Éditions Jean Froissard (p. 61-69).
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MARIAGE


Cependant je suis lasse de ces scènes de ménage, de la bêtise, de la fatuité de mon partenaire et je pars comme je l’ai annoncé.

J’erre longtemps sur la plage, puis je me promène sur une longue route bordée de cimetières, en particulier de l’armée anglaise, si calme dans sa verdure et ses fleurs, si reposant dans son ordre parfait. Depuis des heures je marche, je rêve et j’hésite pour la première fois à partir avec cet homme. Il m’exaspère tellement que je me demande comment je pourrai supporter plus longtemps sa bêtise et ses gaffes.

Je pense sérieusement à rentrer à Palmyre, quand j’aperçois deux silhouettes, l’une en robe et kétié, l’autre en pantalons et tarbouche, qui viennent à ma rencontre. Ce sont Soleiman et Azem qui me cherchent, paraît-il, depuis longtemps ; mon « passeport » n’a pas osé se présenter à moi, seul. Il compte sur la sympathie que j’ai pour Azem, et s’en sert comme tampon. Mais je suis sourde à leur amabilité et je garde un silence obstiné. Je ne le romps enfin que pour refuser à Soleiman d’aller le soir, avec lui, au cinéma, offre colossale et ultime avec laquelle il espérait m’attendrir, toutes ses demandes de pardon ne m’ayant pas touchée.

Ils me supplient de rester, promettent d’exécuter tous mes désirs dorénavant. Soleiman ne se rendait pas compte de la valeur de l’argent. Il s’était plusieurs fois trompé, considérant que la piastre valait le cinquième du franc, comme en Syrie, alors qu’en Palestine, la piastre est l’unité. Je n’avais pu jusqu’à ce jour le lui faire comprendre, mais je profitai de son désarroi pour régler la question pécuniare entre nous. Je lui notifiai que je ne lui confierais plus un sou. Pendant mon absence de deux jours à Beyrouth, n’avait-il pas dépensé plusieurs livres, sans pouvoir m’en expliquer l’emploi…

Le lendemain de cette scène, nous allons au « makamé Charayé », tribunal religieux, où nous apprenons enfin que mon certificat est arrivé. Je suis musulmane en bonne et due forme, ainsi l’atteste la pièce justificative en arabe et en anglais. Le Cadi autorise le mariage et, dans un petit discours éloquent, nous souhaite joie et prospérité. Il envie notre bonheur de pouvoir aller à la Mecque.

Nous envoyons Azem à la recherche du cheik Tewfik, avec le très précieux papier, tandis que nous rentrons à l’hôtel pour préparer la cérémonie du mariage et le départ.

Il s’agit d’abord de trouver des témoins ; je m’adresse à tous ceux qui me tombent sous la main : le patron de l’hôtel, son frère, puis des passants dans la rue, parmi lesquels deux portefaix en gros chandail bleu, sur lequel s’étale en énormes caractères blancs « Hôtel Khédivial ». Ils semblent ahuris par ma proposition, mais ils l’acceptent, autant pour recevoir le bakchich que je leur offre, que pour la perspective d’assister à des réjouissances matrimoniales. Nous sommes obligés de refouler, en fermant les portes, tous les aimables passants qui, maintenant, offrent leurs services obligeants.

Nous utilisons comme mosquée le couloir central, sur lequel donnent toutes les chambres, car l’hôtel ne possède pas de salon. C’est une espèce de corridor assez large, en haut d’un escalier. Nous y disposons une rangée de fauteuils pour l’assistance.

Azem n’a toujours pas reparu, il court à la recherche du cheik Tewfik ; c’est d’autant plus ridicule que nous avons croisé ce personnage à notre retour et qu’il est là maintenant. Mais c’est un événement qui semble incroyable. Tout le monde crie, hurle. Le cheik, d’ailleurs, refuse de nous marier sans avoir l’acte d’autorisation qui est dans les mains d’Azem. Il se méfie de cette hâte qui pourrait bien cacher un piège, et qui n’est en réalité qu’un scénario d’agencement compliqué.

Quelques assistants réclament les friandises qui sont de tradition en pareille circonstance. Je l’ignorais et je me rattrape en distribuant de l’argent aux témoins, qui sortent dans une débandade générale pour chercher les gourmandises d’usage. Le premier rapporte des laitages, moitié lait caillé, moitié amidon, couverts d’une décoration de hachis de pistaches. Suivent des gâteaux ronds, blancs, sortes de meringues très sèches, qui tombent en poudre à la première bouchée. Des fruits confits, des sirops de sucre, de roses, des gâteaux de miel aux amandes complètent ce régal.

Je suis assise à côté de Soleiman qui n’est guère plus ému que moi. Le mariage commence par l’estimation de ma valeur marchande. La mise à prix se fait à mille livres turques or. C’est toujours ma réputation de richesse qui m’a valu les pires ennuis. Je me récuse et fais tomber le cours en proposant le centième, dix livres.

