Le Mari embaumé/II/14. L’ordre de ma reine

E. Dentu (Tome 2p. 184-198).





XIV

L’ORDRE DE LA REINE


Nous avons souvenir que M. le baron de Gondrin, le nouveau lieutenant de roi, avait donné au conseiller Renaud de Saint-Venant une demi-heure pour réfléchir sur le mérite de ses propositions. M. le baron avait de quoi occuper cette demi-heure.

La conduite du More l’avait très vivement frappé. Il se serait fait volontiers de cet homme énergique un instrument, une créature. Mais le More ne voulait point être payé, et cela mettait M. de Gondrin en défiance.

En outre, les dernières paroles du More, annonçant qu’un jour viendrait où il faudrait compter, sonnaient aux oreilles du baron comme une menace.

Quand il se fut assuré, indirectement, mais néanmoins d’une façon certaine, par son entrevue avec Saint-Venant, que les renseignements donnés par le More étaient d’une entière exactitude, sa décision ne fut pas longue à prendre.

Il avait eu du More tout ce que celui-ci pouvait fournir. Il lui fallait désormais d’autres auxiliaires. Quand les hommes de la trempe de don Estéban ne peuvent plus servir, ils nuisent. M. de Gondrin, comprit, par sa propre inquiétude, qu’il n’était point bon de laisser derrière lui cet élément inconnu.

Dieu merci, M. le duc de Beaufort ne demandait qu’à faire du zèle. M. de Mazarin l’avait choisi entre tous pour poser en face de lui un mannequin d’adversaire, facile à berner ou à brûler, quand l’occasion serait venue. Aux premiers mots de Gondrin, racontant la comédie qui s’était jouée derrière l’écran des Bergamasques, dans la salle des concerts, M. de Beaufort prit feu comme un bouchon de paille. On courut chez l’envoyé secret du roi d’Espagne qui déclara ne point se porter garant pour don Estéban, et, sur cette réponse, mousquetaires et archers furent mis sur pied.

Il ne s’agissait de rien moins que d’un complot contre la vie de Louis XIV. L’assassin venait d’Espagne. Paris fut en émoi pendant vingt-quatre heures, et la lanterne magique, qui n’en pouvait mais, resta sur le carreau pendant des années.

Seulement, il était plus aisé de se dire : nous allons prendre don Estéban, que de lui mettre réellement la main au collet.

À l’heure où mousquetaires et archers envahissaient à grand bruit l’hôtellerie de l’Image Saint-Pancrace, don Estéban allait au petit pas de son beau cheval arabe dans les champs cultivés qui sont maintenant le quartier de Courcelles. Il avait la tête nue et semblait demander au grand air un peu de repos pour sa cervelle en fièvre.

Il pensait et il souffrait. Quelque chose le troublait : on eût dit un remords.

Son cheval venait de fournir un vigoureux temps de galop. Il avait de la sueur aux flancs.

À quelques centaines de pas de l’enceinte de Paris, don Estéban s’arrêta et quitta la selle. Il y avait là un bouquet de bois entouré d’une haie. Don Estéban jeta la bride sur le cou de son cheval et dit tout bas :

— Saute, Keis !

D’un bond le cheval fut de l’autre côté de la haie.

Estéban siffla doucement. Le cheval sauta la haie de nouveau et vint lui lécher les mains.

Estéban le baisa sur les yeux et dit encore :

— Saute, Keis !

Cette fois, le noble cheval disparut sous bois et le More prit à grands pas le chemin de la ville, où il entra par la porte la plus proche.

Il n’avait point son burnous blanc ; sa haute taille s’enveloppait dans un manteau de couleur sombre.

Il descendit la rue Saint-Honoré. En arrivant aux environs de l’hôtellerie Saint-Pancrace, il ralentit le pas et releva la tête, interrogeant de loin la façade de la maison. À l’une des plus hautes fenêtres, une main se montra, qui agita un mouchoir. Don Estéban, au lieu de poursuivre son chemin, tourna sur la gauche et prit une ruelle qui longeait le mur d’enceinte de l’hôtel de Vendôme.

En marchant, il pensa tout haut :

— Je n’avais pas besoin de ce signal. J’ai conscience du péril qui m’entoure, et cette voix que j’entends en moi ne m’a jamais trompé. Pourquoi suis-je ici ? Parce qu’elle y est. Lâche ! lâche et fou !

