Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-15).


I


Chaque siècle a ses vices, ses travers, ses ridicules favoris. Prétendre les corriger par la critique, est l’ambition la plus sotte, le temps seul en triomphe, ou pour mieux dire, c’est l’inconstance humaine qui en fait adopter de nouveaux ou ressusciter d’anciens, quand elle a suffisamment subi le règne de ceux que la mode lui avait imposés. Ce n’est donc pas pour en faire la satire, que nous rappelons ici l’influence que l’amour de l’argent, le besoin de spéculer, le plaisir de duper, exerce sur notre époque. C’est uniquement pour raconter un fait qui est la conséquence d’un de ces travers du jour, enfin de ce goût pour la fraude qui après avoir passé par le charlatan, le marchand, le négociant, le spéculateur et la coquette, arrive aux classes les plus élevées de la société.

Celle dont nous relatons l’histoire, est sans contredit l’une des plus innocentes ; et pourtant elle coûta bien des larmes à la femme qui s’en rendit coupable par pure obéissance.

François Thomassin, fils d’un brave paysan du fond de la Bretagne, cumulait le profit de faire valoir la plus petite ferme de son châtelain avec l’honneur d’être le maire de sa commune. Il avait un de ces caractères actifs, ambitieux, décidés à gravir, n’importe par quel sentier, jusqu’au plus haut point d’un sommet quelconque. Élevé pour guider le soc d’une charrue, pour rentrer les récoltes, additionner les frais et bénéfices de sa petite exploitation, il s’était demandé plus d’une fois si l’intelligence nécessaire au succès des moindres intérêts pécuniers, n’était pas la même que réclament les plus grandes affaires ; et si le temps qu’il mettait à diriger, à régler les comptes de sa modeste ferme, ne pourrait pas s’employer avec plus d’avantage à de grandes spéculations !

Un homme ne se questionne jamais à ce sujet, sans se répondre par quelque coup de tête. C’est ce que fit François Thomassin, encouragé par les avis d’un gros marchand de toile qui passait tous les mois dans le village, en allant vendre ses serviettes et ses nappes dans les châteaux environnants. François partit un beau matin, avec une petite somme moitié à lui, moitié à son père, et il lui laissa pour adieu ce billet d’une orthographe de fantaisie :

« Ne t’enguiete pas de moi je va à Paris, fère fortune. »

Nous ne le suivrons pas dans la route qu’il prit pour arriver à son but ; mais vingt-cinq ans après avoir écrit ce peu de mots, il écrivait en fort bon français une lettre au marquis de Bois-Verdun, par laquelle il lui offrait d’acquérir pour quatre cent mille francs comptant, le château des Bruyères avec toutes ses dépendances, dont la petite ferme du père Thomassin faisait partie. Cet héritage, qui avait passé par tous les chefs de sa noble famille avant d’être l’unique patrimoine du vieux marquis, il se voyait contraint à le vendre pour payer quelques dettes, pour subvenir aux frais qu’exigeaient les études de son fils, et son séjour à Paris.

L’ancienne famille des Bois-Verdun, ruinée comme tant d’autres par suite de toutes nos révolutions, s’était retirée dans la seule terre qui lui restât, pour y jouir encore des vestiges de cette féodalité qui, sans avoir rien conservé de sa puissance, a gardé dans de certaines provinces toutes les formes dont elle était revêtue. Le seigneur des Bruyères avait son banc à l’église, son fauteuil au conseil municipal. Les notables du village le complimentaient le jour de sa fête. Il rendait le pain bénit à Pâques, et les charrettes s’arrêtaient quand son carrosse allait passer. Ces petits priviléges le consolaient de la perte des grands, et ce ne fut pas sans de vifs regrets qu’il se résigna à en faire le sacrifice.

Se voir remplacé dans ces honneurs de châtelain par le fils de son fermier, ajoutait encore à son chagrin ; car des motifs d’économie l’obligeant à habiter une maison très-modeste qu’il avait fait bâtir autrefois dans les environs de son château pour y loger une vieille tante, il aurait sans cesse sous les yeux la prospérité du nouvel enrichi, comparée avec sa propre déchéance,

Il se consola bientôt, en apprenant que ce François Thomassin, qui n’était pas revenu dans le pays depuis qu’il avait jeté sa blouse aux orties, était ce qu’on appelle un assez bon diable, rusé comme un paysan, vain comme un parvenu, mais très-facile à vivre dès qu’on se résignait à le croire sur parole et à le prendre pour ce qu’il se donnait, c’est-à-dire comme le Bonaparte de la finance.

