Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 217-231).


XXIV


Ramener à des idées sérieuses, à des sentiments touchants, des convives livrés à la gaieté et que le Brutus anglais maintenait dans un rire continuel, était une de ces victoires qui n’étonne pas moins celui qui la remporte que ceux qui l’applaudissent. Mais Adalbert en se laissant aller à l’émotion qui le dominait, à la pensée d’être chéri, d’être pleuré par Clotilde, était parvenu sans s’en apercevoir à faire passer dans l’âme de ses auditeurs une partie des sentiments qui l’agitaient ; déjà pour le plus grand nombre des assistants le marquis de Bois-Verdun avait disparu. César, le beau César, le conquérant, le civilisateur du monde, la terreur de l’ennemi, l’amour de ses soldats, le supplice des envieux, l’idéal des femmes, César seul était là avec tout le génie, toutes les séductions qui lui soumettaient les peuples et les rois, enfin, tel que la gloire l’a fait, tel que l’histoire le montre.

L’effet de cette évocation ne saurait se peindre ; voir naître tant d’impressions vives, nobles, tant d’enthousiasme du fond d’une mascarade, était une chose si imprévue, que ceux mêmes qui en étaient témoins ne se l’expliquaient pas. Mais comme le beau agit en dépit du raisonnement, ainsi que le vrai en dépit des apparences, les convives, les spectateurs, transportés par enchantement dans l’époque où l’éloquence plaçait un orateur au rang des dieux, couvrirent d’applaudissements le discours de César et lui décernèrent à l’unanimité les honneurs du triomphe.

Cassius seul gardait, au milieu de ces acclamations délirantes, un silence menaçant. Car Brutus, entraîné par l’admiration générale, avait oublié son rôle d’assassin, et se répandait en éloges plus ou moins burlesques sur le talent de M. de Bois-Verdun à imiter un grand homme. Sosthène, jaloux malgré lui d’un succès qui plaçait si haut son ami dans l’opinion des assistants, voulut savoir si les préventions de Clotilde contre Adalbert n’étaient pas vaincues par ce succès. Il se pencha vers elle pour lui demander ce qu’elle pensait de cette improvisation ; n’obtenant aucune réponse, il leva les yeux sur ceux de Clotilde et en vit tomber de grosses larmes.

— Vous souffrez, s’écria-t-il avec inquiétude ; voulez-vous prendre l’air ?

— Non, je ne souffre pas, répondit en souriant Calpurnie, de l’air d’une personne qu’on réveille en sursaut.

— Mais vous pleurez ?

— Se peut-il ? dit-elle en portant vivement la main sur ses yeux et confuse de la sentir baignée des pleurs qui en coulaient à son insu.

— Quelle triste pensée vous occupait donc ?

— Je ne sais… Je rêvais… Toute à mes souvenirs… j’oubliais le présent. Mais ce rêve n’était pas douloureux, et je pleurais sans m’en douter quand vous m’avez tirée de ma léthargie.

Ces larmes répandues sans qu’elle s’en aperçût, n’avaient point échappé à l’observation passionnée d’Adalbert ; c’est à elles qu’il devait ses plus belles inspirations et ce délire éloquent qui, venant droit du cœur, arrive de même à ceux qu’on veut émouvoir. Que de fois à la vue de ces pleurs, espérant en être la cause, il s’était senti prêt à tomber aux genoux de Clotilde, à révéler publiquement ses torts envers elle pour en obtenir le pardon ; mais, aussitôt retenu par la crainte d’un éclat dont les suites pouvaient être funestes à Clotilde elle-même, il s’ordonnait le sacrifice de toutes ses espérances, le silence de toutes ses impulsions. L’orgueil aussi lui en donnait le courage. Si les accents plaintifs échappés de son âme, avaient simplement ouvert celle de Clotilde aux sentiments de pitié, de tendresse qu’un autre amour méritait ; s’il avait ému son cœur, exalté son imagination au profit d’un amant malheureux ; s’il avait servi d’interprète à un rival timide ; ah ! combien de résolutions énergiques, féroces mêmes, puisait-il dans ce soupçon.

