Le Mari embaumé/II/13. Aventures de don Estéban

E. Dentu (Tome 2p. 168-183).





XIII

AVENTURES DE DON ESTÉBAN


Ce fut Mélise, cette fois, qui donna le signal. Aussitôt qu’elle eut ouvert la fenêtre basse de l’hôtel de Vendôme, elle chanta bien doucement le premier couplet de la chanson des Trois demoiselles :


Toutes trois belles…


Quand le premier couplet fut chanté, Mélise prêta l’oreille. Le clos Pardaillan resta muet. Le jour se levait ; les premiers rayons du soleil doraient la lisière des arbres.

Il n’était pas l’heure où Pola descendait d’ordinaire au jardin. Il n’y avait point à s’étonner que le signal restât sans réponse, et pourtant Mélise fronça énergiquement ses sourcils noirs. Sa journée commençait par un contre-temps : mauvais augure pour la suite de cette journée, qui selon son estime allait être si laborieusement remplie.

Elle commença le second couplet en donnant un peu plus de voix. Au troisième vers, la crosse d’un mousquet frappa le sol, sous l’ombre des tilleuls, et une voix enrouée cria : Qui vive !

— Le couvent est gardé, murmura Mélise en se reculant.

Un nez rouge et une solide moustache sortit de l’ombre.

— C’est-il vous qui êtes le chevalier de Saint-Preuil, ma jolie fille ? demanda un soldat du régiment de Bretagne-Richelieu, appartenant à M. le maréchal de la Meilleraye.

Ce soldat breton avait un fort accent tudesque.

Mélise se mit à rire, quoiqu’elle n’en eût guère envie.

— Non, répondit-elle en montrant l’émail éblouissant de ses dents. Mais qu’auriez-vous fait si j’eusse été le chevalier ?

— Sagrament ! répliqua le soldat, la consigne est claire : je lui aurais logé une balle entre les deux yeux, tarteifle !

Mélise referma la fenêtre.

— Décidément, Paris ne vaut plus rien pour ce pauvre chevalier, pensa-t-elle. Le moment est venu de lui faire faire un petit voyage.

Or, quand même il eût été l’heure habituelle, et quand même le soldat allemand de Bretagne-Richelieu n’eût point été placé en faction dans le clos Pardaillan, il est certain que Pola n’aurait point répondu, ce matin, au signal de son amie Mélise.

Pola était bien autrement occupée.

Il y avait du bruit et de l’émotion dans la maison si calme de dame Honorée de Guezevern. Au point du jour, la vieille servante de la béguine avait été éveillée en sursaut par le marteau de la porte. C’était madame Éliane qui, après une nuit de fièvre, de fièvre joyeuse, car la parole de la reine avait changé son désespoir en allégresse, venait chercher sa fille. Quand dame Honorée, prévenue, descendit quatre à quatre les degrés de sa chambre, elle trouva déjà Éliane et Pola dans les bras l’une de l’autre.

C’était une excellente femme, nous le savons ; elle éprouva, en revoyant sa nièce, un plaisir sans mélange, d’autant mieux qu’elle se flatta de connaître enfin les mystères de ce château de Pardaillan, qui l’intriguait depuis des années, mais elle avait été frappée si violemment par l’aventure de la veille, qu’il lui fallut en parler tout de suite.

— Je suis contente de vous voir, madame la comtesse, dit-elle, surtout de vous voir en bonne santé. Dieu merci, les chagrins dont vous m’avez entretenue dans vos lettres ne vous ont point fait maigrir. Tu es fraîche comme une rose, mignonne ; embrasse-moi encore. J’ai été satisfaite de Pola. Un peu distraite à la chapelle… et courant après une effrontée du nom de Mélise, que vous avez eu le tort de traiter trop familièrement là-bas, au château, à ce qu’il paraît. Vous êtes toujours jeune, comtesse, et très belle ! Cette Mélise ne peut donner à notre chère enfant que de mauvais conseils ; et l’histoire d’hier, j’en suis certaine, ne lui est pas étrangère. Ah ! quelle aventure ! quel scandale ! quel malheur !