Consternation dans l’assemblée. On passe à 500. Je contre-propose 25, puis 50, finalement on s’entend pour le prix de cent livres. Je m’achète moi-même cent livres d’or, pour m’appeler Mme Abdel-Aziz Deckmari. Mon acte de mariage mentionnera que Soleiman m’a payée cent livres.

Après les enchères, la cérémonie continue ; Soleiman se lève en bâillant et disparaît, sans un mot d’explication ; un subit accès de discrétion donnait à son absence intempestive une explication que je trouvais plausible, mais l’assistance l’attribua à un besoin pressant de la nature.

Cinq minutes, Soleiman ne revient pas…

Dix minutes, Soleiman n’est pas revenu…

Un quart d’heure, Soleiman n’est toujours pas là…

Le cheik, s’adressant à moi, m’explique que l’usage du mariage consacre une donation à la mosquée d’Omar. J’appelle Soleiman. Pas de réponse, désolation générale.

Azem, qui toujours porteur de la fameuse autorisation, a été envoyé à la recherche du cheik, lequel est justement ici, n’est, lui non plus, toujours pas de retour.

Les complications de cette comédie m’agacent de plus en plus.

Au bout de vingt minutes, Soleiman revient tout seul, sans hâte, avec son éternel sourire. Il explique être allé chez le coiffeur pour faire soigner sa beauté. Il s’agit bien d’être beau et de se faire raser en plaquant tout le monde en pleine cérémonie.

J’insiste pour qu’on cesse de tergiverser. Les formalités reprennent au point où elles avaient été interrompues. Le cheik Tewfik nous tend un reçu à fond blanc avec une mosquée imprimée en jaune, le récépissé est distinction honorifique et bénédiction à la fois. Nous signons l’acte final, il ne reste plus qu’à partir.

Les félicitations et les allusions à notre lune de miel commencent. On conseille à Soleiman de m’embrasser. Je l’en dissuade par un regard foudroyant que j’accompagne d’un geste significatif, auquel il répond d’un air malin :

« Elle ne perd rien pour attendre, je lui apprendrai le petit jeu ce soir… »

Fanfaronnade, je reste impassible, satisfaite qu’il joue aussi bien en public son rôle difficile d’époux.

Mon énervement est à son comble, tout est signé, terminé : c’est le moment décisif, mais le cheik, en bon fonctionnaire, veut être couvert et tenir en mains la fameuse autorisation qui court après lui, avec Azem, notre fidèle secrétaire. Prières, supplications, menaces, le font enfin céder… l’acte de mariage est dans mon sac… Je tire vivement Soleiman par le bras, nous laissons nos témoins et nos hôtes de fortune faire des vœux pour notre bonheur. Ils semblent consternés d’un départ si rapide. Nous nous jetons pêle-mêle au milieu de nos bagages dans la voiture, et nous quittons Haïfa à toute allure par la route de Jérusalem. Je suis nerveuse et trépidante dans un coin, dans l’autre Soleiman se compose l’attitude d’un émir, avec toute la dignité de la noblesse qu’il s’est attribuée.

Mes premiers mots d’épouse légitime sont pour exprimer mon mécontentement sur la publicité de mauvais goût qu’il a donnée à notre mariage. En effet, j’ai appris le matin même qu’avait paru dans la Palestine, le quotidien du pays au plus fort tirage, un petit entrefilet annonçant mon mariage avec un certain Soleiman, auquel j’offrais un demi-million.

— Nous devons nous cacher, pourquoi étaler ce mariage qui doit rester secret ? Par Allah, tu es bête, oui, bête et têtu.

Il s’excuse, m’expliquant que ce mariage lui a fait perdre la tête, il n’avait pas bien compris. Et, tout le temps du voyage, il répète comme un refrain, en français :

— Moi beaucoup chance…

Nous arrivons à Jérusalem, nous nous précipitons, à travers les rues grouillantes, à la compagnie de navigation. De passeport, il n’y en a pas, bien entendu, les employés prétendent l’avoir envoyé à Suez où il y a soi-disant un agent consulaire nedjien au moment du pèlerinage. Ils nous demandent d’attendre trois jours. Nous avons déjà manqué le bateau du 18 mars, le dernier en partance de Beyrouth, nous manquons également celui du 24 mars, partant de Suez, qui établissait la dernière liaison avec le pèlerinage. La compagnie nous affirme toutefois qu’un cargo italien quittera Suez le 29… « Inch allah »[1].

Mon désir dominant reste Oneiza, puis la traversée de l’Arabie à pied et en caravane, et à cela je ne veux pas renoncer.

La Mecque n’est pas mon but essentiel, mais je trouverais stupide d’y arriver huit jours après les rites religieux du pèlerinage. Je vis donc dans une attente fiévreuse et, pour secouer un peu l’impassibilité négligente de mon « mari-passeport », je l’avertis que, si nous n’embarquons pas le 29, je renonce à mes projets et je rentre à Palmyre.

