CHAPITRE TROISIÈME

LE CLUB AU VILLAGE

En quittant le colporteur, Dudley poursuivit sa route jusqu’au fort de bois dont nous avons parlé, situé sur un rocher à pic dont la base plongeait dans les ondes vertes de l’Ohio.

Dudley était un grand et beau jeune homme, âgé de vingt six à vingt sept ans aux yeux bleus pleins de franchise et de résolution ; au visage souriant et doux.

Arrivé depuis quatre ou cinq mois dans le village que nous appellerons Adrianopolis, il y avait fait une pause, annonçant qu’il se rendait à la Nouvelle-Orléans. Puis, les jours, les semaines, les mois s’étaient écoulée, il était resté dans le pays, et paraissait y oublier tous ses projets.

Dans l’honorable village il y avait, comme partout, cette classe aimable et industrieuse de citoyens qui poussent la philanthropie jusqu’au point de négliger leurs affaires pour s’occuper exclusivement de celles des autres. Ces excellents esprits assignaient aux temporisations de Dudley diverses causes, dont quelques unes lui auraient semblé peu flatteuses.

La grande fabrique de nouvelles était au bureau de poste. Le directeur, petit gentleman affairé était délicieusement bossu ; son zèle pour satisfaire le club des curieux le poussait à certaines licences vis-à-vis de la boite aux lettres, dont il vérifiait le contenu, plus qu’il ne le devait.

Par une soirée pluvieuse et sombre, le bataillon sacré des cureux se trouvait au grand complet dans la taverne favorite ; les ménagères s’étant montrées sur ce point tolérantes d’une façon exceptionnelle.

Le maître de poste trônait au milieu de l’assemblée, du haut de son vaste fauteuil confortablement installé vers le bout du comptoir gouvernemental il recevait avec majesté les saluts des entrants et des sortants.

Lorsqu’une lettre était demandée, le digne fonctionnaire n’avait même pas besoin de jeter un coup d’œil, car il connaissait par cœur toutes les adresses de vingt épitres, comme s’il les avait eues entre les mains depuis plusieurs années. Mêlant aux groupes sa grosse tête grise ornée d’une plume derrière l’oreille — comme il convient à un bureaucrate, il distribuait des missives et des verres de gin, de whiskey, ou de porter ; des poignées de main et des pains à cacheter ; des propos malins et du papier à lettres trouvant, en temps utile, le moyen de se rafraîchir lui-même quand le besoin s’en faisait sentir.

Tout près du feu, le maître d’école occupait une place importante : cet homme grave et supérieur se distinguait par de prodigieux col de chemise qui lui poignardait les oreilles, par un organe soporifique et un langage trainant qui n’arrivait jamais au bout des phrases. C’était le juge en dernier ressort des arguments et des disputes ; il était admis que sa vaste tête était le réceptacle de toutes les connaissances humaines. Il jouissait du nom de Perkins, et était originaire du Connecticut.

Un parapluie bleu reposait sur ses genoux pendant qu’il faisait rôtir ses énormes bottes fumantes. Au travers de cette sérieuse occupation son regard était digne, profond, méditatif.

À côté de lui grouillait sur un banc un nonchalant et plantureux garçon, demi-ivre, qui, le dos contre un poteau, les pieds appuyés sur la cheminée plus haut que sa tête, clignotait comme une chouette au grand jour.

Il y avait aussi le cordonnier, le tailleur, et d’autres personnages qui ne valent pas la peine d’être présentés au lecteur.

N’oublions pas Nathan Dodge, le colporteur, dont le physique ressemblait assez à celui de M. Perkins, le maître d’école.

— M. Hunt, dit ce dernier en s’adressant au maître de Poste, n’auriez vous point une lettre à mon adresse.

— Je vais voir, M. Perkins, répondit l’autre en feignant de rechercher, quoiqu’il sût parfaitement qu’il n’y avait rien. Non, Sir, ajouta-t-il en relevant les yeux, je ne vois point votre adresse.

— C’est remarquablement singulier et singulièrement remarquable ! reprit M. Perkins en confiant au feu sa seconde botte par dessus son genou ; j’attends par anticipation cette lettre depuis deux mois, et elle est encore nolens volens.

