Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 203-217).


XXIII


On se trompe souvent sur ce qu’on espère, et rarement sur ce qu’on craint ; mais comment se nier l’évidence ? comment s’affermir dans une croyance que tout dément ? L’observation alors combat l’instinct, et sans en triompher complétement, le réduit au silence. C’est ce qui calma momentanément la colère jalouse de la princesse Ercolante. La conduite si également insignifiante de Clotilde et d’Adalbert, leurs manières si froides, leur politesse réciproque si peu affectueuse, ne permettaient pas de supposer la moindre intimité entre eux.

Une circonstance particulière vint encore ajouter aux sentiments amers qu’Adalbert nourrissait contre Clotilde, et contribuer à maintenir l’illusion de la princesse en dépit de ses avertissements secrets. En réclamant le zèle et les talents de M. Fresneval, pour donner à son repas antique toute la vérité et l’éclat possible, l’ambassadeur de France avait nécessairement établi de fréquents rapports entre Édouard et les personnes attachées à l’ambassade. Or, on ne pouvait le voir souvent sans être frappé de son caractère à la fois digne et modeste, de son esprit fin, gracieux, bien qu’un peu grave, et particulièrement de ses manières distinguées qui dénotaient l’éducation d’un homme destiné à vivre dans le monde et à y occuper une place supérieure à celle qu’il remplissait. Cependant, il s’appliquait avant tout à paraître jaloux de conserver le titre de gérant des propriétés de la comtesse des Bruyères, bien moins pour les profits pécuniers attachés à la gestion, que pour le bonheur d’être utile à l’objet de son culte ; mais en dépit de ses soins à prouver qu’il avait besoin de son emploi pour vivre, Adalbert avait surpris de certaines générosités de la part d’Édouard, de certaines dépenses qui, sans être fastueuses, ne viennent jamais à l’idée des gens que leur modique revenu force à l’économie, il en conclut que l’amour seul le réduisait à l’état subalterne qu’il exerçait, et qu’il préférait son humble condition chez madame des Bruyères, au plaisir de vivre plus confortablement dans le monde. La beauté, l’esprit de Clotilde, rendaient cette supposition très-probable, et ce n’est pas cela qui tourmentait Adalbert, il lui importait seulement de savoir si la comtesse ignorait la ruse de M. Fresneval, ou bien si elle la tolérait.

Dans cette pénible incertitude, il résolut de se servir de la jalousie de Sosthène pour éclairer la sienne ; il lui fit part de sa remarque, de ses soupçons, et comme les amoureux adoptent facilement les bonnes ou mauvaises raisons qu’on leur donne de s’alarmer, M. de Tourbelles se promit d’exercer une telle surveillance sur les moindres actions d’Édouard et de Clotilde, qu’il saurait bientôt si elle était sa dupe ou sa complice.

La mascarade romaine devait lui faciliter les moyens de se convaincre, par les fréquentes occasions qu’il allait avoir de les rencontrer ensemble. Cet incident jeté à travers une partie de plaisir en redoubla l’intérêt, et la plupart des invités étaient loin de se douter des événements dramatiques qui pouvaient résulter de cette innocente fête.

Le lundi-gras arrivé, plusieurs chars construits et drapés à l’antique, traînes par de beaux chevaux à tous crins, et conduits par un bras vigoureux à peine couvert des plis d’une toge, vinrent s’arrêter à la porte de la brillante Térencia, de la belle Calpurnie et des autres dames romaines destinées au banquet de Pompéi. Il devait commencer à sept heures, à la tombée du jour.

Une de ces nuits que le ciel réserve au printemps de Naples[1], éclairait le cortége, au point de rendre inutiles les torches enflammées que portaient les esclaves. La lune semblait s’être rapprochée de la terre pour mieux voir ce peuple qui l’avait adorée jadis ; un grand nombre de Napolitains, désirant jouir de la vue de cette fête curieuse, s’étaient résignés au déguisement exigé et ajoutaient beaucoup à l’illusion ; c’était la nouvelle de Naples, chacun venait reconnaître son parent, son ami sous la toge, dans le vrai costume de son aïeul. En voyant passer ces chars entourés d’une troupe de Romains qui se disputaient l’honneur de les précéder ou de les suivre, on pouvait se croire au temps où Salluste réunissait à Pompéi ses illustres amis.

