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I
LE CORPS DE LA FEMME


Il y a la mode des couleurs, parfois savante, ou de goût. Il y a celle des formes. Modifier ce que la nature a si bien fait ? déplacer ce qu’elle a disposé. ? adorner d’avantages factices cette chair que l’âge essouffle et détruit ? la femme professe tout cela.
Il y a donc une Mode qui non seulement régit le vêtement, mais aussi qui dicte des lois au corps féminin. Déjà le poète des Métamorphoses, Ovide, conseillait jadis ces ingénieuses architectures qui complètent, d’une poitrine juvénile, en l’arrondissant, les charmes trop parcimonieux. Les amoureuses suivirent l’indication, à travers les époques. SOUS les rigides carapaces, elles n’entendirent plus leur cœur, jusqu’à l’instant nouveau où le Français balaya, rageusement, tout ce qui le gênait.


Certes, le goût n’était pas mort, ni la coquetterie. Mais il fallait bien rompre ces longs obstacles, les oublier : La chair frémit de cette liberté reconquise, en jouit, en abusa. On vit des femmes notables se promener demi-nues, à peine voilées de gazes légères, mouillées. Les Goncourt ont narré cette folie soudaine. L’amante « circule comme une marchandise gracieuse, poursuivant son bonheur, dénouant, renouant sa ceinture ». Elle offre à tout venant ces fruits de plaisir dont elle est pourvue, qu’on y morde à bouche pleine. Les baisers déchirent les torturantes robes. Cependant, comme jadis, les yeux caressent la ligne féminine, et la maîtresse aime, en des, bras vainqueurs, à déployer une souple taille.
C’est la région vague qui s’étend des seins aux hanches. Elle a été tour à tour longue, longue, mince, fuselée, ou brusque et basse. Elle a été sous les bras, sur le ventre, quelquefois plus bas. Le nombril des femmes n’est pas un centre immuable, les seins se déplacent avec facilité, les hanches sont mobiles. La coquette tente d’imposer des formes agréables, qu’il n’aura pas toujours, à son corps soumis. Triste chair ! sans 1a pérennité du marbre.

Et c’est là que la Mode recommence son joug tyrannique, enchaînant les plus rebelles. Malheur à l’indépendante, de suite « elle est mal faite », les hommes se détournent d’elle avec horreur, ses étreintes sont disgracieuses et ses caresses sans saveur !

On danse, on aime, on s’amuse. La beauté s’essaie à de nouvelles conquêtes. Les seins reprennent une place plus rationnelle sur la poitrine des belles personnes, la taille redescend aux hanches, peu à peu, et c’est ainsi que vers 1820 elle a regagné son rang. Un coussin postérieur, comme au temps des vertugadins, ajoute à sa cambrure et soulage les jambes en développant les rondeurs aimables. Bientôt, selon l’habituelle exagération, la Made rétrécit cette malheureuse taille au point de la couper en deux, et, pour l’amenuiser encore, ballonne outrageusement ce qui l’environne, hanches, poitrine, et jusqu’aux épaules. Il y eut fureur, de faux appas, de manches bouffantes, et de fioritures.

La littérature eut toujours une influence considérable sur ces choses. Le romantisme allemand portait à la langueur, à la rêverie. Il fut d’un genre suprême de paraître incomprise et mourante : Le romantisme français fit des lectrices poétiques, qu’un souffle pliait, qui maigrissaient de chagrins imaginaires. Ce n’étaient plus les embûches splendides où guettait la volupté armée, mais de minces roseaux agités par les passions flottantes, immatérielles. Leur âme vaporeuse se soulevait de dégoût rien qu’à la pensée de la chair, et de ces vains avantages dont se délectent les hommes. — Dix ans plus tard, les lionnes, dont Gavarni s’est moqué, balayent toute cette sentimentalité, se cambrent et se piètent, la poitrine haute, la croupe hardie, prêtes à n’importe quel combat.