— C’est vrai ; il y a des désappointements dans toutes les situations de la vie. J’en suis fâché, M. Perkins, mais je ne puis découvrir ce qui n’existe pas ici.

— Eh ! de qui pouvez-vous bien attendre une lettre ? demanda insidieusement le colporteur,… quelque fâmme ? ajouta-t-il d’une voix sépulcrale.

Le magister lança sur le feu un regard profond et dit, comme s’il eût parlé aux tisons :

— Ma mère.

— Ah ! ah ! je n’aurais pas cru… excusez moi… bredouilla Dodge ; vous n’en êtes point inquiet, j’espère.

M. Perkins sortit de sa poche un mouchoir en toile de ménage, mesurant au moins deux mètres d’envergure, et se moucha avec une imposante sonorité ; ensuite il essuya méthodiquement les coins de ses yeux, fourra le mouchoir dans sa poitrine, et se remit à regarder le feu.

— C’est remarquablement singulier ! murmura-t-il, j’en suis troublé.

— Je regrette ce qui vous arrive là, dit le colporteur, ce n’est pas moi qui serait dans un pareil ennui, je ne m’inquiète pas de ma mère, elle ne s’inquiète pas de moi ; nous savons tous deux noua tirer d’affaire.

— Tout le monde n’en pourrait pas dire autant ; je le crains bien ! soupira le cordonnier d’un ton méticuleux, comme si, pour proférer ces mystérieuses paroles, il lui eût fallu creuser au plus profond de son cœur.

Chacun le regarda, flairant du nouveau : l’orateur, redevenu muet, avait pris une lugubre attitude, pleine de réticences.

— Eh il y a donc du neuf ? demanda Dodge.

— Est-ce grave ? qu’est-il arrivé… ? poursuivit le maître de poste.

— Remarquez que je n’ai rien dit ! répliqua le cordonnier avec la même emphase que s’il eût repoussé une accusation capitale ; je n’ai rien dit, rien du tout !

— Je suis moralement sûr que personne ne vous en veut pour cela, observa M. Perkins avec un charmant sourire.

— Remarquez que je n’ai rien dit ! s’écria l’artiste en chaussures avec une exaltation croissante.

— Par le tonnerre ! je trouverais, moi, que vous en avez assez dit grommela l’ivrogne, les pieds en l’air et se balançant sur sa chaise. Après quoi il clignota quelques instants et redevint immobile.

— Paix, Jaky observa le maître de poste ; vous parlez bien, mais vous avez l’esprit trop vif.

— Oh ! mais je n’ai rien dit ! soupira le cordonnier.

— Je ne vois pas, objecta le tailleur, ce qui peut tant vous préoccuper la dedans…

Intimidé par les regards de l’assemblée, il rougit et se tût ; essayant pour se donner une contenance, d’insinuer son pouce dans une boutonnière trop étroite.

— Ah voyons donc qu’est-ce qu’il y a de nouveau ? demanda le colporteur avec impatience.

— Je n’aperçois aucune cause qui puisse être déterminante de votre silence ; fit doctoralement le maître d’école.

Ainsi forcé dans ses derniers retranchements, le cordonnier eût un demi sourire, regarda furtivement autour de lui et parla enfin :

— Avez-vous un pensionnaire chez vous, avez-vous ?

Cette question s’adressait au maître de poste qui répliqua promptement

— J’en ai eu plusieurs, sir.

— Mais, vous savez ; un surtout !

— M. Perkins, pendant l’année scolaire, est considéré comme tel ; mais j’en ai eu d’autres.

— Je pense… je pense… dit le cordonnier en jetant un coup d’œil vers la porte, à Charles~ Dudley.

Et il exhala un énorme soupir.

L’expression qui se peignit sur chaque visage, sauf celui de l’ivrogne, attesta que tout l’auditoire avait eu la même pensée. Nathan Dodge fit un peu exception car il avait une singulière estime pour Dudley.

Une fois la matière entamée, chacun dit son mot.