Grâce aux soins intelligents de M. Fresneval, la maison du célèbre historien complétait le prestige. Le triclinium, autrement dit la salle à manger, n’étant pas assez grand pour contenir la table du festin, les convives et leurs spectateurs, on avait disposé à cet effet l’atrium, espèce de forum intérieur où les anciens recevaient leurs hôtes en plein air. L’intervalle des colonnes qui entoure ce cavedium, était rempli par des draperies écarlates suspendues à des patères en bronze. Une petite forêt d’orangers ayant bravé l’hiver fictif de Naples, embaumaient le péristyle de leurs fleurs hâtives, en réjouissant les yeux par leurs fruits d’or.

Mais tout en s’astreignant le plus possible aux recherches d’une imitation pédante, on s’était révolté contre certains usages romains ennemis du plaisir, tel que celui qui excluait les femmes des grands festins, à cause de la manière dont les hommes se plaçaient sur les lits pour prendre leur repas. De plus, on avait décidé la suppression des lits remplacés par des chaises de forme antique, telles que les bas-reliefs nous en ont transmis les modèles.

Une belle table carrée en bois de cèdre, à pieds d’ivoire, attendait les convives, déjà couverte d’un premier service composé d’une sargue[2] entourée d’huîtres, de hérissons de mer, d’olives, d’œufs et d’autres mets plus propres à exciter l’appétit qu’à le satisfaire[3]. On commença par tirer au sort le roi du festin. Le hasard, ou plutôt l’adresse des serviteurs, donna ce titre au sénateur Pison. Salluste, en le mettant à la place d’honneur, désigna la duchesse de Monterosso et la princesse Ercolante, pour être à côté du roi de la fête, se réservant le plaisir de se placer entre l’austère Servilie et la belle Calpurnie.

La présence du sénateur Pison chez Salluste prouvait leur réconciliation ; mais le temps des folies du jeune historien et des rigueurs du Sénat envers lui était passé, et puis, dans ce siècle-là comme dans le nôtre, on pardonnait beaucoup de choses aux gouverneurs de provinces conquises qui revenaient de leurs missions lointaines avec assez d’argent pour étaler un grand luxe et tenir une bonne maison.

Un jeune poète français, arrivé de la veille et présenté par Édouard à l’ambassadeur de France, avait été invité par lui au repas de Pompéi. Brutus devait l’amener, ainsi qu’il amena jadis le jeune Horace en qualité de tribun à son armée, et comme le talent et les goûts de M. Alfred de*** lui donnaient des droits à porter ce beau nom du poëte romain, on le lui prêta d’un commun accord[4].

L’admission d’un homme jeune, agréable, spirituel, dans une société quelconque, y fait toujours plusieurs mécontents. Aussi, Alfred, accueilli avec toute la politesse habituelle aux gens comme il faut, ne fut-il reçu avec empressement et cordialité que par lord Needman ; cela tenait à un motif particulier qu’on était loin de soupçonner. Jaloux de jouer Junius-Brutus avec tout ce que l’érudition pouvait fournir à la vérité du personnage, Mylord s’était donné la peine d’apprendre par cœur tout le rôle de Brutus dans la tragédie de la Mort de César, par Voltaire, et il se flattait que les vers du philosophe français, ornés de sa déclamation anglaise, seraient doublement appréciés par un auteur. Tout autre aurait été arrêté dans ce projet par la difficulté d’amener à propos les citations, surtout les tirades républicaines, embarrassantes à réciter devant Jules César ; mais lord Needman, autorisé par les conversations rimées de César avec son assassin, et par ces vers :

     « Je déteste César avec le nom de roi ;
     » Mais César citoyen serait un Dieu pour moi. »

se promettait le plus grand succès dans son application à faire parler Brutus par la voix de Voltaire.

Ce succès, il l’obtint : car il n’y avait pas moyen de résister au comique de cette déclamation, à la fois brève, saccadée et ampoulée, dont les imitations de Levassor peuvent seules donner une idée. Il fallait en rire en dépit de toutes ses préoccupations. Ce qui ajoutait au burlesque de la situation, était le soin que chacun prenait d’interrompre ses éclats moqueurs par des éloges fanatiques sur la diction du lord et sur le génie qui l’avait inspiré dans le choix de ce rôle.

