Éditions Jean Froissard (p. 47-60).

CONVERSION


Dans Haïfa, et malgré la tentation de ses demeures ensevelies dans la verdure au flanc de la montagne, je veux un hôtel arabe. Soleiman, dépêché à cet effet, choisit, sans méditations vaines, le premier qui se présente.

Une chambre à deux lits… Je partage la pièce avec mon futur époux. Certes, je suis préparée à cette éventualité, mais enfin une certaine inquiétude me vient. Soleiman va-t-il tenir sa promesse ? Sans m’avertir, il a déjà mis le gérant Azem au courant de l’aventure qui nous réunit tous deux. Azem est honnête, prévenant, complaisant et très désintéressé. Il a été placé sur notre route par un destin favorable et le voilà qui court chercher le cheik Tewfik, qui, selon lui, peut parfaitement nous marier. Soleiman flâne dans la chambre. Il se sourit lorsqu’il rencontre un miroir et crache par terre avec dignité.

Il a une espèce d’humiliante pelade, qu’il cache avec soin sous son kéfié. Je ne m’en suis aperçue qu’en le voyant se frictionner. Il voudrait bien utiliser à cet usage un de mes flacons. Naturellement, je refuse. Mais je m’aperçois qu’il a déjà ouvert ma valise et pris de la lotion capillaire, seulement c’est pour se parfumer les mains… J’essaye en vain de le convaincre que ce n’est pas un parfum mauvais.

Le cheik arrive là-dessus. C’est un vénérable vieillard à barbiche blanche. Sa robe est de fine serge beige, fermée de haut en bas par une série de petits boutons assortis. Un manteau de même tissu aux larges manches évasées s’ouvre par-devant et flotte par derrière. Son turban plissé blanc est monté en couronne sur le tarbouche rouge foncé. Sa silhouette est mince et élégante. Nous le recevons dans notre chambre. Soleiman et moi sommes assis chacun sur notre lit et il se place sur une chaise entre nous. Azem assiste à l’entrevue. Le cheik commence un petit discours de catéchisme islamique à mon intention.

Il insiste sur les quatre grands points de sa religion :

« Tu seras pure, non seulement par les cinq ablutions habituelles, les cinq prières du jour et de la nuit, mais aussi par le cœur, les sentiments, les pensées, les désirs. La pureté extérieure consiste à éviter tout ce qui pourrait te polluer ». Elle implique les ongles coupés ras, l’épilation totale, la barbe rasée, les cheveux peignés et même, ce qui m’importait peu, la circoncision. La tradition prétend que Mahomet est né circoncis.

Les cinq prières quotidiennes se nomment :

Soba (aurore) ; Dohor (midi) ; Aser (déclin du soleil) ; Magreb (coucher du soleil) ; Icha (nuit)…

Le cheik murmure alors la prière classique, que je transcris sur mon carnet de route :

« Je certifie que Dieu seul est Dieu et que Mahomet est son prophète ».

— Tu diras cette prière, dit le cheik, avant l’aube, à midi, dès que le soleil commence à baisser, au coucher du soleil et à la nuit close.

Tu précéderas chacune de ces prières d’une ablution. L’homme ne prendra de bain complet qu’après avoir cohabité avec une femme ou s’être approché d’un corps mort et toi, femme, tu supprimeras tes prières après tes couches et au moment de tes époques. Alors tu serais trop impure pour invoquer le nom d’Allah.

Dans les villes, les heures des prières te seront indiquées par le muezzin, du haut des minarets. Tu n’iras pas à la mosquée, mais tu feras tes actes de foi au harem (les musulmans s’imaginent que la présence des femmes en même temps qu’eux aux mosquées pourrait les mettre dans un état de péché en leur suggérant d’autres idées que celles qu’ils doivent avoir dans la maison d’Allah).

J’interromps le cheik pour lui demander :

— Comment ferai-je une ablution, sans eau, dans le désert ?

— Tu prendras du sable fin ou de la poussière dans ta main et te frotteras le corps selon le rite habituel.

Le cheik passe ensuite au deuxième point :

— Tu feras l’aumône.

L’aumône comprend les aumônes volontaires et les aumônes légales, c’est-à-dire instituées par la religion. Elles consistent à donner un quantième sur la fortune en argent, en chameaux, en moutons, en dattes, en céréales, etc. Sur les bénéfices réalisés par le commerce et les affaires, les préceptes divins ordonnent de donner un cinquième.

Le troisième point traite du jeûne.