— J’ai pour principe, fit douceureusement le maitre de poste, de ne jamais me mêler des affaires d’autrui : Charles Dudley me paie chaque samedi soir en bon or, je ne lui fais aucune question. Il reçoit, par tous les courriers, des lettres dont la plupart sont timbrées de la Nouvelle-Orléans. En arrivant ici, il y a plus de deux mois, il m’a annoncé qu’il s’arrêtait quinze jours à peine. Je n’ai pas cherché à en savoir davantage, quoique, je l’avoue, ma curiosité ait été passablement excitée au sujet de son séjour prolongé.

— Il y a bien de quoi ! débita M. Perkins ; c’est démesurément naturel c’est dans l’ordre des choses excessivement naturelles.

— Qu’avez-vous dit, M. Perkins demanda le maître de poste qui l’avait parfaitement entendu, mais qui craignait que l’assemblée eut perdu quelques syllabes.

M. Perkins daigna reprendre sa phrase.

— Vous avez donc remarqué ce gentleman, M. Perkins ? reprit le maître de poste.

— Je l’ai observé plus d’une fois.

— J’ai entendu dire, hasarda le cordonnier, que M. Dudley était resté ici pour son plaisir.

On se regarda avec étonnement dans l’assemblée.

— Je l’avait, soupçonné… ajouta le tailleur en se lavant et s’asseyant avec le plus vif embarras : Quelle est votre opinion M. Perkins ?

— Mon opinion sur quoi ?

Le malheureux tailleur fut plongé dans une telle consternation par cette demande directe, et le regard qui l’accompagnait, qu’il rougit jusqu’au bout du nez, toussa et gagna la porte sous prétexte de vérifier le temps.

— Quel est son vrai nom ? demanda le cordonnier avec un regard innocent.

— Charles Dudley.

— Je m’étonnerais que ce fut son vrai nom ; j’ai ouï dire que non.

— Qui a dit çà ? demanda Dodge avec brusquerie.

— Peut-être ferai-je mieux de ne pas nommer… Bien des gens ne sont pas aises de voir leur nom dans la bouche du premier venu.

— Eh ! bien, s’il est permis à Nathan Dodge d’exprimer un avis, je gage que Charles Dudley s’inquiète bien peu des bavards qui parlent de lui.

— Quiconque agit comme lui doit s’attendre à exciter les bavardages, observa sévèrement le maître de poste.

— Très certainement ! c’est l’immuable loi de l’humaine science, remarquablement signalée par les nombreux exemples parvenus à ma connaissance, dans le cours de mon existence, ajouta philosophiquement M. Perkins.

Chacun regarda le colporteur pour savoir comment il soutiendrait le choc d’une sentence aussi savante.

Celui-ci répliqua sans se déconcerter :

— Il arrive souvent qu’on parle de gens fort estimables, et que ceux qui bavardent sur leur compte ne les valent pas.

— Vous me faites l’effet d’avoir une fameuse tendresse pour ce Dudley ! observa le cordonnier.

— Je m’en inquiète peu, je ne le déteste pas, comme vous autres, parce qu’il s’occupe de ses affaires.

— Je voudrait bien savoir quelles affaires peut avoir cet homme à rôder comme il le fait autour du village du village. Pour moi, ce n’est rien de bon !

Ayant ainsi parlé le cordonnier pinça les lèvres, secoua la tête, boutonna son habit et lança un regard aussi imposant que s’il venait de prononcer un arrêt de mort.

— Je l’avais toujours soupçonné, dit le tailleur avec quelque courage, mais en rougissant jusqu’à la racine des cheveux.

— Je ne marche pas avec ces quidams venus de l’autre coté des montagnes, sans être connus de personne ! conclut le cordonnier.

— Je jurerais, M. Pique-bottes, que vous avez besoin de dormir, car vous commencez à divaguer.

— Ce que je fais ne vous regarde pas !

— Eh ! donc ! ce que fait M. Dudley ne vous regarde pas non plus !

Sur quoi, le colporteur sortit vivement avec une grimace.

Les ronflements du dormeur-ivrogne opérèrent une diversion ; mais ils devinrent si scandaleux que le maitre d’école fit une motion pour l’éveiller. Le tailleur, chargé de cette besogne, s’en acquitta si malheureusement qu’il le fit glisser sur sa chaise, et le patient alla mesurer la terre avec d’horribles grognements.