Au tournant du mur qui enfermait le jardin de Vendôme, c’était déjà presque la campagne. La ruelle suivie par le More donnait sur des marais coupés par le prolongement du chemin des Porcherons. Il n’y avait peut-être pas dans Paris un lieu plus retiré que celui-là.

À droite du chemin, une butte à pente douce allait rejoindre l’enceinte de la ville ; il y croissait des broussailles et quelques arbres rabougris.

Le More, en sortant de la ruelle, entendit un cliquetis d’épées. À vingt pas de lui, maître Roger, page de Vendôme, et le chevalier Gaëtan, se battaient du meilleur de leur cœur. Roger avait été chercher Gaëtan, et l’explication n’avait pas été longue. Je penche à croire même qu’il n’y avait pas eu d’explication. Roger était jaloux, et, en vérité, les motifs ne lui manquaient point pour cela, car, depuis du temps, Mélise se laissait approcher de bien près par le chevalier. D’un autre côté, le chevalier avait rencontré maintes fois Roger rôdant autour du clos Pardaillan. Le clos Pardaillan était pour lui rempli par Pola. Il s’était souvent irrité de la présence de Roger.

Roger, si on lui eût fait des questions, n’aurait point eu de motifs pour se taire. C’était un sans-gêne et un étourdi qui avait roulé le monde, gagnant son pain de son mieux et profitant de la tournure de beau petit gentilhomme qu’il avait pour porter une brette de page. D’un autre côté, la dame de ses pensées n’était point une de ces princesses qui commandent une discrétion à toute épreuve, mais on ne l’avait point interrogé.

C’était lui qui avait demandé fort insolemment, ma foi, quel gibier Gaëtan chassait sur ses terres.

Et Gaëtan, lui, ne pouvait pas répondre : d’abord parce qu’il s’agissait de mademoiselle de Pardaillan, ce qui eut suffit et au delà à fermer sa bouche loyale, ensuite parce que la présence de mademoiselle de Pardaillan à Paris était un secret.

Voici bien des paroles dites ; leur conversation ne fut pas si touffue. Ils longèrent en courant la ruelle qui faisait face à l’hôtellerie de l’Image Saint-Pancrace et tombèrent en garde avidement, comme deux voyageurs affamés qui se jettent sur un dîner d’auberge.

Les flamberges folles se choquèrent en rendant des étincelles. Au bout d’une minute il y avait des blessures aux pourpoints, et je ne sais vraiment ce qui serait arrivé si la grande râpière de don Estéban ne s’était mise tout à coup entre les deux épées.

Ils y allaient si bon jeu, si bon argent, qu’aucun d’eux n’avait pris garde à l’approche du More. Ils se retournèrent en même temps, irrités et stupéfaits.

— Mes mignons, leur dit le More, ne vous fâchez point contre moi. J’ai bien de l’avantage sur vous : je vous connais tous les deux, et vous ne me connaissez ni l’un ni l’autre. Croyez-moi, vous aurez toujours le temps de voua couper la gorge, tandis que vous n’avez qu’une heure pour aller où le plus cher besoin de votre cœur vous appelle. Venez çà, maître Roger !

Roger obéit avec répugnance ; mais aux premiers mots prononcés pas Eatéban, tout bas à l’oreille, il tressaillit.

— Vous a-t-elle chargé de me porter ce message ? s’écria-t-il.

Estéban, au lieu de répondre, avait pris à part Gaëtan.

— Monsieur le chevalier, dit-il avec un courtois salut, un mot, je vous prie.

— Monsieur, répondit celui-ci, vous l’avez dit : je ne vous connais pas, et vous vous êtes mêlé déjà deux fois de mes affaires.

— Est-ce un reproche ? demanda le More en souriant.

— C’est une question, répliqua le jeune homme.

— Je vous demande, monsieur le chevalier, la permission de prendre mon temps pour y répondre. Aujourd’hui, nous n’avons pas le loisir : écoutez !

On entendait dans la ruelle le pas lourd et régulier d’une troupe d’hommes de guerre.

— Qu’est cela ! s’écria Gaëtan.

— Cela, répliqua le More, est pour moi ou pour vous. Si nous voyons tout à l’heure, à l’angle de cette muraille, l’uniforme de Richelieu-Bretagne, cela sera pour vous. M. le maréchal de la Meilleraye a fantaisie de vous envoyer rejoindre le brave Saint-Preuil, votre père. Ne m’interrompez pas : si nous reconnaissons, au contraire, le costume des mousquetaires du roi, ce sera pour moi ; je suis accusé de haute trahison.