— Madame ma tante… dit Éliane, essayant d’interrompre ce discours, où la bonne béguine ne mettait ni points ni virgules.

— Je vous prie de me laisser parler, ma nièce, l’interrompit[1] dame Honorée à son tour. Je ne passe point pour être une bavarde, et il s’agit malheureusement de choses assez graves. Comment se porte mon neveu, Pol de Guezevern, de Pardaillan ? Bien ? J’entends pour son état. Le ciel en soit béni ! Faites-moi penser à vous demander des détails sur son genre de folie. Nous avons ici une mère qui guérit les lunatiques par l’intercession de saint Guinou. Mais là-bas, dans le Rouergue, vous ne croyez peut-être pas à nos saints de Bretagne. Il y a donc que j’allais vous écrire pour vous prier de reprendre cette chère enfant.

Éliane ouvrit la bouche encore, mais dame Honorée poursuivit sans respirer.

— Je n’en dirai pas plus long qu’il ne faut devant mademoiselle de Pardaillan, madame ma nièce, poursuivit-elle, mais il est certain que vous me mîtes dans un cruel embarras, voilà quelque vingt ans. Maître Pol se portait bien, alors ! Jésus-Marie ! quel couple d’étourdis ! et comme le temps passe, ma pauvre Éliane ! Il me semble que je te parle d’hier ! Voici pourquoi j’allais te renvoyer notre fillette : elle a été la cause, bien innocente, je veux le croire, d’un grand scandale qui eut lieu hier au matin, dans ce vénérable asile. Un homme d’épée escalada le mur du couvent pour la voir…

— Un homme d’épée ! répéta la comtesse qui regarda Pola.

Pola souriait et rougissait.

— Tu m’expliqueras cela, ma fille, reprit madame Éliane. Je suis venue te chercher.

Pola sauta de joie et se jeta à son cou.

— Comment ! comment ! se récria dame Honorée, la chercher ! comme cela ! tout de suite ! et sans me prévenir !

— Puisque vous désiriez vous-même son départ, madame ma tante, voulut dire Eliane.

— Ma fille, riposta la béguine, il me paraît que votre position opulente vous a donné bien de l’orgueil. Je suis la tante de votre mari, madame la comtesse, et je suis Pardaillan, d’où vous vient toute votre richesse. Ne me coupez pas la parole, je vous y engage. De mon temps, cela n’était point poli. S’il vous convient de reprendre votre fille, je suppose que je n’aurai point donné lieu à cela par aucun motif de plainte. Il court des bruits bien singuliers, madame ma nièce, Dieu soit loué, je me détache tous les jours un peu plus des choses de la terre. Trop parler nuit, dit-on, et j’ai coutume de tourner sept fois ma langue avant d’ouvrir la bouche. Le monde se trompe peut-être, bien qu’il n’y ait pas de fumée sans feu. Vous me trouverez toujours, vous et les vôtres, quand vous aurez besoin de moi.

Cette fois, elle fut obligée de respirer, d’autant qu’elle s’était attendrie elle-même en parlant, nul ne saurait dire pourquoi, et qu’elle avait peine à s’empêcher de sangloter.

Éliane lui prit les deux mains et les serra contre son cœur.

— Ma bonne, ma chère tante, dit-elle, n’êtes-vous pas ma bienfaitrice ? ne m’avez-vous pas servi de mère autrefois ? Je ne puis avoir de secrets pour vous. Ma Pola va monter à sa chambre pour se préparer, car il faut qu’elle me suive aujourd’hui même au château de Pardaillan, et je vais vous dire tout ce que vous avez droit de savoir.

— Monte, petite, monte ! s’écria impétueusement la béguine ; il y a des choses qui ne sont pas bonnes aux oreilles des enfants !

Pola donna son front au baiser de sa mère et s’éloigna avec lenteur. Elle aussi aurait voulu savoir. On allait parler de son père.

— Bonne chérie, dit aussitôt madame Honorée, vous savez que la curiosité n’est point mon défaut, mais puisqu’il vous convient d’être franche avec moi, je vous écoute.