Pour entrer à la Mecque, il suffit d’être pendant deux ans bonne musulmane, ainsi l’ordonne le livre. Je serai donc dans deux ans en mesure d’y aller.

Soleiman a pris goût à sa nouvelle situation. Il se jette à mes genoux, me baise les mains, me supplie de patienter. Tous les jours il va se rendre à la compagnie pour hâter et activer les démarches nécessaires. Il fera téléphoner au Caire, à Suez. Il est d’un optimisme radieux. Il réussira.

En attendant, me voilà partie pour errer dans cette abondance de lieux saints qu’est Jérusalem. Je vais du Jardin des Oliviers au Mur des Lamentations, de la mosquée d’Omar au Saint-Sépulcre. J’en arrive à oublier ma nouvelle religion et j’entre voilée dans ce dernier sanctuaire pour m’agenouiller, en bonne catholique, devant les trois empreintes bordées de cuivre et laissées par les croix du messie Jésus et des deux larrons.

Prosternée, j’embrasse les traces divines, lorsqu’en me relevant j’aperçois la silhouette d’une dame d’un certain âge qui habite l’hôtel où nous sommes descendus.

Je l’avais remarquée et sentais qu’elle s’intéressait à moi. Son regard stupéfait me fit comprendre le fâcheux d’une situation à laquelle je ne pensais même pas. Les convictions de Zeînab étaient restées dehors, mais j’étais entrée au Saint-Sépulcre avec son costume. Je restai en prières, gênée et sentant le regard de cette amie inconnue peser sur mol. Je voulais éviter de lier conversation avec elle, car il m’était impossible d’expliquer des faits que je ne voulais dévoiler à personne. Je restai donc plongée dans mes prières. Mais la dame, Mme Amoun, restait là, aussi patiente que moi. Au bout d’un long moment, elle me posa la main sur l’épaule en murmurant :

— N’ayez pas peur, je ne vous trahirai pas.

Sa figure respirait la bonté et elle comprenait mon inquiétude. Voyant l’impossibilité de me soustraire à cette commisération, toute faite de sympathie, je me levai et la suivis en silence. Avant même que nous fussions sorties du Saint-Sépulcre, elle me chuchota dans cette pénombre favorable aux confidences douloureuses :

— Comment avez-vous épousé cet homme ?

Étrange façon d’entrer en matière… Mais la brave personne ne pouvait retenir son affection et son infinie curiosité. Répondre autre chose que la vérité m’était impossible. Mais je ne pouvais pourtant pas raconter la réalité. Je hochais mélancoliquement la tête.

La dame âgée et compatissante conclut :

— C’est la fatalité.

Je ne suis pas sentimentale, mais sa bonté et son angoisse visibles m’inspirèrent confiance. Je l’accompagnai sans rien dire. Elle me fit d’abord les honneurs de l’église. Puis nous descendîmes dans les souterrains et elle s’attendrit, aux lieux où la tradition veut qu’aient été exécutés certains martyrs. Nous pénétrons dans l’enceinte sacrée entre toutes, le Saint-Sépulcre.

J’ai relevé mon voile, selon le désir de Mme Amoun. Mais la vie est pleine de surprises paradoxales. Je me trouve, sitôt dévoilée, nez à nez avec des officiers aviateurs de Syrie. Je ne puis les éviter, car nous sommes sous la petite porte basse en marbre blanc, à l’entrée du tombeau du Christ, et il faut suivre la file. Les abordant carrément, je les charge de donner de mes nouvelles à mon mari quand ils iront à Palmyre. Ils sont visiblement fort surpris, ils s’imaginaient que j’étais embarquée pour la France et ils me retrouvent habillée en musulmane, aux lieux saints, suivie d’une vieille dame et d’un monsieur (son neveu) en tarbouche.

Mme Amoun me propose une promenade et je la suis. Elle ressemble à une de mes vieilles tantes de province et son neveu complète le tableau bizarre que nous formons. Il est vêtu à l’européenne, son tarbouche est la seule note orientale.

Cette fois, j’explique franchement à Mme Amoun ma situation avec Soleiman, mon désir de voyage et mon mariage blanc. Elle paraît sidérée à l’idée que je partage la chambre d’un Arabe inconnu dans le seul but d’accomplir un périple difficile.

Elle s’excuse de son propre étonnement et me demande :

— Vous n’avez pas peur de coucher dans la même chambre que cet homme ? Il a l’air si méchant, il m’effraie.

— Peur, mais pourquoi ? Le pauvre garçon est nonchalant et orgueilleux, mais sans méchanceté.

Elle persiste à juger Soleiman une « terreur ».

Je ne discute plus. On ne change pas l’opinion des gens.

*
  1. Si Dieu le veut.