(Là encore, la religion du prophète ne se place pas uniquement au point de vue alimentaire mais donne à cette abstention un caractère d’hygiène.)

— Tu t’interdiras toute pensée qui pourrait t’éloigner de Dieu. Pendant le Ramadan, tu ne dois ni boire, ni manger, ni faire acte de chair du point du jour au coucher du soleil. Tu reconnaîtras l’aube lorsque tu pourras distinguer un fil blanc d’un fil noir. Si tu as tes époques, tu es impure et tu devras manger, de même que si tu es malade. Mais tu jeûneras, à la fin des quarante jours, le nombre exact de jours que tu auras manqués.

Pour me convaincre, le cheik cite, avec toute la dignité voulue, cette phrase du Prophète :

« L’odeur de la bouche de celui qui jeûne est plus agréable à Dieu que l’odeur du musc. »

Pour le quatrième point, le Cheik me rappelle que tout bon musulman doit faire au moins une fois le pèlerinage à la Mecque avant de mourir, en répétant avec le Prophète :

« Mieux vaudrait mourir chrétien ou juif que de mourir musulman sans avoir été à la Mecque ».

On comprend toute la portée de cette phrase, quand on pense que la pire injure est de traiter quelqu’un de chrétien ou de juif.

On ne peut qu’admirer la force d’une foi qui déplace chaque année des milliers d’êtres, de tous les points du globe, pour les réunir tous dans un même lieu saint, d’un accès particulièrement difficile. C’est aussi une dépense qui exige de la plupart des pèlerins des années d’économies et de privations.

Le cheik termine son enseignement en le résumant par cette maxime du kalife Omar-Ebn-Abdel-Aziz : « La prière nous conduit à mi-chemin du trône de Dieu, le jeûne nous met à la porte de son palais et la charité nous en donne l’entrée ».

La plainte du muezzin retentit tout à coup, appelant les fidèles de sa voix triste et gutturale.

Nous nous inclinons et nous prosternons en touchant le sol de notre front. Ma première prière s’élève vers Allah.

À partir d’aujourd’hui il m’est défendu, sous peine de pécher, de manger du porc, de boire du vin et de l’alcool, de jouer aux cartes ou à tout autre jeu de hasard pour de l’argent. L’usure est naturellement défendue et même la perception d’un intérêt normal : l’argent déposé en banque ne doit rapporter aucun intérêt.

Je remplis encore les formalités que demande le cheik Tewfik : j’indique la date de ma naissance, le nom de mon père, de ma mère, etc.

Le cheik se rend alors auprès du cadi pour demander l’autorisation de célébrer notre mariage et d’achever ma conversion.

Soleiman et moi, nous nous réjouissons de voir nos affaires prendre une aussi bonne tournure. Je me couche tout habillée et surveille Soleiman du coin de l’œil. Je le vois revenir de ses ablutions, il enlève son manteau et sa robe brune, ne gardant que sa grande tennoura blanche en guise de chemise. Nous nous souhaitons poliment une bonne nuit et il se couvre la tête de son kéfié, en rabattant toutes les couvertures sur sa figure : habitude du désert de se protéger la face.

Le lendemain, je réveille Soleiman de bonne heure afin qu’il aille s’informer du résultat des démarches auprès du cadi. Azem, le voyant somnolent, propose de le remplacer dans cette mission, car il connaît la ville et surtout la façon de procéder en pareil cas.

Il revient à neuf heures avec un visage épanoui. Le cheik Tewfik nous attend en effet à la fin de la matinée. Nous nous y rendons. Là sont présents tous les notables nécessaires à la célébration publique de ma conversion. Les femmes me reçoivent dans leurs appartements tandis que tout le monde délibère avec gravité sur les problèmes religieux que pose un cas aussi délicat.

La femme du cheik, laide et sale, lave tranquillement sa cuisine. C’est une bonne femme de ménage, mais sa fille, jeune et outrageusement maquillée, s’empresse à confectionner le bonnet et le voile que j’aurai à revêtir une fois convertie. Nous nous comprenons tant bien que mal. Au bout d’un moment une question leur brûle la langue : elles veulent savoir s’il est vrai, que j’ai donné deux mille livres or à Soleiman.

Car le gaillard ne perd pas une minute pour soigner sa publicité et il étale des richesses imaginaires. Au demeurant, ma réputation d’opulence ne laisse pas de nous aider, en faisant naître partout une amabilité obséquieuse.

