. Et ses pieds sont chaussés d’incroyables souliers rouge sang, assortis au tarbouche, également écarlate, que complète une tête de condor, au crâne parfaitement rasé. Ce costume sensationnel ne frappe pas tellement ici. Les couleurs et les vêtements de toutes sortes abondent, dominés par des coloris de pastel légers, aériens, portés par les Hindous.

Une « launch » du « Dandolo » aborde, battant pavillon italien. Nous embarquons, il n’y a guère autour de nous de choses méritant le nom de « bagages ». C’est bien plutôt un déménagement de romanichels : ballots cousus et sacs d’étoffe, paniers contenant batterie de cuisine, casseroles noircies, poêles, primus et autres objets sans gloire s’y entassent en un étonnant bric-à-brac… Toute cette ferraille chante la pauvreté de ce modeste monde.

Nous franchissons la passerelle qui conduit à bord. Nous voilà parqués comme du bétail, à l’avant. Nous prenons place parmi un amas de toile puant la graisse et le goudron, des treuils décrépis, des cordages usés. Il y a quatre jours de traversée. Il nous faudra vivre ce laps dans ce capharnaüm. Soleiman, bénévole, me conseille d’aller me joindre aux femmes. J’y vais, je tente de converser avec l’une d’elles qui me paraît accueillante. Vains efforts, je puis juste comprendre qu’une femme s’appelle Zeînab, comme moi. Mon homonyme est une grande bringue aux yeux chassieux et perçants, au teint mat. Elle est drapée dans un sari noir, brodé d’or, mais sale, dégoûtant, effiloché en bas et poussiéreux. Son enfant est dissimulé dans un sordide amas de chiffons. Comme je réponds affirmativement, au hasard, à une de ses phrases, elle me pose le bébé sur les genoux. J’ai horreur de ce paquet malodorant. Lui-même, peu en sympathie, se met bientôt à hurler.

Je le repasse à sa mère.

Mais les hommes soudain accourent, ils viennent d’apprendre que ce n’est pas là le bateau de Ceylan et tout notre groupe d’Hindous se précipite pour fuir par la passerelle. Seul, l’Hindou à la taille démesurée, à l’impressionnante maigreur, reste. Il est en première, mais passera toute la traversée auprès de nous.

Le « Dandolo » s’ébranle doucement. Je pars… ivresse…

Voici la fin du canal et la mer Rouge. Suez disparaît au loin, effacée dans la brume comme en mon souvenir.

On ne nourrit pas les passagers à bord. Nous sommes quatre, la manœuvre exige à tout moment que nous gagnions bâbord, puis tribord. Enfin nous voici sur les planches mal jointes de la cale de proue. Une tente, qu’on y dresse pour nous, nous met à l’abri des insolations. J’ai plaisir à cette traversée, en mer Rouge avec ces musulmans bizarres. Une des abayes neuves du trousseau de Soleiman me sert de matelas. Deux valises délimitent ma chambre à coucher… Provisions étalées, nous nous accroupissons tous en cercle et je quitte mon voile. Toute la traversée se passera ainsi.

J’ai des boîtes de conserves, du lait condensé, des confitures, de l’eau minérale, du fromage, des biscuits et des boîtes de cacao. Autant de merveilles.

Je recommande cependant à Soleiman d’être très sobre et me promets moi-même de manger le moins possible. Le jeûne du Ramadan n’a-t-Il pas été créé par raison d’hygiène et le Coran qui l’institue n’est-il pas notre guide ? Mais Soleiman voudrait garder son apparence d’émir. Il y a fait déjà des allusions innombrables, et notre gueuserie trop visible lui est extrêmement pénible. Je lui fais comprendre qu’on aurait tout de suite saisi notre réelle situation, si nous faisions les gens du monde. J’ajoute qu’il doit renoncer à ses prétentions, car il ne saurait les tenir longtemps. Il proteste.

Nos deux compagnons de pont se nomment respectivement : Ahmed et Mohamed.

Ahmed est un petit Yéménite malicieux, d’une étonnante vitalité, qui a été marin, dit son passeport. Il a vu la Chine, Londres et New-York. Partout il a eu, affirme-t-il, le beau rôle, et il piaffe constamment. Pour un peu, il prendrait le commandement du bateau. Il ne dit jamais rien de bête, et les matelots écoutent ses conseils… sans cependant les suivre. Son langage est un charabia surprenant, mélange de mots de tous les pays où il est passé. Soleiman ne comprend rien à ses réflexions, mais l’Hindou maigre et moi le suivons tant bien que mal. Il porte un costume original. Une pièce entière d’étoffe s’enroule sur sa tête, en un volumineux turban, et un drapage savant enveloppe son buste pour retomber en plis harmonieux sur ses genoux. Sa démarche est cadencée et élégante, il porte de très larges chaussures à bouts carrés, en velours rouge, de fabrication chinoise… Ainsi retenait-il déjà notre attention lorsqu’il véhiculait avec aisance, sur l’échelle d’embarquement, des sacs de légumes, du thé, et même un demi-mouton, l’Hindou l’ayant chargé de toutes ses commissions.