L’espoir de l’éclaircir tenait ses regards fixés sur la comtesse. C’était la livrer au ressentiment de la princesse Ercolante ; quelque chose avertissait celle-ci que ce brillant succès d’Adalbert ne lui était pas dédié, qu’elle n’était pour rien dans son trouble, dans sa joie ; et de cette humble pensée à celle qu’une autre en avait l’honneur, il n’y avait pas d’intervalle. La princesse, subitement illuminée par les torches de la jalousie, lut dans le cœur d’Adalbert tout ce qui s’y passait, sans chercher même à comprendre d’où venait l’amour qui le dominait, ni comment les froideurs de Clotilde pouvaient l’inspirer. Elle les accusa tous deux de trahison ; et, nourrissant sa haine des moindres découvertes qui venaient confirmer ses soupçons, elle arriva à ce degré où la rage muette oppresse au point de suspendre la respiration. À sa place, une coquette se serait évanouie, d’abord par excès de souffrance, ensuite pour faire de l’effet et ramener sur elle une partie de l’intérêt usurpé par sa rivale. Mais la fière Sicilienne, trouvant dans sa passion même la force d’en supporter les tortures, rouvrit ses yeux presque aussitôt que la douleur les lui fermait ; et, ranimant ses esprits par toutes les visions de la vengeance, elle obtint d’elle le courage et la dissimulation propres à l’accomplir.

Un amant amoureux ne s’y serait pas trompé, il aurait deviné, au sourire diabolique de sa maîtresse, l’enfer qui régnait dans son cœur ; mais les infidèles ne regardent jamais en arrière. Le bonheur qu’ils ambitionnent les empêche de voir les tourments qu’ils causent, et c’est dans toute l’innocence de leur âme qu’ils joignent la barbarie à l’inconstance : Féroce comme un indifférent, a dit une femme d’esprit. En effet, on a plus d’un exemple des exploits vengeurs inspirés par cette férocité involontaire.

Pendant que la princesse choisissait parmi tous les coups que peut porter la jalousie, celui qui devait le mieux frapper le cœur d’Adalbert, lui, non moins préoccupé de l’intérêt que Clotilde semblait accorder à Édouard, choisissait parmi tous les piéges que la ruse peut tendre à la passion, celui où devait tomber infailliblement une âme sans défiance et dominée par un sentiment qu’elle n’osait s’avouer. Certain que Clotilde se défendrait mal de sa faiblesse si on l’en accusait franchement, sans lui laisser le temps de prévoir l’attaque, il pensait à se servir de l’amour de Sosthène pour provoquer entre eux une explication, une scène, une brouille même, qui le sortirait de son incertitude dévorante.

Quant à Édouard, passant tout à coup des enivrements d’un succès inaccoutumé, au désespoir d’une affreuse découverte, il ne voyait plus rien de ce qui se passait autour de lui, et n’entendait plus que la voix intérieure qui lui criait :

— Quoi ! ce sentiment que rien n’expliquait, cette profonde mélancolie dont nulle présence ne triomphait, ce culte mystérieux voué à une puissance inconnue, cette idole, ce rival occulte… c’était lui !… C’était le seul de nous tous qui ne fût pas à ses pieds… le seul qu’un autre amour sauvât de la séduction qu’elle exerce, qui lui soumet également le cœur, la raison, la vie de tous ceux qui la connaissent… Ah ! l’adoration du sauvage pour le soleil, du dévot pour la Vierge, le dévouement de l’esclave pour son maître, du martyre pour son Dieu, tout ce que le ciel a mis de noble dans le cœur de l’homme, ne pouvait rien sur cette âme de glace. Les froideurs, le dédain, ces armes dont elle se sert avec tant de succès, ces poignards tournés contre elle, devaient seuls la blesser ; et je resterais témoin d’une faiblesse aussi déshonorante pour moi que pour elle ? Je la verrais subir le supplice humiliant qu’elle m’impose ?… Non, dès demain je m’éloigne d’elle à jamais, je la laisse en proie au vautour qui va la dévorer… Mais avant de la livrer au malheur qui l’attend, elle saura ce qu’elle perd dans un amour sans exemple, qui ne demandait que la faveur de souffrir, de mourir pour l’objet de son culte ! d’un amour qui la voulait parfaite comme la divinité pour avoir le droit de l’adorer de même !

On ne se parle pas ainsi sans que le visage ne trahisse quelque peu les sentiments qui bouleversent le cœur ; et M. de Tourbelles, dont grâce aux inductions d’Adalbert, l’observation se portait particulièrement sur M. Fresneval, s’aperçut de l’état violent qu’Édouard s’efforçait de dissimuler, était-ce le trouble du dépit ou de l’espoir, de l’inquiétude ou de la reconnaissance ; voilà ce qu’il ne devinait point, et ce qu’il était résolu de savoir à tout prix.

Ainsi les convives dont on vantait les manières antiques, la grâce dans l’imitation, la malice enjouée et surtout la liberté d’esprit, étaient secrètement torturés par une idée plus ou moins douloureuse.