Le cheik m’appelle. Le grand conseil religieux a fini de délibérer, dit-il, et il vient à moi avec majesté, pour me faire bien comprendre l’importance de l’acte que je vais accomplir.

Je me couvre aussitôt du voile noir obligatoire. Je me présente à l’assemblée. La minute est assez imposante.

Ce n’est pas que le décor y contribuât : un salon bourgeois aux fauteuils polychromes de velours. Les notables sont alignés le long du mur. Il y a là le cheik, le paskaté (premier après le cadi), un secrétaire, trois témoins et un avocat interprète.

J’écoute, debout, le cheik qui me parle, tandis que les autres approuvent en dodelinant de la tête.

— Femme, te fais-tu uniquement musulmane pour épouser Soleiman ? Par le Prophète, réponds.

— Pourquoi me convertirais-je, si ce n’était que pour épouser Soleiman ? Le musulman peut épouser une femme d’une autre religion. Si je suis prosternée devant Allah, c’est que je crois à sa toute-puissance.

Le consistoire se lève et forme un cercle autour de moi. L’avocat, un jeune homme vêtu à l’européenne et coiffé d’un tarbouche, se détache du groupe et s’avance en me demandant de répéter à sa suite, en français et en arabe, mot à mot : « Echadou Allah, Illallah, etc… » « Je jure qu’il n’y a qu’un Dieu, que Dieu seul est Dieu, que Mahomet est l’envoyé de Dieu. Je crois en ses apôtres, en ses livres et au jour dernier. »

Aucun blasphème contre la religion de mes ancêtres. Au contraire, une similitude frappante avec notre Credo.

J’ai juré. La cérémonie est pratiquement terminée, cependant je dois encore changer d’état civil. Il me faut choisir un nom arabe, je me décide pour celui de Zeînab, une des femmes préférées du Prophète et aussi celui de l’ancienne reine de Palmyre, Zénobie. Suit la partie administrative, c’est-à-dire la signature des témoins, du paskaté, du cheik et de Soleiman qui, ne sachant pas écrire, remplace sa signature par l’empreinte de son pouce, encré sur une plaque à tampon. Ma nouvelle personnalité signe en français et en arabe « Zeînab ».

Je m’inquiète un peu de ce nouveau nom, ce deuxième « moi » qui devra masquer maintenant toutes les réactions, toutes les pensées, toutes les paroles qui pourraient m’empêcher d’aboutir dans l’expédition que j’ai entreprise.

Ma conversion officielle est enregistrée, elle fut simple, comme toutes les cérémonies importantes des Arabes, sans pompe. En réalité, cette absence de faste donne un caractère plus solennel à l’acte lui-même, en concentrant toutes les pensées sur la signification morale de la cérémonie.

N’y a-t-il pas plus d’éloquence dans cette simplicité que dans nos rites d’Occidentaux ? Par contre, les formalités légales ne sont pas encore terminées. Le gouverneur de Haïfa doit apposer sa signature sur l’acte et le rendre valable ou caduc par ces simples mots : « favorable » ou « défavorable ».

Les journées se passent désormais à attendre cette signature. J’ai bien supplié le cheik Tewfik de nous marier, sans perdre de temps, mais il en réfère au cadi qui n’ose prendre de décision sans l’autorisation du grand muphti de Jérusalem, actuellement le plus grand chef religieux de tout l’Islam, depuis la suppression de celui de Constantinople.

On ne peut blâmer les précautions du cadi, tout exaspérantes qu’elles soient. Le cas est très spécial. En effet, nous sommes des étrangers, sans résidence en Palestine et je suis une nouvelle convertie. Je dois voir le gouverneur et obtenir sa signature, sans laquelle ma conversion est nulle. Pendant trois jours, peine perdue, il n’est jamais là, ou il est occupé. J’insiste tellement en y retournant le matin, l’après-midi, le soir, qu’il me reçoit enfin.

Heureusement, il est musulman, donc en principe favorable à ma conversion ; il insiste toutefois beaucoup sur l’illégalité de cet acte, qui aurait dû être accompli au vrai lieu de mon domicile.

C’est un gentleman, courtois, galant. Finalement, il signe : « Avis favorable ».

La première manche est gagnée. Il reste encore à obtenir l’acte définitif qui doit émaner de Jérusalem dans trois ou quatre jours.

