Bibliothèque artistique et littéraire (p. 25-Ill.).
Le Mannequin
Le Mannequin


I

LA NATURE ET LE MANNEQUIN



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ODERNE apologue, qu’une histoire du « mannequin ». Un mannequin est un petit homme. C’est aussi une petite femme, à formes-type, et c’est devenu tout ce qu’on veut bien lui faire représenter, un porte — habits, un cheval, un automate, avec une tête de porcelaine, souvent un modèle.
Femmes vêtues de la « combinaison » (Catalogue).

En parlant de la beauté féminine on y est obligé. Nos héroïnes ne sont que de jolies poupées, tout est réglementé, organisé dans leurs grâces. Plus synthétique, cette histoire m’avait séduit : une humanité figée dans ses multiples mouvements, en osier ou en carton, bourrée de papiers, de chiffons ou de foin m’apparaissait, complément naïf de sa mère agissanté et pensante.

Femme vêtue du maillot culotte (catal.)

N’eurent-ils pas des âmes comme nous, souvent un rôle dans la vie, ces masques de nous-mêmes ? Gonflés de paille, on les brûlait place de Grève en expiation de nos crimes. Ils sont l’éternelle effigie. Ils épouvantent les enfants et les oiseaux, au seuil des champs et des villes. Ils sont l’image de l’autorité. La science les pour-voit d’actions, alors ils nous sont parfois supérieurs.

Les peintres et les statuaires en ont abusé, depuis le frate Bartolomeo di San-Marco, qui peignit ses Christ et ses Vierge d’après des figurations de bois ou de torchis. Aujourd’hui il n’est pas d’artiste qui ne s’en serve quand il n’a pas la nature vivante, les peintres de batailles possèdent dans leur atelier des chevaux et des soldats articulés. Ils aidèrent beaucoup aux caricaturistes par l’imprévu et la difficulté de leurs postures. La photographie les a un peu détrônés depuis, mais le petit homme de bois de Cham est encore célèbre.
Cartonnage 1875

Le mannequin farci de fouarre du 16e siècle devint donc un chevalet porte-habits au 17e, prit une forme presqu’humaine vers 1750 quand le soin des vêtements se généralisa. On le confectionna en osier. Il réparait vers 1810 en fil de fer, puis en jonc, rembourré, vers 1848, puis en bois articulé pour les peintres, puis, pour les couturières, en carton cousu vers 1860, en papier collé cinq ans plus tard, enfin en papier collé garni d’ouate. Il possède alors des lignes semi-anatomiques, et on y reconnaît presque ce qu’il veut représenter.

Avant le 17e siècle les androïdes font merveille. II y a des êtres d’esprit sous ces cartonnages savants. Une concierge ouvre la porte et parle aux visiteurs, Descartes tient conversation avec sa fille Francine, qu’un sort malheureux fit jeter par dessus bord d’un vaisseau. On raconte que, depuis, les marins au long cours redoutèrent moins les femmes mécaniques, et que plus d’un en emporta pour des conversations moins métaphysiques. Je n’ai jamais pu l’expérimenter.

L’histoire du mannequin ? la femme elle-même, non pas celle de la nature, celle de nos goûts maniérés ou pervers, celle aux lignes figées par la mode. De jolies choses parfois, des gorges grecques et des hanches subtiles, vase élégant où les fleurs de l’amour se présentent mieux aux regards de l’amant, — et aussi des non-sens plastiques qui amusent follement le chercheur de beauté.
Cartonnage 1878

Il est devenu un des accessoires les plus indispensables de la toilette. Tout d’apparences, il présage les succès féminins, prend la Mode par la main et la dirige. Un mannequin de couturière n’est pas un corps nature, c’est un corps serré d’un corset. Mais il remplace une belle fille, trop coûteuse, et peu docile, et représente une femme, c’est suffisant pour qu’il règne.