La gaieté des convives ayant gagné les spectateurs, on fit des libations générales en l’honneur de l’Apollon britannique. À mesure que les esclaves apportaient les plats, l’architriclin[5] les plaçait avec symétrie sur la table, réservant toutefois une grande place au milieu, que devait occuper le sanglier classique. En effet, on vit bientôt arriver quatre esclaves, porteurs d’une grande civière, sur laquelle reposait majestueusement un sanglier, rappelant celui d’Érymanthe, couronné de lauriers, et ayant suspendus à ses longues défenses deux petits paniers remplis de dattes.

— Vous offrirai-je de ce sanglier à la troyenne ? dit Salluste ; il tire son nom de sa ressemblance avec le cheval de Troye, et vous allez voir s’il en est digne.

Alors, l’esclave tranchant commença à découper en cadence l’énorme sanglier ; il tira d’abord de ses entrailles un chevreuil ; dans celui-ci était un lièvre qui renfermait un faisan, et ainsi de suite jusqu’à un rossignol. Cet oiseau, mis sur un plat d’argent, fut présenté à Calpurnie comme le morceau d’honneur, ce qui choqua visiblement la jalouse Térencia et fit sourire le grand Jules César, moitié par dépit, moitié par amour-propre, car il était censé avoir sa part dans cette marque de distinction. Il n’était pas moins sensible à toutes celles qu’obtenait Clotilde. L’admiration des peuples du Midi est fort expansive, aussi, entendait-on les Romains, citoyens ou esclaves, s’extasier de tous côtés sur la beauté, la noble élégance de la femme de César. Entraîné par l’exemple de ces nombreux flatteurs, et craignant qu’on ne remarquât le silence qu’il gardait avec Calpurnie, Adalbert hasarda de lui adresser un compliment sur la grâce et l’exactitude de son costume, ajoutant qu’un semblable éloge de la part d’un mari avait bien peu de valeur ; mais qu’il n’avait pu résister à son admiration.

— Je reçois d’autant mieux cet éloge, répondit Clotilde, qu’il est entièrement dû au farouche talent de Cassius.

— C’est dommage, reprit sèchement Adalbert.

Et, se tournant aussitôt vers sa voisine, il affecta de ne pas écouter ce que disait sa femme des jolis dessins de M. Fresneval.

— Il faut qu’elle en ait la tête perdue, pensa-t-il, pour oser vanter ainsi ses talents à tous propos. C’est une manière fort maladroite de le recommander à la bienveillance des gens qui l’admettent avec grand’peine dans leur société ; car plus elle exalte les moyens de séduction, plus elle se compromet et le rend haïssable aux personnes qui ne sauraient lui pardonner de la déshonorer.

Malheureusement, une foule d’autres observations vinrent confirmer la pensée d’Adalbert. Encouragé par les questions de l’ambassadeur, par le désir que chacun avait d’imiter de son mieux le personnage qu’il représentait, ce qui forçait à avoir souvent recours à lui, Édouard laissait aller son esprit avec cette facilité piquante que donne l’envie de se faire écouter de la femme qu’on aime. Armé de son Plutarque, il en plaçait les discours, les anecdotes, les mots avec une adresse telle, qu’elle servait de modèle aux autres causeurs et qu’il en résultait une conversation très-divertissante, où les apologues, les citations, les flatteries, les épigrammes, inspiraient tour à tour l’intérêt ou la gaieté. Jamais le pauvre Édouard n’avait eu l’occasion de se montrer si aimable ; et la vérité oblige à dire que Clotilde semblait jouir de son succès. Adalbert en était visiblement contrarié et cherchait à le déconcerter par tous les moyens que la malice fournit ordinairement à l’envie ; il naissait de ce combat, assez bien motivé par les mauvais sentiments de Cassius pour César, un feu roulant d’injures polies, de plaisanteries ironiques, qui auraient pu devenir très-sérieuses, si les tirades voltairiennes de lord Needman n’étaient venues les interrompre, et réunir sur elles seules l’attention et la malignité de tous les convives.

— En vérité, ma chère Calpurnie, dit Servilie, j’admire votre sang-froid en écoutant ces discussions, moitié philosophiques, moitié républicaines, et dont le dénouement doit vous coûter si cher. Comment résistez-vous au besoin de défendre de tant de sottes accusations un héros aussi adorable que ce beau César. Ah ! il me semble que si le ciel m’accordait l’honneur d’être seulement vingt-quatre heures sa femme, j’en profiterais pour confondre tous ses ennemis, pour le soustraire à leurs coups, ou bien en mourir avec lui.

