Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 15-21).


II


Il n’est pas, dit-on, de jeune fille laide en costume de mariée, tant le voile virginal et le bouquet symbolique ajoutent aux charmes de celles qui en possèdent, et en donnent à celles qui en manquent. On peut d’après cela s’imaginer tout ce que la beauté de Clotilde gagnait à ce costume à la fois riche et simple. Adalbert ne pouvait la regarder sans être ému de crainte et d’orgueil ; il se représentait l’effet que produirait dans les brillants salons de Paris, cette taille élégante, ce profil grec, cette grâce française ; et l’admiration conjugale qui le transportait lui en faisait redouter de moins honnêtes. Sans cet excès de modestie, il aurait trouvé dans son propre mérite des raisons de croire à la préférence qu’il devait naturellement obtenir sur tous les adorateurs ; mais avec sa nature orgueilleuse et méfiante, il regrettait que sa femme n’eût pas une de ces figures d’héritières qui attirent les épouseurs et éloignent les amants.

Les compliments qu’on lui adressait de tous côtés sur la beauté de sa future ajoutaient encore à ses craintes, surtout ceux de son oncle, le baron de Croix-Neuve, vieux grognard de l’Empire, qui avait passé sa vie à faire beaucoup de bien et à dire beaucoup de mal, professant l’immoralité par ton et la bienfaisance par caractère ; aussi était-il chéri et détesté.

— Ma foi ! tu as bien fait de la prendre jolie, disait-il à son neveu, car il n’en est ni plus ni moins, et il y a toujours plus de profit à être trompé par une belle que par une laide ; vois Saint-Irène, il a cru se mettre à l’abri de tout malheur en épousant un petit monstre sans esprit, eh bien, sa bossue en a tout juste assez pour se faire courtiser par un jeune ambitieux qui l’adorera tant qu’elle aura un oncle au ministère.

— Par grâce, cher oncle, n’ajoutez pas à mon effroi conjugal par vos réflexions désolantes. Vous savez tout ce que j’ai tenté pour ôter à mon père l’idée de me marier si tôt ; ne rendez pas mon obéissance plus pénible.

— En vérité, n’es-tu pas bien à plaindre ? tu épouses une fille charmante, riche, bien élevée, que son origine plus que bourgeoise te soumettra comme une négresse est soumise à un blanc dans nos colonies ; une Agnès qui ne connaît pas le monde, à qui tu peux faire accroire tout ce qu’il te plaira tant que tu la garderas dans tes forêts de la Bretagne. Va, je te garantis au moins trois ans de bons. C’est plus que le Ciel n’en accorde à la plupart des maris heureux.

Thomassin avait exigé que la noce se fît le plus discrètement possible, et ne se souciait pas de réunir à cette solennité les rejetons de la noble famille des Bois-Verdun aux humbles parents qui lui restaient ; pourtant il avait employé une assez forte somme à sortir ces derniers de leur condition plus que modeste ; mais en les habillant comme lui, il n’avait pu changer leur langage, seulement la recommandation qu’il leur répétait sans cesse, de parler en bons termes, en avait fait de grossiers beaux parleurs.

L’idée de s’allier à de braves gens de cette espèce avait détourné Adalbert d’entrer dans la diplomatie, et d’accepter l’offre que lui faisait le ministre de Danemark de l’emmener avec lui comme attaché à l’ambassade de France. Cependant il n’avait pas fait un refus positif, et s’était réservé cette occasion de servir son pays, si les fatigues d’un long voyage et l’absence des plaisirs de Paris n’effrayaient pas sa femme. Au peu de mots qu’il avait dits à Clotilde de ce projet, elle avait répondu avec une grâce si affectueuse qu’elle le suivrait sans peine partout où il voudrait la conduire, qu’il s’était senti moins d’empressement à la priver du bonheur de vivre près de sa mère, et que le bonheur de commander à une jolie personne aussi soumise avait triomphé un moment de sa méfiance et de ses préventions.