Ayant ainsi parlé, il se pencha à l’oreille du chevalier et murmura quelques mots, parmi lesquels Roger, aux écoutes, put saisir ceux-ci : « La jeune fille du clos Pardaillan ».

— Est-ce vrai, cela ? fit le chevalier, dont le visage pâle s’était coloré vivement.

Roger se mordit les lèvres.

— Cela est vrai, répondit le More.

Roger, en ce moment, s’écria :

— Les mousquetaires !

— Ah ! ah ! prononça don Estéban du bout des lèvres : c’est donc pour moi !

— De par Dieu ! monsieur, dit résolument le chevalier, je vous suis redevable et mon épée est à vous.

— Moi, je ne vous dois rien, l’ami… commença Roger.

— En es-tu bien sûr, mon jeune camarade ? l’interrompit le More avec un étrange accent de gaieté.

— J’allais ajouter, poursuivit Roger, ce qui n’empêche pas que je vous prêterai volontiers mon épée, comme je la prêterais au premier venu. Nous sommes ensemble, je ne sais trop pourquoi ; mais, nous sommes ensemble, taillons des croupières à messieurs les mousquetaires du roi ! En avant !

Messieurs les mousquetaires ne semblaient pas avoir une frayeur extrême de l’épée de maître Roger. Ils étaient sept, y compris un officier. Derrière eux venaient douze archers de la prévôté. En quittant la ruelle, ils s’étaient déployés de manière à former l’éventail.

Le More ne souriait plus.

— Mes jeunes messieurs, dit-il, je refuse votre aide. Je n’ai pas besoin de vous.

— Par la messe !… commença Gaëtan.

— Silence ! l’interrompit don Estéban avec autorité. Non seulement vous ne devez pas me prêter votre aide, mais encore votre devoir serait de me barrer le chemin : je suis le mortel ennemi de celle que vous servez !

— Alors, pourquoi cet avis que vous nous avez donné ? s’écria Gaëtan.

— Je la combats loyalement, répondit le More, dont le beau visage avait une expression de solennelle grandeur. Entre nous deux, je ne veux que Dieu pour juge.

— Mes mignons, reprit-il en changeant de ton tout à coup, vous n’avez plus que le temps de prendre du large. Souvenez-vous de ce que je vous ai dit… et s’il vous reste un remords pour ce qui me regarde, soyez tranquilles : vous ne me reverrez peut-être que trop tôt ! Il les salua de la main et marcha droit à l’officier des mousquetaires.

Les deux jeunes gens restèrent un instant indécis.

— Monsieur Roger, dit Gaëtan, c’est partie remise.

— Monsieur le chevalier, répondit Roger, nous nous retrouverons, j’espère, en un lieu où ce brave homme-là ne viendra point nous gêner.

— Je vous préviens, monsieur, que je vais faire un voyage.

— Moi, de même, monsieur.

— Donc, quand nous serons de retour… À vous revoir !

— Le plus tôt possible ! À vous revoir !

Ils s’en allèrent, l’un à droite, l’autre à gauche, au moment où le More rendait son épée à l’officier des mousquetaires.

Vous plaît-il me donner votre parole ? commença l’officier.

— Je ne puis, monsieur de Mailly, répliqua don Estéban, je suis désolé, mais j’ai affaire cette nuit à plus de douze lieues de la Bastille.

Les archers l’entourèrent aussitôt.

Ils regagnèrent la rue Saint-Honoré et arrivèrent au débouché de la ruelle. Mélise sortait de l’Image Saint-Pancrace ; elle aperçut don Estéban prisonnier et demeura tout atterrée.

Don Estéban lui envoya un souriant baiser avec ces deux mots :

— Les deux autres sont en route !

Mélise rentra à l’hôtel de Vendôme. Le gardien de la porte lui dit que deux dames étaient venues demander son père et l’attendaient dans le réduit de ce dernier. Ce coquin de Mitraille, ordinairement, ne recevait pas beaucoup de dames. Mélise ne se pressa point de monter. Elle songeait, se demandant quelle était la signification de ces mots : « Les deux autres sont en route. » Le More, à qui elle n’avait pu parler, avait-il donc deviné son ardent désir ? Etait-ce donc un bon génie ?