Mohamed, l’impassible et le silencieux de notre équipe, murmure toute la journée des sourates du Coran. Hors ces paroles rituelles, je n’ai jamais ouï sa voix.

Ce qui emplira les heures, ce seront les conversations religieuses avec le grand Hindou qui, j’ose le dire, me convertira vraiment. J’aime d’ailleurs le ce voyage inconfortable. La vie normale avec toutes ses facilités est lassante. Je hais la monotonie ; ici, je l’évite parfaitement. Ahmed prend d’autorité la fonction souveraine de cuisinier et maître d’hôtel. Il la remplira à merveille et il commence à m’offrir du thé dans un récipient chinois qui tient un litre… Est-ce la couleur locale, ou mon désir d’être heureuse partout ? Je trouve ce thé exquisement chinois, Ahmed me traite comme sa sœur, et me nomme « Zeînab » avec une simplicité délicieuse.

Mais, soudain, une ombre transparente s’arrête à l’entrée de la tente, salue d’un geste lent, noble, émouvant, puis s’assied devant moi. C’est l’Hindou, plus mince que jamais. Cette fois, un simple voile blanc ceinture son corps. Il m’inspire un sentiment intraduisible, étonnement, curiosité mêlée d’admiration, une sorte de fascination se dégage de lui. Tout de suite il parle de Dieu. Sa parole est calme, douce, prenante. Sa conviction est si absolue, si pénétrante que je suis émue profondément. Une contraction étreint ma gorge, il parle toujours. On croirait qu’il décrit un merveilleux paysage.

On se sent physiquement apaisé par la tendresse quiète et définitive qui s’exhale de ses paroles. Ce n’est pas sa logique qui me possède lorsqu’il me parle de la religion du Prophète, mais ses pensées sont si sincères, si absolues, qu’elles se transmettent télépathiquement Jamais je n’ai été semblablement remuée.

Soleiman, qui dort à moitié, selon son habitude, nous trouve très bavards. Nous parlons de l’éternité…

La langue que nous utilisons est l’anglais. Je ne le parle pas assez pour comprendre tout sans une exténuante application. Mais cet effort, qui m’hypnotise, joue son rôle dans le mysticisme qui naît en moi.

J’apprends mille choses. D’abord que tout est dans le Coran, y compris les meilleurs procédés de gouvernement. C’est en vérité une encyclopédie, un code, une loi administrative, politique et militaire. Voilà qui explique la similitude judiciaire, morale et politique de tous les pays musulmans sous tous les ciels.

Les principes juridiques et les lois qui en découlent, en effet, sont immuables. Le Prophète a établi ce que nul parlement, nulle monarchie, nul représentant des pouvoirs publics ne sauraient ensuite modifier. L’Islam entre dans le détail de la vie quotidienne avec une telle rigueur, que personne ne peut se libérer de ses prescriptions qui deviennent à la longue des réflexes.

L’Islam est une religion de soumission à laquelle nul ne songe à se soustraire. Son empreinte semble inaltérable, quoique l’on puisse observer quelques modifications dans les détails apportés par la civilisation occidentale dans ces pays. Ainsi au contraire de ce que l’on pourrait penser, le voile pour les femmes n’est pas une institution du Coran. Aïcha, épouse favorite de Mohamed, et sa fille Fatima prenaient part à des discussions avec les hommes ou même les suivaient à la guerre, le visage découvert. Le Coran dit simplement : « Les femmes doivent être modestes et couvrir certaines parties de leur corps (parmi lesquelles n’est pas mentionné le visage) et ne rien faire qui puisse attirer l’attention des hommes. » Ce n’est qu’après la mort du Prophète que la coutume de se voiler devint, pour les femmes, une obligation. Depuis quelques années, l’influence croissante de l’Occident a amené dans plusieurs pays de l’Islam, en Turquie par exemple et dans une certaine mesure en Égypte, la suppression du voile.