Toute sa méchante humeur avait disparu.

Elles s’assirent l’une auprès de l’autre, après avoir fermé les portes. Éliane parla longtemps et fut souvent interrompue par les exclamations étonnées de la bonne dame qui eut plus d’une fois des larmes dans les yeux.

Quand elle eut achevé, dame Honorée la baisa au front. Elle était pâle et toute tremblante.

— As-tu fait tout cela, chérie ? murmura-t-elle. Tant osé ? tant souffert ? As-tu dormi pendant quinze années auprès d’un mort ? C’est moi qui t’ai éduquée, après tout, et je n’ai jamais eu confiance en ce misérable hypocrite de Saint-Venant ! On lui en donnera des fillettes comme notre Pola ! À son âge ! Mais que Dieu bénisse notre reine et ce bon M. le cardinal ! Tous ces coquins vont avoir la figure longue d’une aune ! Ah çà ! j’espère bien que tu vas m’amener mon beau petit neveu avant notre départ ? Il a ses vingt ans sonnés, sais-tu ? Est-ce qu’il ressemble à ce mauvais sujet de Pol ? Pauvre Pol ! Quelle histoire ! Je vais commencer une neuvaine, chérie, pour que tout cela marche comme sur des roulettes.

Lorsque Pola rentra, habillée pour le voyage, dame Honorée la baisa au front et lui dit :

— Mon enfant, vous avez une noble mère !

Pendant qu’avait lieu cette scène, Mélise, notre chère effrontée, était rentrée dans son réduit pour ajouter à sa toilette un chaperon de ville. Les gens de M. le duc de Vendôme, tous et chacun, lui avaient déjà offert bien des fois leur cœur. Elle traversa les cours de l’hôtel au milieu d’un feu croisé de baisers, décochés par toutes les fenêtres, et gagna la porte qui donnait sur la rue Saint-Honoré.

Non loin de l’hôtel de Vendôme, dans cette même rue Saint-Honoré, il y avait une auberge, ce que nous appellerions aujourd’hui un garni, où logeaient à peu de frais les hommes de guerre en passage à Paris, les laquais et pages cherchant du service. C’était une assez grande maison à quatre étages, portant pour enseigne l’Image Saint Pancrace. Mélise, il faut l’avouer, surtout au point de vue d’une discrète personne comme dame Honorée, méritait bien un peu son titre d’effrontée ; elle eût même été capable de s’en parer, comme son brave père s’appelait lui-même avec plaisir : ce coquin de Mitraille. Elle savait un peu trop pour une jeune fille ; elle aimait trop à savoir surtout, et faisait des choses que les jeunes filles ne font point d’ordinaire.

Nonobstant quoi, vous auriez tort d’éviter, sur votre chemin, des effrontées comme elle ou des coquins comme ce pauvre bon Mitraille.

Mélise avait trois personnes à joindre, ce matin ; deux de ces personnes logeaient à l’Image-Saint-Pancrace, à savoir : don Estéban et le chevalier Gaëtan de Saint-Preuil ; Roger, qui était la troisième personne, habitait depuis quelques jours l’hôtel de Vendôme, et Mélise croyait savoir où le prendre.

Pour preuve de la science trop développée de Mélise, nous dirons qu’elle en connaissait plus long que les trois quarts et demi des plus raffinés nouvellistes sur ce personnage mystérieux qu’on appelait « le More. »

Nous ajouterons que les nouvellistes avaient fait pourtant et faisaient encore tout ce qui est humainement possible pour avoir des renseignements complets.

Mais cette petite Mélise avait le diable au corps. Elle interrogeait son père et tirait de lui, à l’aide de ces déductions subtiles qui sont le privilège de la femme, bien plus que le bon capitaine n’aurait pu s’en dire à lui-même ; elle cherchait, elle furetait, elle se ménageait des intelligences dans tous les coins. Rien ne lui échappait.