Ce ridicule le sauvait de celui de chercher à dissimuler son origine pauvre ; loin d’en rougir, il s’en vantait, et c’était pour prouver combien, l’attribuant à son génie, il s’en enorgueillissait, qu’il venait étaler sa fortune là où l’on avait vu sa misère.

À peine établi dans son château, il invita à dîner ce qui restait dans le village de camarades de son père, mort depuis deux ans. Il leur fit l’accueil le plus cordial, tout en leur rappelant, par ses manières protectrices, la distance que l’argent mettait entre eux.

Le maire, le curé eurent les places d’honneur à côté de la maîtresse de la maison, femme ni belle, ni laide, d’un cœur noble, d’un esprit timoré, dont le premier mérite était aux yeux de son mari dans une soumission à toute épreuve. Il l’avait épousée à New-York, c’était la fille d’un négociant américain avec lequel il était associé. Sa dot, employée dans d’heureuses spéculations, avait triplé la fortune de Thomassin ; dès qu’il s’était vu assez riche pour tenir une bonne maison dans son pays, il avait projeté d’y revenir ; et pour être plus sûr de n’être pas contrarié dans ce dessein par sa femme, il avait confié sa fille unique à une vieille Française de ses amies, avec l’injonction de la mettre dans le couvent le plus à la mode de Paris ; c’est-à-dire celui dont les élèves tenaient aux familles les plus aristocratiques.

— Il faut, disait-il, qu’elle prenne de bonne heure les manières des gens avec lesquels elle est destinée à vivre.

Cela faisait pressentir la résolution de Thomassin ; il avait pour principe que l’argent n’est bon qu’à acquérir ce qui manque. Or, possédant tous les biens qu’on envie, excepté un beau nom et un titre, il était décidé à acheter l’un et l’autre pour en parer son héritière.

Madame Thomassin, que ce projet contrariait visiblement, hasardait bien, de temps en temps, quelques observations sur l’inconvénient d’établir ses enfants dans un monde où l’on n’est admis qu’à la condition de payer ses dettes et de l’amuser par ses ridicules bourgeois. À cela, Thomassin répondait qu’on ne se moquait pas longtemps des gens riches. Qu’avec un bon cuisinier, des concerts bruyants, des bals resplendissants, on avait le choix parmi les plus insolentes beautés qui donnent la mode, et les plus vieux seigneurs, les plus jeunes roués qui donnent le ton.

— Enfin, chacun a sa manie, ajouta-t-il, vous ne trouviez rien de comparable à vos cercles américains, où le thé fait tous les frais de la conversation. Eh bien ! moi, je mets avant tout le plaisir de voir journellement des gens mieux élevés que moi, et de pouvoir appeler mon cher un marquis ruiné. Grâce à notre jolie Clotilde, c’est un honneur fort à ma portée. Avec ses beaux yeux, son teint, sa taille et sa dot, je trouverai sans peine à lui donner pour mari un de ces jeunes héritiers de grands noms, tout prêts à les mésallier pour de grands revenus. Je compte sur vous pour la disposer à entrer dans mes vues, cela sera d’autant plus facile, qu’élevée avec toutes les demoiselles du faubourg Saint-Germain, elle a dû entendre souvent parler de leurs frères : pourvu qu’elle n’ait pas déjà fait un choix !

— Ah ! je répondrais bien que la pauvre enfant n’a encore aucune idée de ce genre. Vous oubliez qu’elle a eu beaucoup à souffrir de la moquerie de ses nobles camarades, dit madame Thomassin. Que toutes, plus ou moins envieuses de sa beauté, de son esprit et de ses talents, s’en vengeaient à coups de plaisanteries sur la couleur de ses cheveux. Comme si une foule de jolies femmes du siècle dernier et du siècle présent, ne s’étaient pas fait admirer et adorer, malgré leur chevelure d’or, ainsi que disent les poëtes !