La pauvrette se disait :

— En ce cas, la meilleure de mes trois épées restera au fourreau. Don Estéban est prisonnier.

Puis une terreur lui venait. « Les deux autres étaient en route », en route pour se battre peut-être !

— Ah ! pensait-elle, si je pouvais joindre cet étourdi de Roger, je lui dirais : « Marchez droit ! ou jamais je ne serai votre femme ! »

Et certes, elle pouvait bien lui parler ainsi : la fille de ce coquin de Mitraille était un bon parti pour un page qui se nommait Roger tout court.

Comme elle arrivait à la porte du logis de son père, elle s’arrêta tout à coup étonnée, parce qu’elle entendait des voix de femmes à l’intérieur. Elle avait oublié tout à fait l’avertissement du gardien de la porte, annonçant la présence de deux dames.

— Oui, mon enfant chérie, disait une des deux voix, tu vas avoir cette grande joie ; tu vas embrasser ton frère !

— Madame la comtesse ! murmura Mélise.

— Oh ! comme je l’aimerai ! fit une autre voix, tremblante d’émotion.

— Et Pola ! balbutia Mélise.

Elle n’entra pas. Pourquoi ? Il y a des pressentiments, et toute parole contient autre chose que sa signification propre. Parmi ces mots qu’elle venait d’entendre, Mélise n’avait aucune raison pour découvrir rien qui se rapportât à elle-même. Sa bienfaitrice et celle qu’elle chérissait mieux qu’une sœur, s’entretenaient d’une grande joie : l’héritier de Pardaillan était retrouvé. Madame Éliane avait un fils ; Pola avait un frère. Mélise avait prié Dieu bien souvent pour que cet enfant dont la perte avait coûté tant de larmes, fût rendu à sa mère. Et pourtant Mélise sentait comme une main de souffrance qui lui étreignait le cœur.

Son angoisse n’était point de celles qui s’expliquent. Elle s’appuya au mur du corridor, prête qu’elle était à défaillir.

— Et tu le connais, Pola, reprit madame Éliane, Quand il va venir tout à l’heure, c’est un visage ami que tu vas saluer de tes baisers. Te souviens-tu de ce jeune soldat que notre bon Mitraille aimait tant ?

— Si je me souviens de Roger ! s’écria Pola. Oh ! c’est Mélise qui va être contente.

Mélise pressait à deux mains son cœur défaillant.

— Comme il est beau, n’est-ce pas, poursuivait la comtesse ; et bon, et brave !

— C’est donc Roger ?… bien vrai ?… demanda Pola.

— C’est Roger, répondit Éliane, qui est le comte de Pardaillan.

Les genoux de Mélise fléchirent et touchèrent les dalles du corridor.

— Roger ! balbutia-t-elle en un sanglot, comte de Pardaillan ! Je suis perdue !

La comtesse ajouta :

— Je puis te dire tout cela maintenant, ma fille. Nous ne craignons plus rien. Tous les bonheurs nous viennent à la fois. Le secret qui pesait sur ma vie va être connu et me laisser libre, avec un grand deuil, certes, un deuil inconsolable, mais sans crainte, du moins, pour l’avenir de mes enfanta bien-aimés.

— Ma mère, dit Pola, vous ne m’avez pas encore donné de nouvelles de mon respecté père.

— Ton père ? répondit la comtesse dont la voix changea tout à coup. Je veux vous avoir tous deux pour juges : ton frère et toi. Je ne vous cacherai rien. Ne t’ai-je pas dit que je n’avais plus de secret ? Nous sommes sous la protection de la reine. J’attends à chaque instant l’ordre de la reine qui doit élever autour de nous un rempart de sûreté. L’ordre viendra jusqu’ici, car j’ai laissé à mon logis prière de me le faire tenir en l’hôtel de M. de Vendôme, chambre du bon capitaine Mitraille. Mais il tarde bien à rentrer, et si tu savais comme j’ai hâte d’embrasser mon fils !

Mélise se releva. Sa pauvre joue était blanche comme le linge de sa collerette. Elle allait franchir le seuil, lorsqu’elle entendit des pas à l’autre bout du corridor. Le corridor était long et sombre. Elle vit un groupe dans le lointain.