(d’après l’aquarelle de ZIER, app, au HIGH LIFE TAILOR)
Sous le second Empire la taille se raccourcit. On revient lentement à l’énorme robe Marie-Antoinette, on la distance : C’est une hérésie stupéfiante et volontaire : La Mode ne cache plus les difformités, elle les crée ; les artifices les plus bizarres trouvent grâce à ses yeux. Toutes les beautés, les hanches, les reins, les seins, les épaules sont cachées sous d’affreuses constructions. Vénus callipyge n’a plus rien de joyeux.
Qui ne se souvient de cette monstrueuse crinoline, cloche de crin, de fer, de soie, de cordes, battante et tressautante au moindre mouvement ! C’est 1à le petit vertugadin de nos aïeules, ce bourrelet léger dont elles se ceignaient pour faire « baller » leurs jupons et donner un peu d’air à leur arrière- main ! Qui ne se souvient des rotondes et des manches â gigot ! Quand la crinoline sera tant et tant enflée qu’elle éclatera, un de ses morceaux fera la « tournure » — pour le chamelier.
Regardez les gravures du Printemps, du Magasin ou du Journal des Demoiselles, à cette époque déplaisante. Avancez ensuite jusqu’à l’heure présente. C’est, sous l’arc bombé de la gorge, une taille mince et courte, d’où bondit une croupe énorme et ronde. — Maintenant les seins sont plutât bas, légers et harmonieux. — Plus loin ils continuent leur gracieuse descente, les épaules s’effacent, tandis que la croupe monte encore, se redresse, provocante, tel le troussequin attendant le cavalier qui va le chevaucher. — Même les fillettes ont des montgolfières autour des flancs. — Le ventre est enfoncé dans ces mères qui le réprouvent. — Peu de hanches, c’est mauvais genre.
Puis les épaules se haussent, sans pour cela remonter les seins, qui s’infléchissent, plus mollement encore, vers une taille presque verticale. La femme doit rejeter le haut du corps en arrière pour rétablir quelque vrai semblance dans cette esthétique androgyne. — Brusquement voici les hanches qui s’échappent, hardiment, de la retraite où on les maintenait. Elles s’écartent, larges, solides, assises d’un buste qui s’élance en colonne gracieuse. La croupe n’est plus qu’horizontale, les seins occupent la milieu de la poitrine, les épaules sont droites sans raideur.

Les jupes tombaient facilement à partir des cuisses que nul ne s’avisait plus de torturer, les femmes avaient reconquis la liberté de leurs jambes avant leurs droits politiques. Un temps succédera où ces membres, comprimés d’un étroit fourreau d’étoffe, permettront à peine de s’asseoir ou d’avancer à petits pas.
En voici, en voici des déformations de la Mode, des paysages divers, des belles natures dénaturées ! Les épaules rondes, carrées, droites, infléchies, les lignes voluptueuses cassées d’angles multiples, les chairs tassées, pressées, déprimées. Les hanches aux courbes d’amphore, hanches d’éphèbe ou de cavale, hanches rondes, hanches libertines, hanches élastiques et provocantes, hanches irascibles, hanches maigrichonnes, hanches décadentes et sans cuisses, hanches savantes des Vénus retrouvées, hanches aplaties des esthètes, hanches énormes des callipyges, hanches rembourrées des truqueuses !

Et toute la série des gorges, en pommes et en poires, gorges de duchesses ou de piqueuses de bottines, mafflues ou graciles, évidées ou rebondies, triomphales ou surbaissées, fières de leur virginité sotte, honteuses de la succion répétée des meurt-de-faim, relevant haut leurs mamelons roses, pointant le menton, ou glissant mollement sur les bras du valseur ! Tantôt ces seins dans leurs niches veulent escalader les bras et les épaules, énormes et tapageurs, tantôt ils s’effacent doucement comme ceux des petites filles, couchés pudiquement le long des flancs, avec la modestie des choses inachevées !

Pourtant, seins féconds des nourrices, seins effrontés ou pudibonds, courroucés ou timides, orgueilleux ou sans malice, seins immortels des amantes, toujours la femme se para de votre charme. La toilette mit son habileté la plus subtile à vous exhiber, à vous parer, n’osant vous montrer qu’avec avantage. Ah ! que d’amies, dédaigneuses des tuteurs égalitaires, voudraient vous arborer, nus et libres, avant le jour trop tôt venu des lassitudes !

Il y eut une mode pour les gorges, ainsi pour les hanches, pour les épaules, pour le ventre. Le couturier inaugura chaque jour de nouvelles façons de plaire, par le buste ou la croupe, des formes spéciales à toutes ces choses que la nature a si bien disposées pour notre plaisir, et ce fut abominable ou grotesque. On put dire que les élégantes les mieux vêtues n’étaient, exactes que toutes nues — avant que la Mode fût arrivée à déformer la chair elle-même.

Pour le ventre, oh ! triste ventre, quelle réprobation. Ventre ferme des vierges ou ventre ridé des créatrices ventre flasque ou rebondi, on te cacha, on te honnit. Nulle ne voulut t’avouer, sinon, hors des artifices de la toilette, quelque mouquère fantaisiste devant la badauderie libertine.
On inventa drogue sur drogue pour l’anéantir, ce ventre incommode, on voulut le fondre et là nature s’y opposant malgré toute pharmacie, la Mo de le bloqua, l’investit et l’écrasa… Mais rien n’y fera, ô femmes, c’est là que nous naissons. Empêcherez-vous la source ? Le ventre est votre beauté vraie, puisqu’il est la vie.