— C’est un fait incontestable, reprit M. Thomassin, et je n’ai jamais compris le préjugé établi en France contre les cheveux roux. D’abord la plupart deviennent en vieillissant d’un blond foncé fort agréable à l’œil ; et même, en gardant tout leur éclat, ils ne sauraient nuire à un beau visage ; mais il n’est aucun moyen d’aller contre une sottise consacrée par le temps, il faut se contenter d’agir avec elle comme avec les puissances imbéciles. Il faut ruser. L’industrie nous y engage ; grâce à ses progrès, chacun peut se donner aujourd’hui l’âge qu’il veut et la couleur qu’il préfère. Les feuilletons, les vaudevilles ont beau se moquer des inventions réparatrices, elles n’en sont pas moins très-estimables ; car s’il est permis de se livrer à de profondes études dans l’art de plaire, on doit encore plus encourager les soins, les ruses mêmes qui ont pour but de ne pas déplaire. Je trouve fort simple que la femme dont les cheveux grisonnent avant le temps, ait recours à ces teintures miraculeuses qui lui assurent des vieux jours semés d’œillades et de propos galants. Enfin, le talent de cacher ses défauts en faisant valoir ses agréments, étant le premier mérite des femmes, il est de leur devoir de dissimuler ce qu’à tort ou à raison on critique chez elle : aussi ferez-vous bien, lorsque nous sortirons Clotilde de son couvent, de la mener chez cette fameuse madame M… qui ne demande que deux heures et une somme fort modique pour teindre la plus abondante chevelure.

— À seize ans, vous voulez qu’elle se résigne à subir une semblable opération ! Ah ! je doute qu’elle y consente.

— Soyez tranquille, elle y consentira, surtout si vous lui dites que la couleur de ses cheveux peut l’empêcher de trouver un mari, et il n’y a pas de fille qui résiste à cette raison-là.

Madame Thomassin n’insista pas contre l’avis de son mari, sachant par expérience qu’elle n’avait pas le pouvoir de l’en faire changer ; elle espéra dans l’influence qu’aurait probablement sa fille sur l’esprit de son père, pour obtenir de lui de ne pas s’astreindre à une suggestion fatigante à tous les âges et ridicule au sien.

Espérance vaine, M. Thomassin resta inébranlable dans sa résolution, et Clotilde, sortie de son couvent parée des couleurs de l’aurore, arriva au château des Bruyères dans tout l’éclat d’une brune à peau blanche, mais avec l’air triste et confus d’une personne qui porte avec elle un secret humiliant.

Thomassin, ravi du succès de sa petite fraude et de l’admiration que la beauté de sa fille inspirait à tous ses voisins, ne pensa plus qu’à la marier selon ses vœux. L’occasion s’en présentait naturellement dans le fils de son ancien châtelain, Adalbert de Bois-Verdun, jeune homme beau, bien fait, spirituel, qu’une bonne éducation rendait propre à se distinguer dans plusieurs carrières, mais que son père s’obstinait à garder près de lui, dans la crainte de le voir servir un gouvernement dont il niait la légitimité. Cette inaction, le chagrin de se sentir inutile à son pays et de ne pouvoir employer dignement ses facultés spirituelles, inspiraient à Adalbert un tel dégoût pour sa vie campagnarde et monotone, qu’il était prêt à accepter toutes les conditions pour en sortir.

Thomassin ne l’eut pas plutôt aperçu un matin à la grand’messe, qu’il se dit : « Voilà mon affaire, » puis, se faisant annoncer chez le vieux marquis, il lui proposa, sans aucun préambule, de marier le jeune comte de Bois-Verdun à la belle et riche Clotilde.

La proposition méritait d’être approfondie, la fierté du marquis s’en arrangeait mal, mais sa raison y voyait de si grands avantages pour l’avenir de son fils, qu’elle devait l’emporter sur toutes les répugnances aristocratiques. L’orgueil d’Adalbert, portant sur des motifs moins intéressés, était plus difficile à soumettre ; l’idée de devoir sa fortune à sa femme lui déplaisait vivement, il se sentait incapable de sacrifier l’indépendance de son caractère aux exigences de tous genres que le plus riche d’un ménage se croit en droit d’exiger de l’autre. Doué, ou plutôt affligé de cette loyauté chevaleresque qui donnait jadis à la parole d’un gentilhomme toute la valeur d’un acte notarié, il avait en horreur la tolérance moderne pour tout ce qui dupe, et les mauvaises plaisanteries que lui attirait sa prétention de n’être pas trompé ne l’empêchaient pas d’y persister. Je sais bien, disait-il, qu’on ne changera pas le monde pour me faire plaisir, et que le nombre des mystifiés et des mystificateurs y sera toujours le même ; mais du moins m’appliquerai-je à fuir de mon mieux ces menteuses de profession qui se maintiennent dans l’habitude d’une foule de petites tromperies en attendant les grandes.