Il jumelle le corset. L’un élabore le dessin de l’autre. Ils se menacent l’un l’autre, la Mode les’met d’accord.

Pas la moindre esthétique, oh non ! Gauche, raide, fichu de travers, comment ceci peut-il représenter d’adorables formes.

La grâce parisienne s’accommode de ces hérésies, et la femme n’a qu’à se soumettre.

Une jeune et spirituelle mondaine, Madame de P., fervente du mannequin pour ses costumes, amena son amie la duchesse de C. pour se fournir chez S.

— Mais c’est horrible, mon corsage ne colle pas là-dessus, çà ne « prête » pas, cria la duchesse, je n’ai pas le corps ainsi fait !

Madame de P. sourit.

— À quoi bon, ma chère amie. Faites un corsage collant au mannequin, je vous affirme, que votre corps, qui « se prête », lui, saura bien se conformer, une fois de plus, à ce qu’on en exigera.
Cartonnage 1880
C’est là, dans cet asservissement de la chair féminine, que triomphent mode, couture, corset, mannequin. On fait des corsets et des mannequins « sur mesure », c’est de la plaisanterie. Si l’industriel moulait le corps d’une femme quelconque à partir de la trentième année, la galerie crierait à l’horrible. C’est la ligne féminine qui se soumettra à la mesure, et la Mode la trouvera dès lors harmonieuse et charmante.
Modification de la taile : 1794 1799 1801.
Modification de la taile : 1794 1799 1801.
Modification de la taile : 1810, 1813, 1825.
Modification de la taile : 1810, 1813, 1825.
MODIFICATIONS DE LA TAILLE (d’ap. Un siécle de modes féminines)
Cartonnage 1882.

L’époque exige-t-elle des contours transparents et sans artifices ? Vite. ces moules uniformes reproduisent le dessin exact des accidents naturels. Si quelqu’un d’entr’eux est réprouvé, l’industrie le modifie ou le supprime. Les postiches sont fidèlement reproduits. Ceux qu’on craint sont noyés d’étoffes. — « Il y a dans telle maison un mannequin à faux-ventre sur lequel les visiteuses dans l’état intéressant peuvent étudier la toilette la plus habile à dissimuler » (Alex. Hepp).

Aussi quelle surprise lorsque la Parisienne libère sa chair de toutes’Ces prisons, quand elle dégaine les sinuosités, les replis inconnus, l’élégance, les monts ou les vallées que .l’imagination seule prévoyait. D’un creuset uniforme et commercial surgiront les beautés et les secrets, les délices, les grâces et les sourires, toute la puissance. Tout était enfermé là, tout en sortira., hanches rondes, gorge amoureuse, ventre poli, cuisses adorables.

Il y a un sexe pour les mannequins. On s’en doutait. Pourtant il faut chercher. Joris-Karl Huysmans quitte les sœurs Vatard pour nous conduire au petit magasin où, voici trente ans, le tailleur brugeois Frédéric Stockman commença son industrie. Le rêveur mystico-naturaliste lui consacre un de ses Croquis Parisiens. Et ce qui l’a ensorcelé ce sont ces gorges factices qu’il contemple longuement, et qui lui disent ces choses…

Les agréments de la taille 1885 (d’apr. un catal.)

« Dans une boutique, Rue Legendre, aux Batignolles, toute une série de bustes de femmes, sans têtes et sans jambes, avec des patères de rideaux à la place des bras et une peau de percaline d’une couleur absolue, bis sec, rose cru, noir dur, s’aligne en rangs d’oignons, empalée sur des tiges ou posée sur des tables.

« L’on songe tout d’abord à une morgue où des torses de cadavres décapités seraient debout, mais bientôt l’horreur de ces corps amputés s’efface et de suggestives réflexions vous viennent, car ce charme subsidiaire de la femme, la gorge, s’étale fidèlement reproduit par les parfaits couturiers qui ont bâti ces bustes. Ici, ce sont les poitrines anguleuses des garçons, les petites cloques perlées d’une goutte de vin rose, les mignonnes ampoules percées de pointes naines.
Cartonnage buste 1895 (d’après un catal.)