Le fidèle Azem m’accompagne partout. Soleiman, lui, se défile toujours pour dormir, boire du café, fumer, afin d’oublier sa nostalgie du désert. Cette atmosphère de ville l’étouffe. Il répète sans cesse : Ah ! Zeînab, où sont les tentes, le grand silence du jour et surtout de la nuit, le rythme du pilon dans le mortier ? »

Je passe les journées à me promener seule le long de la mer, ou bien j’achète quelques provisions : pain, olives, fromage blanc, croquettes de viande, que je mange dans ma chambre. Une femme musulmane ne doit pas aller au restaurant. Un jour, dans une rue, j’aperçois un diseur de bonne aventure, accroupi sur le trottoir devant un petit mouchoir couvert de sable. Plus que jamais, je désire savoir ce que me réserve l’avenir. Je m’accroupis à terre et, au milieu du groupe, grisée de la liberté et de l’incognito que me procure mon voile, je marque avec le doigt des points sur le sable, correspondant au nombre de lettres du mot « Zeînab ». À voix, basse, l’oracle me confie :

— Tu réussiras un grand voyage, mais tu auras de grands ennuis et de grandes disputes avec le Gouvernement.

Sans y croire un instant, Je suis toutefois satisfaite, l’essentiel est la réussite, Je triompherai toujours des difficultés.

Je retrouve d’habitude Soleiman le soir, dans notre chambre, fumant son narguilé et crachant sur le carrelage. Nous parlons d’un lit à l’autre et j’apprends ainsi à connaître les traits dominants de son caractère : orgueil, vantardise, paresse, cupidité. Il se figure qu’il pourra jouir de toute ma fortune qu’il suppose immense. Il aime à parler d’argent, à évaluer la situation qu’il aura à Palmyre lors de son retour. J’ai beau lui répéter que je tiendrai strictement le contrat verbal intervenu au moment du départ, il a l’audace de me dire un soir :

— Tu m’achèteras une Buick, n’est-ce pas ? dès notre retour en Syrie et puis nous irons en France. Chez qui habiterons-nous à Paris ?

— Je descendrai chez mon frère qui a un caractère beaucoup plus violent que mol.

Soleiman a peur et marmotte qu’il ira à l’hôtel.

Il m’explique qu’il est vierge et qu’un de ses plus grands désirs est d’avoir beaucoup d’enfants. Je lui promets de lui acheter des femmes au Nadj.

— Pas tout de suite en arrivant, me dit-il, à cause de ma famille et du roi Ibn Séoud, qui nous ferait couper le cou s’il se doutait que nous ne sommes pas réellement mariés.

Un matin, en revenant de ses ablutions, il s’essuie sa figure avec ma serviette de toilette ; durement, je lui enjoins de prendre garde à ne pas se servir de mes affaires personnelles. Soleiman semble très vexé, il est persuadé qu’on ne peut que l’admirer. En sus, il reste convaincu, malgré toutes mes rebuffades, que j’ai un petit sentiment pour lui. Soleiman se plaint à chaque instant que je le fatigue et lui casse la tête. Évidemment, je le bouscule un peu ; mais il est si inerte qu’il m’exaspère.

En me promenant dans les rues, je rencontre l’avocat qui m’a servi d’interprète pour ma conversion. Il insiste pour que j’aille prendre le café chez lui. J’accepte contre toutes les règles musulmanes.

Quelques jours après, je reçois une lettre écrite comme une page d’un cahier de calligraphie d’école enfantine, les lettres ont un centimètre de hauteur et n’en disent pas moins ceci : « Madame, vous qui êtes si riche et Intelligente, pourquoi n’épousez-vous pas un homme cultivé comme moi ? Vous pouvez en juger par le petit manuel anglo-arabe que j’ai créé à l’usage de la police palestinienne et que je vous ai offert, il y a quelques jours. Pourquoi épouser cet inculte Soleiman qui ne pourra jamais vous comprendre ? »

C’est une demande directe en mariage. Mon avocat en veut à ma fortune et ne s’en cache guère.

Comme tout s’obstine à traîner, je décide d’aller passer le week-end à Beyrouth, pour revoir mon jeune fils. Je charge Soleiman de nos intérêts à Haïfa pendant mon absence, et je pars bien entendu voilée.

À mon retour, je trouve Soleiman plus amorphe que jamais, et sans aucune nouvelle des formalités en cours. Je téléphone au grand Mufti à Jérusalem, il me promet une réponse dans les quarante-huit heures. Après ce laps de temps, le Paskaté, que je dérange deux fois par jour, m’apprend enfin que le grand Mufti autorisait le Cadi à nous marier, dès que j’aurais l’acte officiel constatant ma conversion.