Le groupe s’arrêta sans la voir, et une voix qu’elle crut reconnaître pour celle du conseiller Renaud de Saint-Venant, dit :

— Je n’irai pas plus avant, ma présence pourrait faire naître des soupçons. Le logis de ce Mitraille est l’avant-dernière porte à droite, là-bas. La comtesse y est, j’en ai la certitude, puisque j’arrive de chez elle où elle a laissé avis de l’endroit où l’ordre du roi devait lui être porté. Allez seulement à deux, et ne faites pas mine de vouloir employer la force.

— Et si elle demande l’ordre de Sa Majesté ? interrogea-t-on.

— Vous répondrez que le carrosse est en bas et qu’on l’attend au Palais-Royal.

Mélise ne comprenait point, et, à vrai dire, sa pauvre tête était en trouble.

Néanmoins, obéissant à un instinct de dévouement, elle s’élança pour avertir madame Éliane, mais celle-ci, lasse d’attendre sans doute, sortait justement dans le corridor.

— Madame ! oh ! madame ! s’écria Mélise, rentrez ! On n’oserait employer la violence dans la maison de M. de Vendôme. Rentrez, je vous en prie !

— Que veut dire cette enfant ? répliqua la comtesse en souriant. L’heure du danger est passée ma fille. Pouvez-vous m’apprendre où sont votre père et le jeune page Roger ?

Deux hommes s’arrêtaient à quelques pas dans le demi-jour du corridor. Les autres avaient disparu.

— Madame la comtesse de Pardaillan, dit l’un d’eux, de la part de Sa Majesté.

— Que Dieu bénisse la reine ! s’écria Éliane. Elle n’a point oublié sa promesse !

Mélise lui saisit le bras.

— Madame, au nom du ciel ! dit-elle tout bas, ceci est un piège, je le sais, j’en suis sûre !

— Laissez, ma fille, répondit Éliane, dans la plénitude de sa confiance. Vous ne pouvez comprendre ce qui m’arrive. Messieurs, je suis prête à vous suivre.

— En bas, dit l’un des deux hommes, un carrosse attend madame la comtesse.

— Fillette, reprit celle-ci en dégageant son bras de l’étreinte de Mélise, cherchez, je vous prie, votre père et le page Roger ; qu’ils viennent m’attendre à ma sortie du Palais-Royal.

Elle voulut s’éloigner, Mélise s’attacha à ses vêtements en criant :

— Pola ! Pola ! viens à mon secours !

— Débarrasser-moi de cette enfant, qui est folle ! ordonna Éliane avec colère.

— Ma mère, dit tout bas Pola, Mélise nous aime. Elle n’est pas folle.

L’un des deux hommes avait saisi Mélise. La comtesse entraîna elle-même sa fille et la fit monter dans le carrosse qui stationnait à la porte de l’hôtel de Vendôme.

Aussitôt qu’elles furent dans le carrosse, deux volets subitement relevés aveuglèrent les portières qui furent fermées du dehors à la clef.

L’effroi ne vint pas tout de suite à madame Éliane qui ordonna :

— Tournez á gauche ! nous allons au Palais-Royal. Le carrosse tourna à droite et prit le grand galop sur la direction de la porte Saint-Honoré.

— Mais ce n’est pas le chemin ! cria la comtesse enfin épouvantée.

Personne ne lui répondit et le carrosse continua sa course rapide.

Vers cette même heure, le jour essayait d’entrer dans la chambre à coucher de la reine-régente à travers les épais rideaux. Anne d’Autriche dormait encore, appuyant sa joue fraîche et un peu bouffie sur les dentelles de son oreiller. La tête futée de Minette, la petite chatte pie, sortait à demi des couvertures.

L’épagneul, roulé en manchon, n’avait pas bougé.

Kaddour, le superbe matou d’Anatolie et le cat-fox, jouant sur le tapis, se disputaient les lambeaux d’un parchemin largement timbré au sceau royal de France, en tête duquel on aurait pu lire encore le protocole sacramentel :

« À nos amés et féaux conseillers, les gens tenant nos cours de parlement, maître des requêtes ordinaires de notre hôtel, grand conseil, prévôt de Paris, baillifs, sénéchaux… salut ! »

Dans le corps de l’écrit étaient ces mots :

« … Notre amée la dame de Guezevern, comtesse de Pardaillan… »

Et au bas, le seing de la reine, que le cat-fox était en train de grignoter.

Mais M. de Mazarin n’avait pas laissé choir la cédule de cent mille livres, qui était désormais en lieu sûr.