» Et ces pubertés en pousse éveillent en nous la libertine inquiétude des choses entamées et dont on sent la suite.

» Là, ce sont les seins des femmes mûres et décidément maigres, de modiques navets tapotés de lilas, des planches rabotées de sapin à næuds ; là encore, ce sont les galettes de fèves des dévotes usées par la médisance et la prière, les boutons de guêtres des filles que le célibat a laminées et rendu plates. À l’écart, plus loin, les dégâts de la vie commencent, la misère apparait des inconsistants tôt-faits, des molles brioches, des pauvres mitons à jamais abattus par les désastres de l’allaitement, à jamais gâtés par le massacre des noces.

» Mais à ce début de la croissance et à cette étisie de la chasteté et de la luxure succèdent, dans la boutique, le long des tables, la sage bourgeoisie des corsages mi-pleins, des gorges moyennes auréolées de bleui, d’hortensia, bouclées autour de leur clou violet d’un halo de bistre.

» Puis après l’imperceptible embonpoint du mi-gras, mimaigre, après la grâce du bien en chair, la corpulence s’accentue et alors s’affirme la terrifiante série des boursouflures et
Nouvelle taille longue Cartonnage 1899 (d’après un catalogue).
des graisses, les fanons énormes, les bonbonnes crétées de rouge brique ou de bronze, les grosses nounous, les cyclopéennes outres des femmes colosses, les formidables vessies à saindoux des bonnes dondons, les monstrueuses gourdes, les gourdes à piton olive des vieux poussah.

« À regarder cet étiage des gorges, ce musée Curtius des seins, l’on songe vaguement à ces cases ou reposent les sculptures antiques du Louvre ou le même torse éternellement répété fait la joie apprise des gens qui le contemplent, en baillant les jours de pluie. Mais, combien grande est la différence qui existe entre ces marbres inhumains et la percaline rebondie de ces terribles pièces ! Les poitrines grecques taillées suivant une formule stipulée par le goût des siècles sont désormais mortes, aucune suggestion ne peut plus maintenant émaner pour nous de ces formes convenues sculptées dans une froide matière dont nos yeux sont las.

» Puis disons-le, quel dégoût ce serait si la Parisienne étalait au déshabillage d’impeccables appas et s’il nous fallait
Cartonnage, taille longue moderne (d’ap. un catal.)
balladiner, les jours de faute, des gorges monotones et des seins pareils.

» Combien supérieurs aux mornes statues des Vénus, ces mannequins si vivants des couturiers i Combien plus insinuants ces bustes capitonnés dont la vue évoque de longues rêveries ! rêveries libertines en face des tétons éphébiques et des pis talés ; rêveries charitables en face des mamelles vieillies, recroquevillées par la chlorose ou bouffies par la graisse ; — car l’on pense aux douleurs des malheureuses qui, désespérément, regardent leurs formes se sécher ou s’accroître, et sentent l’indifférence prochaine du mari, l’imminente désertion de l’entreteneur, désarmement final des charmes qui leur permettaient de vaincre, dans ces nécessaires batailles qu’elles livrent au porte-monnaie contracté de l’homme… »

Les mannequins ont parlé à d’autres aussi. Avant que le commerce de l’élégance s’en emparât, la fille Francine de Descartes eut des sæurs. Les amoureux de formes ont pu rêver de ces androïdes qui ajoutaient aux grâces de la femme la perfection de la sérénité. Et leur charme plus durable subsiste dans la légende.

Le Mannequin
Le Mannequin
Modification de la taile : 1830 1837 1848.
Modification de la taile : 1830 1837 1848.
Modification de la taile : 1850, 1867.
Modification de la taile : 1850, 1867.
MODIFICATIONS DE LA TAILLE (d’ap. Un siècle de modes féminines)