Que de complications ! Les gouvernements sont donc tous les mêmes ? Le dernier obstacle que l’on m’oppose n’est pas légal, mais ma situation est trop délicate pour que j’essaye de protester.

Les choses continuent à traîner tellement que je décide soudainement de partir pour Jérusalem afin de tenter autre chose. Il s’agit d’obtenir du Consulat égyptien le visa de nos passeports. Ensuite nous tenterons de prendre le bateau à Suez et ceci en écrivant nous-mêmes, en arabe, sur le passeport de Soleiman : « Zeïnab, bent Mohamed ».

« Zeïnab, fille de Mohamed. »

Les femmes arabes ne paraissent pas devant les Consuls et, ne donnant ni photo, ni autre pièce d’identité, cela doit réussir. Les Bédouins du désert n’ont pas d’acte de mariage. Pourquoi ne pas essayer ?

Soleiman, devant les démarches incessantes auxquelles nous nous livrons depuis deux semaines, ne m’a-t-il pas dit cent fois : « Les Bédouins ne font jamais un papier pour se marier ; lorsqu’on est d’accord sur le prix d’une femme, c’est fini. »

Qu’il se présente donc au Consulat et à la Compagnie de Navigation comme Bédouin avec sa femme bédouine, sans contrat, et le tour est joué.

Je désire également me documenter sur les dates de départ des bateaux pour Djeddah, ligne peu fréquentée en dehors des services spéciaux du pèlerinage. La lenteur et les tergiversations de Soleiman, auquel il manque toujours des cigarettes et un café chez le kawagi du coin, retardent notre départ, tant et si bien que nous arrivons à Jérusalem pour assister à la fermeture du Consulat d’Égypte. Je franchis la porte du premier hôtel venu et ne lui cache pas mon mécontentement auquel il se soustrait lâchement en s’éclipsant.

Il revient tout gêné dans l’après-midi et répond avec dignité à ma demande d’explication sur sa conduite :

— Madame, n’as-tu pas vu que tout le monde est juif, dans cet hôtel ?

— Imbécile, comment sais-tu que les gens sont juifs, dans cet hôtel ? Tu ne sais pas mieux reconnaître que moi.

— Allah soit loué, sois contente, Madame, reprend-il pour changer la conversation, tout est arrangé, nous allons avoir les passeports dans trois jours ; la compagnie a envoyé le mien au Caire, au Consulat nedjien, pour y faire ajouter ton nom comme mon épouse. La compagnie de navigation a vendu ses billets pour le pèlerinage comme à n’importe quel couple nedjien.

La solution me paraît bonne, mais je suis tout de même inquiète à l’idée qu’il s’est peut-être fait rouler par cette agence de voyage, qui voulait naturellement lui fournir deux passages. De toute façon, il a agi avec une inconscience totale, en se démunissant de son passeport.

Nous rentrons le lendemain à Haïfa. Trajet ravissant dans la lumière du soir. Soleiman ne dit pas un mot, somnolent dans un coin, comme une marmotte.

Au moment où je paie le chauffeur, avec lequel j’avais convenu d’un prix de trois livres palestiniennes, Soleiman me jette d’un air souverain :

— Donne lui une livre de pourboire.

Sans tenir compte de son arrogance et de son ton de commandement, je glisse dans la main du chauffeur quelques piastres, pourboire en proportion avec la somme totale. Le chauffeur, ayant entendu Soleiman, nous suit dans l’escalier. Soleiman, avec emphase, donne l’ordre à l’hôtelier de payer cette somme. Je me retourne en colère, interdisant au patron de le faire parce que c’est moi qui commande. Mais ce dernier, encouragé par les gestes et les clins d’œil de Soleiman, après quelques hésitations, remet en cachette cet argent au chauffeur, pensant que je ne le remarquerais pas. J’ai vu le geste, j’éclate, je me fâche comme jamais on n’a dû voir une femme musulmane se fâcher, et dis à l’hôtelier :

— Tu ne seras pas payé et je quitte l’hôtel à l’instant », tandis que, me retournant vers Soleiman, je lui crie :

— Tu n’es qu’un poseur et un idiot !

Humilié par ces injures publiques, il monte l’escalier comme une grande vedette en se drapant dans son manteau et en disant :

Ana Emir. (Je suis un émir.)

J’éclate de rire, je hausse les épaules, tandis que les Arabes, témoins de cette scène, le regardent avec un mélange de respect, d’admiration et d’étonnement.

*