— Vingt-quatre heures ! répéta Clotilde stupéfaite et tremblante à l’idée que le hasard seul ne pouvait avoir fourni à Servilie un rapprochement aussi exact. Elle crut son secret trahi et lança sur Adalbert un regard de mépris et d’indignation, qui l’aurait accablé s’il n’eût été soutenu par le calme de sa conscience.

— Vingt-quatre heures ! dit à son tour Adalbert, c’en est assez pour voir le héros en robe de chambre et pour perdre toutes ses illusions sur lui. N’est-il pas vrai, Madame ?

Clotilde, un moment déconcertée par cette interpellation directe, hésita à répondre ; craignant de laisser soupçonner sa pensée, elle cherchait à la cacher sous quelque expression froide et dédaigneuse, lorsque Salluste, frappé de l’embarras qu’elle éprouvait, lui dit à voix basse :

— Allons, jouez mieux votre rôle ; dissimulez un peu votre malveillance pour ce pauvre Adalbert ; ne voyez en lui que l’immortel César, le vainqueur de tant de nations et de belles femmes ; songez que ce nom de Calpurnie vous oblige à l’aimer au moins jusqu’aux dernières libations du festin ; vous serez toujours libre de quitter votre tendresse conjugale avec cette tunique qui vous va si bien.

— Et si cette honnête passion survivait au déguisement ?

— Ah ! mon Dieu ! gardez-vous bien d’en faire seulement la plaisanterie, dit Sosthène avec effroi, la princesse vous tuerait.

— Vous croyez ? Ah ! ce serait amusant.

— Par grâce, n’en faites pas l’épreuve. Vous autres, charmantes Françaises, qui ne pensez qu’à plaire, vous ne sauriez prévoir jusqu’où peut aller la jalousie d’une Sicilienne. Élevée dans l’ignorance de tout ce qui captive l’esprit, rien ne la distrait de son amant ; et, tenez, dans ce moment même où Adalbert devine peut-être que nous parlons de lui, voyez de quel air elle le surveille, et comme elle supporte avec impatience l’attention qu’il nous donne. Elle ne lui pardonne pas de vous regarder si longtemps. Jugez si elle pouvait craindre qu’il vous vît des mêmes yeux que les miens.

— À la gloire de César ! s’écria le sénateur Pison en levant sa coupe d’or remplie de vin des Gaules.

Et les acclamations du peuple ayant répondu à cet appel, les cris de vive Jules César ! l’emportèrent sur la conversation des convives. Alors César se leva et témoigna sa reconnaissance dans un discours si éloquent, si bien semé d’idées ingénieuses, d’images poétiques, de termes précis et harmonieux, que l’on crut un moment entendre la parole entraînante, le génie persuasif du vainqueur de Pompéi. Il parla des présages qui menaçaient sa vie, des rêves de Calpurnie, des pleurs qu’il avait vu couler de ses beaux yeux endormis, des gémissements qu’elle avait poussés au milieu de ce sommeil léthargique où elle voyait César assassiné et mourant dans ses bras[6], il fit du désespoir de Calpurnie, de celui des Romains, une peinture admirable, et finit par conclure que l’honneur d’inspirer de tels pressentiments, de tels regrets, valait bien qu’on le payât de sa vie.


  1. On sait que la fin des jours gras arrive au moment où commence le printemps en Italie.
  2. La sargue était attirée à Rome des extrémités du monde, parce que ce poisson était fort estimé ; on le faisait venir de la mer Carpathienne, avant qu’un certain Optatus, affranchi de Tibère, qui avait le commandement de l’armée navale sur la côte d’Ostie, en fît apporter un très-grand nombre qu’on jeta dans la mer de Toscane. L’empereur ayant ordonné que l’on rejetât tous ceux qu’on pécherait ; il s’en trouva quelque temps après une fort grande quantité, particulièrement vers la Sicile où ils avaient été inconnus jusqu’alors. Pline, le naturaliste, dit que ce poisson vit d’herbes et rumine comme le bœuf.
  3. Voyage de Polyctète, t. II, page 161.
  4. « Salluste passa les dernières années de sa vie partageant son temps entre l’étude, les plaisirs et la société des gens de lettres illustres, tels que Cornélius Népos, etc., et Horace qui commençait à se faire connaître. » — Vie de Salluste, par Panckoucke, page 18.
  5. Celui qui remplissait à Rome les fonctions de maître-d’hôtel.
  6. Plutarque. Vie de César, t. x, p. 219.