C’était dans le logis même du marquis de Villaréal, envoyé secret du roi d’Espagne, et par conséquent patron de don Estéban, qu’elle avait eu ses meilleurs renseignements. Elle avait franchi le seuil de cette maison murée, précisément pour se rapprocher du More, qu’elle comptait gagner à sa cause. Et certes, elle n’avait pas tort d’espérer cela, car le More avait pour elle seule au monde de douces et paternelles galanteries. Elle apprit ce jour-là avec étonnement que don Estéban, quoique faisant partie, en apparence, de la suite du marquis, ne logeait point sous son toit.

La visite de Mélise pourtant ne fut point inutile. En trois minutes, elle gagna trois cœurs ; une vieille gouvernante, qui ne savait pas un mot de français ; un bachelier entre deux âges, qui parlait latin, et un page, dont les yeux parlaient toutes les langues de l’univers.

Mélise aurait compris de l’hébreu, quand elle avait envie de savoir. À l’aide de ses trois amis, la duègne, le bachelier et le page, elle parvint à connaître ce qui suit :

Don Manuel Pacheco, marquis de Villaréal, envoyé de Madrid, après la mort de Louis XIII, pour sonder les dispositions personnelles de la reine, voyageait à grandes journées avec une suite peu nombreuse. En quittant Pampelune, il fut accosté par un bizarre personnage, montant un cheval arabe de bon sang et enveloppé dans un burnous de Tanger. Cet homme sollicita la permission de suivre le cortège pour avoir sa protection en passant les montagnes. Les Pyrénées étaient alors infestées de bandits. Le marquis refusa, trouvant la mine de l’étranger suspecte et lui ordonna péremptoirement de chevaucher au large. L’homme au burnous blanc disparut.

Entre Roncevaux et Fontarabie, le marquis et sa suite furent attaqués par une bande de trabucaires déguisés en contrebandiers. Le marquis avait avec lui cinq hommes bien armés, les faux contrebandiers étaient neuf. Il y eut combat acharné. Quatre bandits tombèrent ; le marquis et trois de ses serviteurs furent blessés ; les deux autres jetèrent leurs épées. On les dépouilla, on les garrotta et on les laissa au beau milieu du chemin, en compagnie de quatre cadavres. Les bandits survivants s’éloignèrent avec les chevaux.

C’était un défilé étroit et long qui descendait en ligne droite vers Roncevaux. Pendant trois grandes minutes, le marquis put suivre de l’œil ses vainqueurs, dont quelques-uns étaient blessés, mais qui s’en allaient gaiement, au trot de ses propres montures, chargées de butin. Le page et le bachelier avouaient que M. le marquis jurait à dire d’expert, la duègne prétendait qu’il faisait des signes de croix en disant ses patenôtres.

Quoi qu’il en soit de cette divergence d’opinions, la duègne, le bachelier et le page s’accordaient à confesser que M. le marquis était dans ses petits souliers.

Tout à coup, au moment où les trabucaires arrivaient au bout du défilé et allaient disparaître derrière le coude de la montagne, les derniers rayons du soleil éclairèrent au-devant d’eux un objet blanc qui, à cette distance semblait bien petit.

Un nuage de fumée s’éleva et les deux rampes du défilé apportèrent le bruit d’une décharge.

Selon la duègne, M. le marquis dit un Ave ; selon le page et le bachelier, il s’écria tout uniment : Voto à Dios ! Voici la Sainte-Hermandad !

À quoi son écuyer qui avait le bras droit en compote, répondit :

— Les bandits sont cinq ; si les cavaliers de la Sainte-Hermandad sont plus de cinquante, nous avons espoir d’être secourus.

Ce qui donne juste la mesure de l’estime inspirée par la milice dans les États de Sa Majesté Catholique.

Cependant les cavaliers de la Sainte-Hermandad devaient être plus de cinquante, car on se battait sérieusement au bout du défilé. Le soleil venait de se coucher. Les silhouettes des trabucaires se voilèrent, puis disparurent. La nuit se fait vite dans ces encaissements de la montagne.

Le bruit de la bataille cessa.