Nos pères, en instituant les fêtes de noces et en soumettant ce jour solennel à toutes les folies de la joie, rendaient un grand service aux mariés qui se connaissent peu et à ceux qui se connaissent trop. Que se dire d’un pareil jour en présence d’un petit nombre de parents dont le sérieux ennui et dont la plaisanterie blesse ? Dans l’ivresse du banquet nuptial tout s’excuse, le bruit général couvre les propos trop légers et permet aux oreilles chastes de ne pas les entendre. La surveillance des amis, des garçons de noce, forçant les mariés à ne se parler que furtivement et devant témoins, ajoute à leurs amours tout le piquant de la contrainte ; en voyant tant de personnes célébrer leur bonheur, ils se croient heureux et attendent le moment du tête-à-tête conjugal avec plus de patience ou de résignation.

On se moque de ces vieux usages qui remontent aux temps fabuleux, et quand on examine ceux que la philosophie moderne leur a substitué, on s’aperçoit qu’on y perd, car rien n’est si mortellement ennuyeux qu’une noce en petit comité. Pour celles dont les mariés montent en voiture de poste au sortir de l’église, elles sont sans prestige pour les imaginations poétiques et impudiques à l’œil ; ce tête-à-tête forcé, au grand jour, entrecoupé de cahots, de hennissements de chevaux, des claquements du fouet des postillons, des regards des passants curieux de voir les voyageurs qu’on entraîne aussi vite ; tout cet appareil de fuite n’a rien de solennel et ressemble trop à un enlèvement pour ne pas faire craindre qu’il en ait les tristes suites.

Malgré le soin qu’avait pris Thomassin, de couper la journée par un excellent repas, elle parut longue à tous les assistants. Le marquis de Bois-Verdun et son frère avaient beau exciter à causer les vieux parents de la mariée, ils semblaient humiliés par la différence de leur langage ; cependant ils étaient fiers du luxe qu’étalait leur neveu, leur cousin, et se promettaient bien de se parer d’une manière tant soit peu insolente auprès de leurs amis, d’une si noble alliance. Mais la présence de leurs anciens seigneurs leur imposait en dépit de la peine que le marquis se donnait pour établir entre eux une camaraderie impossible.

Adalbert restait près de Clotilde, autant pour l’admirer que pour l’apprivoiser, blâmant l’usage qui livre une jeune fille à un homme qu’elle connaît à peine ; il cherchait à lui inspirer quelque confiance en la flattant sur sa beauté, en l’approuvant dans ses goûts simples et élégants ; enfin, en lui donnant l’idée d’une sympathie qu’il espérait faire naître.

D’abord entraînée par le charme d’une conversation douce et timidement spirituelle, Clotilde y avait répondu avec toute la franchise, la grâce naïve de son âge et de son caractère à la fois sérieux et enjoué. Puis, tout à coup, arrêtée par une idée importune, elle achevait sa phrase dans la contrainte ; son visage changeait d’expression, l’embarras succédait à l’épanchement. Elle semblait sous l’empire d’une arrière-pensée douloureuse, d’un mauvais pressentiment, et Adalbert, qu’un mystère quelconque alarmait toujours, se levait alors et s’éloignait de Clotilde, pour lui cacher l’impression pénible qui le dominait.

Enfin, ce jour solennel et éternel finit. Madame Thomassin, le visage noyé de larmes et avec toute la résignation d’une mère qui abdique, conduisit sa fille dans l’appartement destiné aux nouveaux époux. La richesse de l’ameublement, la réunion des objets les plus précieux qui font aujourd’hui l’envie des jeunes maîtresses de maison, n’attirèrent pas même les regards de Clotilde. Sa mère pleurait, elle pleura. Elle douta d’un bonheur qui coûtait des larmes à sa mère, et c’est tremblante de douleur et de crainte qu’elle entendit fermer et bientôt après ouvrir la porte de la chambre nuptiale.