J’ai été frappée, dans toutes nos conversations et dans la connaissance plus approfondie qui en a résulté pour moi, des rapprochements qu’on peut observer entre le christianisme et l’islamisme. Le musulman croit, comme le chrétien, au ciel, à l’enfer, aux récompenses éternelles, au jugement dernier. Une différence assez importante résulte de la croyance musulmane en un dieu unique, entouré de prophètes, tels qu’Abraham, Moïse, le Christ, Mohamed, tandis que les chrétiens mettent les saints en collaboration avec Dieu, puisqu’ils leur adressent des prières et recourent à leurs intercessions. Aucun musulman ne s’adresse à Mohamed, toutes leurs prières vont directement à Allah.

Comme chez les catholiques, la religion musulmane recommande le pardon des offenses. Le meilleur est celui qui se réconcilie le premier.

Nous discutions religion, le soir, jusqu’au moment du sommeil. Pendant des heures, j’écoute l’Hindou me dire des choses qui me troublent infiniment.

La mer calme, le décor en quelque sorte abstrait, l’extraordinaire personnalité de l’Hindou me procurèrent durant ces quelques jours un repos moral absolu, un détachement complet des choses d’ici-bas, le bonheur parfait, s’il existe en ce monde. C’est difficile à analyser, mais je crois bien avoir trouvé là les seules heures de sérénité et de paix spirituelle complète que la vie m’ait apportées jusqu’ici.

L’Hindou, durant les deux années qu’il vient de passer à Londres, n’a consommé aucune nourriture préparée par des mains infidèles. Dans les pays de grande civilisation où cette observance est difficile, il ne mangeait que des fruits et des légumes crus.

Ici encore la sobriété s’impose, car Ahmed, malgré toute son habileté, ne dispose que de moyens de fortune. Son thé exquis et que nous consommons en grande quantité use radicalement l’appétit. Quelques marins aimables, la dernière journée, m’apportèrent un petit pain tout chaud. Il me parut succulent.

Nous faisions nos prières en commun, sous la direction de l’Hindou, qui les disait le premier, avec un recueillement et une sainteté qui l’enlevaient du monde. Celles d’Ahmed comportaient, par contre, une incroyable fantaisie… Peu s’en fallait que les borborygmes dont il les truffait ne me fissent éclater de rire. L’équipage, surpris, venait souvent assister à ces manifestations mystiques, certains nous entouraient de respect, d’autres d’ironie.

On avait fini par savoir sur le bateau que j’étais une Française, sous mon apparence bédouine. Officiers et marins venaient, d’occasion, lier conversation avec moi. Ils le faisaient en cachette, redoutant le fanatisme musulman. Le commandant m’offrit aussi d’user de sa salle de bains. Un jour, m’y voyant aller, Soleiman émit la prétention de s’en servir. Je le remis à sa place, et lui dis tous mes regrets de n’avoir pas épousé un type simple, malin et débrouillard comme Ahmed, il en eut un violent dépit.

Le directeur des salines de Massaoua, qui était là, et avec lequel je conversais parfois en espagnol, détestait Soleiman et le tenait pour un sauvage, effrayant sous son masque doucereux. Il voulut, sachant ce que je prétendais faire en Arabie, que je lui écrive de temps en temps, pour lui prouver qu’on ne m’avait pas tuée.

— Voici mon adresse, fit-il. Si, dans quinze jours, je n’ai pas de vos nouvelles, c’est que vous aurez été assassinée.

J’avais, je ne sais pourquoi, le sentiment d’une menace de mort sur ma tête. Mais ce ciel impassible, ce soleil accablant, cette mer lisse me portaient à l’accepter sans amertume et sans regrets.

La curiosité qui m’inspire le besoin de voyager et de changer sans répit d’horizons faisait sans cesse franchir à mon esprit les limites de la vie matérielle. L’inconnu de la mort me fascinait. Je n’appréhendais donc rien. Mais je me rendais compte que ma béatitude présente pouvait provenir d’une possible prescience de l’avenir et d’une intuition de cette suprême délivrance qui accompagne la divulgation du dernier secret. Chaque soir, accoudée au bastingage, sans désir et sans arrière-pensée, je regarde l’astre choir au lointain. Ma félicité morale est si intense que mon physique lui-même en est influencé. Bien-être total, immatériel… est-ce l’extase ?…

La réalité reprend toujours ses droits. Nous allons arriver à Djeddah, Ahmed s’occupe de nos costumes de pèlerins. Les bagages de l’Hindou sont, à ce sujet, notre ressource à tous. Soleiman va y trouver le tissu éponge pour ceindre les reins et couvrir l’épaule gauche en laissant nue l’épaule droite, ce qui est rituel en pèlerinage. La tête et les pieds doivent rester nus pour les hommes.

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