— Ils auront passé sur le ventre de la Sainte-Hermandad ! gémit le malheureux écuyer.

La Sainte-Hermandad a bon ventre comme d’autres institutions également respectables ont bon dos.

Un grand silence régnait dans le défilé, puis on entendit un bruit de chevaux. La lune se levait du côté de la France. Nos pauvres voyageurs virent une masse noire qui avançait, surmontée par un objet blanc.

— Par mon patron ! grommela le marquis, on dirait une procession de pénitents portant la statue de saint Jacques !

La statue de saint Jacques se mit à parler et demanda :

— Où êtes-vous, caballeros ?

La statue était l’homme au burnous, et la procession se composait des chevaux du marquis et de sa suite.

L’écuyer supputa que cet homme au burnous valait juste cinquante-et-un soldats de la Sainte-Hermandad, car on ne lui avait point passé sur le corps, au contraire, et il ramenait les bagages avec les montures.

— Je baise les mains de Votre Excellence, dit-il en débarrassant ce dernier de ses liens. Ces passages ne sont pas sûrs ; on m’en avait prévenu, et je sollicite à nouveau la protection de votre illustre compagnie.

Vous pensez que, cette fois, il ne fut point refusé.

De l’autre côté de Fontarabie, quand on toucha le bon pays de France, M. le marquis voulut récompenser l’homme au burnous. Celui-ci frappa sur sa bourse qui semblait bien garnie, et dit :

— Excellence, si vous croyez m’être redevable pour cette chose si simple d’avoir couché sur le sable cinq malheureux qui n’avaient vraiment pas la vie dure, vous pourriez me rendre un bon office.

— Parlez, caballero, dit le marquis de Villaréal.

— Je vais à Paris. Là comme ailleurs, on a besoin d’une posture. Souffrez que je me présente comme un des officiers de votre maison, sous le nom de don Estéban.

— Ce n’est donc pas votre nom véritable ?

— Excellence, je penche à croire que je n’ai pas de nom.

— Où êtes-vous né ?

— Quelque part, dans un pays chrétien.

— Quel est votre état ?

— Rameur sur les galères du Grand-Turc.

— Vous venez ?

— D’Allemagne, par Trieste, Constantinople, Alger, le Désert, Tanger, Gibraltar, Séville, Cordoue, Tolède, Madrid, Burgos et Pampelune où j’ai eu le bonheur de rencontrer Votre Seigneurie.

— Et votre but à Paris est ?…

— Excellence, Dieu le sait, moi je l’ignore encore.

Voilà ce que Mélise avait appris du bachelier, du page et de la duègne. Elle voyait le More à travers cette romanesque histoire ; son imagination excitée le grandissait à la taille des anciens chevaliers errants. Comme elle était dévouée jusqu’à l’enthousiasme, comme elle devinait vaguement un grand, un mortel danger planant au-dessus de madame Éliane, sa bienfaitrice tant aimée, elle convoitait l’appui de ce paladin à qui elle attribuait des puissances mystérieuses et surnaturelles.

Le cœur de ces enfants se trompe rarement ; on en a vu qui allaient à la vérité par le propre chemin du mensonge et de la folie.

Mélise entra résolument à l’hôtellerie de l’Image Saint-Pancrace et demanda qu’on l’introduisît auprès de don Estéban. La grosse servante à qui elle s’adressait lui rit au nez sans façon.

— Sa grande barbe et son cuir tanné, dit-elle, ne vous font donc pas peur, mignonne ?

— Non, répondit Mélise, il s’agit d’une affaire de vie ou de mort.

— Une affaire d’amour, plutôt, ma commère. Mais don Estéban va et vient. Il n’a pas couché ici cette nuit.

— Alors je veux voir le chevalier Gaëtan.

— Bon ! un joli blondin, celui-là ! Vous êtes comme le More, à ce qu’il paraît, vous allez et vous venez ?

Cette petite Mélise avait, quand elle voulait, un regard qui clouait la parole aux lèvres des impertinents.