Pourtant, la fête s’animait de plus en plus. Les innocents, tels que Williams Brutus, Cechino Lucullus, s’épuisaient en frais d’érudition, pour prouver qu’ils savaient leurs rôles. Les malins, tels que Marc-Antoine, Pison, Cassius, suppliaient Salluste d’écrire l’histoire de ses convives, et, sans préciser l’époque qu’il devait choisir, prédisaient pour cette œuvre, légèrement critique, autant et plus de succès qu’en avaient obtenus la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha.

— Pour être plus sûr d’intéresser et d’amuser, tu pourrais commencer par les aventures de ta femme, dit en riant le sénateur Pison à Salluste ; car en épousant la femme répudiée de son ennemi, on veut apprendre jusqu’à ses moindres défauts, jusqu’aux torts qu’il cache le mieux, et la vie de Térencia[1], si longtemps liée à celle de Cicéron, doit renfermer plus d’un mystère piquant ; quant à celle de César, ajouta-t-il en se tournant vers Calpurnie, il ne faut pas badiner ; car chacun sait qu’il n’est pas endurant et qu’il ne veut pas même qu’elle soit soupçonnée.

— Ce qui prouve plus d’orgueil que d’amour, dit Calpurnie en lançant un regard d’indignation à l’infidèle César. Je sais qu’il ne m’appartient pas de plaider la cause de cette pauvre Pompéia, à laquelle Calpurnie devait succéder ; mais la justice l’emporte, et toutes les gloires de César, depuis celles qui le font craindre jusqu’à celles qui le font aimer, sont obscurcies par sa conduite, sa barbarie envers sa première femme. La livrer aux accusations les plus flétrissantes, au mépris général, et cela sur un soupçon que lui-même ne partageait pas ; sur l’apparence d’une trahison dont sa jeunesse, la pureté de son âme devaient la rendre incapable. Faire d’un motif puéril la base d’un malheur éternel, le prétexte d’une injustice révoltante, réduire à l’abandon, à l’exil, la femme qu’il avait juré de protéger et de défendre, c’est un crime envers la famille, envers la société, un crime que la conquête du monde ne saurait absoudre.

— Ah ! mon Dieu ! la belle colère ! s’écria Salluste, frappé de l’animation qui brillait dans les yeux de Calpurnie et donnait à sa voix l’accent d’une fureur concentrée ; jamais l’on n’a mieux combattu pour l’opprimée, mais avant de condamner si rigoureusement l’oppresseur, il faudrait l’entendre.

Alors il s’adressa à César qui, tout en ayant l’air d’être fort occupé des agaceries de sa voisine, n’avait pas perdu un mot de la diatribe conjugale que sa femme, entraînée par un sentiment invincible, avait improvisée malgré elle, sans s’apercevoir que le masque de Calpurnie ne cachait plus assez les traits altérés de Clotilde. Étonné de le voir si calme, Salluste lui répéta les accusations foudroyantes dont on l’accablait, et lui demanda quels étaient ses moyens de défense.

— Ah ! vraiment, je n’en ai qu’un, répondit César, mais il suffit pleinement à ma justification.

— Tu nous le diras, j’espère, et tout de suite, car nous ne voulons pas te laisser le temps de le chercher ?

— Il ne le trouverait pas, dit Calpurnie du ton le plus amer.

— J’aimerais autant que vous eussiez la bonté de le deviner, reprit en souriant l’accusé ; mais je pense que le bonheur de la victime doit obtenir la grâce du bourreau.

Et se laissant aller, à l’exemple de Clotilde, au danger de l’apologue, il ajouta :

— On ne saurait plaindre la belle Pompéia, en la voyant si bien entourée d’hommages et d’adorations de tous genres, on doit même la féliciter de pouvoir recueillir tant de soupirs amoureux, sans avoir à craindre la jalousie d’un mari, et c’est sur sa bonne foi, sa franchise même, que je compte pour plaider en ma faveur ; comment me ferait-elle un crime de l’avoir rendue à la liberté dont elle use si bien !

Heureusement pour l’imprudent César, qui commençait à confondre son rôle avec sa situation, il fut interrompu par les instances réitérées que chacun adressait au jeune Horace pour en obtenir quelques vers, c’était à qui lui prouverait la nécessité de justifier son nom par un sacrifice aux allusions.

Alors, faisant remplir sa coupe d’un vin des Gaules rapporté par César, et s’inclinant avec toute la modestie d’un lauréat en herbe, il entama la première ode d’Horace ; mais les femmes s’écrièrent à la fois :

— À bas le pédant et vive le poëte ! qu’Horace nous parle dans la langue que tout le monde entend ici.