Son père savait se jouer des manies en homme qui en connaît la puissance, il se servit avec adresse de celle d’Adalbert, et lui prouva que s’il y avait quelque chance d’échapper au malheureux sort de la plupart des maris, c’était bien certainement dans le choix d’une femme modeste, n’ayant encore aucune idée des travers, des ruses et des plaisirs du monde, et toute disposée à se laisser gouverner par un mari aimable.

Cette considération, et plus encore l’idée, qu’affranchi par le mariage, il pourrait se consacrer à des travaux sérieux, soit pour entrer dans la diplomatie ou dans l’armée, soit pour arriver à la députation, déterminèrent Adalbert à céder aux avis de son père.

L’entrevue eut lieu à la satisfaction des deux fiancés, qui se trouvèrent réciproquement fort beaux, mais que l’embarras de leur situation rendit fort gauches, Clotilde surtout, stupéfiée par ces paroles de son père :

— Mets ta plus belle robe, ta plus jolie guirlande, car l’on te présentera ce soir celui que tu dois épouser.

Le trouble que cette nouvelle avait jeté dans l’esprit de la jeune fille la rendait si confuse, qu’elle perdait toute sa grâce ; il lui semblait impossible de plaire par ordre ; quant à aimer par devoir, elle n’en avait pas même l’idée, elle éprouvait cette terreur de l’inconnu si contraire à tout épanchement ; l’approche d’Adalbert la faisait trembler ; elle lui répondait à peine, et avec si peu de suite, qu’il pouvait également mettre ses bévues sur le compte de la sottise ou de l’émotion.

Les deux pères, d’accord sur les articles du contrat, s’empressèrent de fixer le jour du mariage. On fit venir de Paris un riche trousseau ; Adalbert aurait voulu y répondre par une corbeille aussi magnifique, mais sa fortune y mettant obstacle, il se borna à faire monter les diamants que lui avait légués sa mère, il chargea le premier joaillier de Paris de les convertir en élégante guirlande, et l’offrit à sa future, en lui disant combien il serait charmé de la voir briller sur ses beaux cheveux noirs.

À ce compliment Clotilde s’était sentie rougir de honte, et dans l’excès du malaise qui la paralysait à la seule idée que son futur pouvait découvrir son innocent secret, elle vint dire à sa mère qu’elle ne se sentait pas le courage de le tromper plus longtemps, et qu’elle préférait lui confier sa petite fraude avant le mariage que de la lui voir découvrir après.

Madame Thomassin se récria contre ce projet, avec autant de véhémence que la colère de son mari lui inspirait de terreur. Clotilde se sentant plus de force à braver le ressentiment de son père, que les reproches humiliants de l’homme qu’elle commençait à aimer, parlait de céder à sa noble franchise, lorsque madame Thomassin fondit en larmes en disant :

— Eh ! ce n’est pas toi seule que ton père accuserait, c’est moi, dont il se rappellerait la résistance lorsque j’ai tenté de combattre sa volonté à ce sujet, et Dieu sait ce qu’il me faudra souffrir. Ah ! par pitié pour moi, chère enfant, ne fais rien qui puisse l’irriter. Tu sais que la moindre injure de sa part me bouleverse, et que ma pauvre santé me met hors d’état de supporter une scène un peu vive ; ne m’y expose pas. D’ailleurs, il est dans ton intérêt d’attendre que tu aies acquis la confiance de ton mari, que son attachement pour toi soit consolidé par la connaissance de ton caractère, pour lui faire l’aveu de cette simple supercherie, que lui-même t’aurait sans doute conseillée, si ton père ne te l’avait ordonnée.

À la vue des larmes de sa mère, Clotilde s’était jetée dans ses bras, en lui promettant de ne rien faire et rien dire qui pût lui attirer le moindre chagrin.

Dans l’inquiétude que lui donnait la maladie de poitrine dont madame Thomassin avait tous les symptômes, Clotilde se serait fait un crime d’ajouter à la souffrance de sa mère par la moindre contrariété. Elle renferma dans son cœur le tourment d’être par une misérable ruse en contradiction avec son caractère loyal, et se résigna à toutes les conséquences d’un mensonge qui n’avait pour but que le désir de plaire.

Le jour de la cérémonie arrivé, elle laissa poser la guirlande de diamants sur sa belle tête, sans avoir révélé le terrible mystère de sa longue chevelure.