— Bien, bien, demoiselle, dit la servante, vos yeux ne me font pas peur. On ne m’a point donné à garder le chevalier Gaëtan, qui a encore un autre nom, à ce qu’il paraît. Je ne lui veux pas de mal, car il est généreux et beau. Mais on dit qu’il a eu grand tort de faire cette algarade au couvent des Capucines. Le chevalier Gaëtan est obligé de se cacher, maintenant, demoiselle.

Mélise n’était pas riche, et pourtant elle mit une belle pièce blanche dans la main de la servante.

— Oh ! oh ! fit celle-ci, est-ce que vous êtes celle pour qui ils vont se battre ?

— Oui, répondit Mélise à tout hasard, je suis celle pour qui ils vont se battre.

Elle ne savait même pas de qui on parlait.

— Eh bien, reprit la servante, c’est grand dommage s’il arrive malheur, car ce sont deux galants cavaliers. L’autre, le petit page de l’hôtel de Vendôme, est venu avant le lever du soleil.

— Roger ! pensa Mélise.

— Ce n’est pas moi qui écouterais aux portes, demoiselle, mais on peut entendre sans le vouloir. Le page de l’hôtel de Vendôme était bien en colère. Il a dit : « On vous a rencontré avec elle hier dans les corridors de l’hôtel… »

C’était vrai, Mélise le savait. Au moment où la porte basse donnant sur le clos Pardaillan s’était ouverte, la veille, comme par miracle, offrant une issue à Gaëtan, entouré d’ennemis, Mélise s’était élancée avec lui et avait refermé la porte à travers laquelle tous deux avaient pu entendre les « hélas ! » de dame Honorée et les jurons des soudards désappointés.

Mélise et Gaëtan avaient cherché en vain la main mystérieuse qui avait offert au chevalier cette planche de salut inespérée. Les corridors étaient déserts. Seulement, en gagnant la partie de l’hôtel où était situé le logis de Mitraille, ils avaient rencontré des pages et laquais, et l’un d’eux avait ri en prononçant le nom de maître Roger.

Si bien que le soir, maître Roger, charitablement averti de cette circonstance, et depuis longtemps inquiet des allées et venues de ce chevalier Gaëtan autour de sa belle, avait fait à Mélise une terrible scène de jalousie terminée comme toutes les scènes du même genre par ces mots :

— Je le tuerai !

La chose terrible, c’est que le chevalier Gaëtan, pas plus que Mélise elle-même, ne pouvait fournir d’explication à Roger furieux. Il y avait là un secret qui ne leur appartenait point.

Mélise eut peur et oublia pour un instant tous ses autres sujets d’inquiétude.

— Où sont-ils allés ? s’écria-t-elle.

— Sur le pré, c’est sûr, répondit la servante. Ils ont pris tous deux par les derrières de l’hôtel, comme s’ils voulaient gagner le chemin des Porcherons.

Mélise voulut s’élancer dans cette direction.

— Attendez, demoiselle, dit la servante. À quelque chose malheur est bon, voyez-vous. À peine étaient-ils partis, qu’il est venu des soldats de la Meilleraie pour arrêter le pauvre chevalier.

— Et don Estéban ne sait rien de tout cela ! s’écria Mélise.

— Don Estéban ! répéta la grosse fille. C’est bien une autre paire de manches ! Il y a des mousquetaires du roi, là-haut, dans sa chambre, et des archers de M. le grand prévôt plein le corridor. Don Estéban n’appartient pas à la maison du marquis de Villaréal ; ils disent que c’est un bandit des Pyrénées, et il paraît qu’il s’est introduit hier au Palais-Royal, déguisé en montreur de lanterne magique, pour assassiner le roi !

  1. Je suis bien forcé de remercier ici les nombreux et bienveillants puristes qui m’ont écrit pour me signaler cette faute de français : « l’interrompit-il ». Pour ne pas leur donner le trouble de consulter la Grammaire générale ou un dictionnaire, je leur rappellerai qu’interrompre est un verbe actif qui se dit des personnes et des choses. On interrompt une dame, ce qui est impoli, et aussi un discours, ce qui est quelquefois excusable. P. F.