— J’obéis, reprit Alfred, sans paraître embarrassé de satisfaire à cet ordre, et il improvisa la traduction de l’ode : a Crispum Sallustium[2], en ajoutant celle des premières strophes de l’ode : à ses amis[3], et ces beaux vers philosophiques et bachiques furent traduits avec tant d’exactitude, avec tant de bonheur et d’harmonie, que Salluste, s’emparant d’une des couronnes de fleurs qui ornaient les flambeaux du festin, la posa sur la tête du jeune poëte. On le proclama l’Horace moderne, sauf à prouver plus de courage et autant de talent que son modèle. On but à sa future gloire, on l’autorisa à en réclamer un prix, et se fiant à sa discrétion on s’engagea d’avance à le lui accorder.

Alors, s’adressant à César, le jeune poëte lui demanda la permission d’embrasser la belle Calpurnie.

À cette proposition imprévue, Adalbert fit un mouvement involontaire qui pouvait s’interpréter par un refus ; mais, réprimant aussitôt sa première répulsion, il répondit :

— En votant avec vous la récompense due au poète que nous venons de couronner, j’ai abjuré tous les droits de César sur la belle Calpurnie ; c’est à elle à disposer de la faveur qui doit servir de prix.

Cette phrase n’était pas achevée, que déjà l’amoureux Horace, doublement enivré par l’éclat du festin, les vins de Chypre et de Lesbos, le bruit des applaudissements et surtout par le bonheur de les obtenir en présence de Clotilde, s’était précipité à ses genoux, et déposait sur son bras d’albâtre un baiser brûlant.

— Ah ! c’est ainsi, dit-elle un peu confuse, que vous attendez ma permission ?

— Vous ne me l’auriez pas donnée, répondit Alfred, et je vous ai épargné une mauvaise action. Ah ! ne vous en repentez pus ; qui sait ce que le souvenir de ce divin moment peut sur ma destinée !

Ces derniers mots d’Horace furent également désagréables à Salluste, à César et à Cassius. Le premier regretta d’avoir aidé au succès d’un nouveau rival, et l’autre se dit avec remords :

— Comment résisterait-elle à toutes les séductions où son indépendance la livre ? Grâce à moi, n’est-elle pas le but de toutes les ambitions de cœur, de tous les rêves de la vanité, de toutes les ruses de la fatuité ! Sur cet océan perfide qu’on appelle le monde, sans rames, sans pilote, pouvait-elle échapper au naufrage ? non, j’ai voulu sa perte, j’en dois subir l’affreux spectacle. Ce n’était pas assez de la voir adorée de mon ami, de la savoir journellement exposée aux aveux tacites de ce Fresneval, il faut que ce jeune poëte vienne encore essayer ses armes puissantes sur ce cœur sans défense ? Celui-là du moins offre plus de ressources : en qualité d’auteur il doit être facile à mécontenter, et je pourrai tirer parti de sa mauvaise humeur pour apaiser la mienne.

— Contraignez-vous donc mieux, dit la princesse à Adalbert ! On vous parle de tous côtés, vous ne répondez à personne, vous ne voyez que cette femme ; prenez-y garde, tant qu’elle vous résistera on vous pardonnera d’y faire attention, mais si jamais ses yeux s’arrêtaient sur tous ! si jamais elle…

— Ah ! que dites-vous ? s’écria Adalbert entrainé par le sentiment de joie que cette supposition faisait naître en lui.

— Il suffit, vous m’avez comprise, ajouta-t-elle d’un ton menaçant ; puis, s’efforçant de singer la gaieté, elle encouragea lord Needman à continuer son rôle.

— Je craignais de ne pas plaire à ces charmantes ladys qui aimé le beau César, répondit-il d’un air fin.

— Quoi ! parce que vous devez le tuer incessamment ? reprit la princesse ; oh ! que cela ne vous gêne pas ! Le plus bel homme du monde qui trahit ses serments, politiques ou autres, mérite la mort et ne m’inspire aucune pitié.

Fort de cette assurance, le Brutus anglais entonna de nouveau ses vers républicains, et toutes les préoccupations parurent céder au comique de sa déclamation étrange, de ses mouvements saccadés et de son républicanisme empesé.

  1. Saint Jérôme dit, en parlant de Terencia : « Au sortir d’une maison où elle aurait dû puiser la sagesse dans la plus pure source, elle n’eut pas honte d’aller se jeter dans les bras de Salluste, ennemi de son premier époux. » Vie de Salluste, p. 15.
  2. Nullus argento color est avaris (Ode ii, liv. ii.)
  3. Nunc est bibendum (Ode xxxvii, liv. i.)