Quelques efforts pour le relever furent d’abord bien mal récompensés l’ivrogne se mit à hurler des menaces épouvantables ; on redoubla de zèle pour le relever ; il parait même certain que le fond de sa culotte resta aux mains du tailleur essoufflé.

Enfin on parvint à le remettre en équilibre. Maie toutes ces émotions avaient fortement troublé la conversation, et elle avait beaucoup de peine à se ranimer, lorsqu’un tâtonnement maladroit ébranla la porte.

Après une impatiente attente de quelques minutes on vit apparaître un gros lourdaud âgé d’une quinzaine d’année. Le nouveau venu était orné d’une tête grosse comme une citrouille : ses gros yeux fixes, à fleur de tête, semblaient deux billes de verre ; sa bouche fendue jusqu’aux oreiller laissait voir une rangée de dents qui aurait fait honneur à un loup.

Ce joli garçon, noyé dans un habit évidemment taillé pour son père et dont les basques lui battaient les talons, ne cessait d’essuyer son nez camard avec les trop longues manches de ce vêtement. Ses mains encapuchonnées de mitaines prodigieuses fonctionnaient difficilement ; ses pieds erraient dans de vastes bottes faites dans l’hypothèse prophétique qu’elles lui serviraient lorsqu’il serait parvenu à l’âge d’homme.

Il faillit tomber en poussant la porte, et s’arrêtant sur le seuil, promena dans la chambre ce regard hébété spécial aux enfants. Dès que ses ses yeux eurent aperçu M. Perkina, il fit un mouvement rétrograde comme pour s’enfuir. À ce signe on pouvait reconnaître un pupille du maître d’école.

— Eh bien Sir, qu’est-ce qu’il vous faut ? un verre de toddy ? demanda le maître de poste avec une intention extrêmement malicieuse.

— Non, fit l’enfant en remuant et s’essuyant avec sa manche.

— Quoi, donc !

— Y a-t-il une lettre pour Georges Washington Jefferson Franklin Madison Smith ?

— Non, sir.

— N’y a-t-il pas une lettre pour Melinda Isabella Almina Smith ?

— Oui,… Voyons… Miss Melinda I. A. Smith ; je suppose que c’est ça ?

Au lieu de répondre, le jeune garçon secoua une douzaine de fois sa tête affirmativement, éternua, renifla et fit usage de sa manche. Ensuite, il pris la lettre à deux mains ; mais au lien de t’en aller il resta immobile, regardant fixement le maître de poste.

— Il y a encore quelque chose pour votre service ?

— Je dois savoir aussi, s’il y a une lettre venant d’un marinier qui est resté chez nous pendant quelques jours, au printemps.

— Rien, mon garçon. Absolument rien.

L’enfant parut satisfait et se disposait à partir, lorsque M. Perkins l’avisa

— Ézéchiah !

— Quoi ?… eh !… sir… sir ! répondit-il avec une précipitation effarée.

— Pourquoi n’étiez vous pas à l’école avant hier. Aye ! aye ! vous jouiez au cochonnet ?

— Non sir ! non sir Je n’y ai pas joué depuis que vous et papa vous me l’avez défendu.

— Vous me faites plaisir. Ainsi quelle était la cause immédiate et congrue de votre absence pendant la classe d’avant-hier.

— Eh ?… quoi… ? Sir… ?

— Pourquoi n’etiez-vous paa à l’école avant-hier ?

— Moi et Bill… ?

— William, je pense.

— Moi et William nous sommes allés à la chasse aux nids ; et Bill…

— William, souvenez-vous bien.

— Oui, William m’a fait tomber d’un arbre, et je me suis rompu le cou.

— Rompu le cou s’écria Nathan Dodge : qui donc vous l’a remis ?

— Papa m’y a mis une compresse et ça va bien maintenant.

— À merveille, sir soyez plus prudent une autre fols. Ézéchiah.

— Sir… eh… ? quoi… sir… ?

— Combien font deux fois huit ?

— Seize ; répondit l’enfant après avoir hésité longtemps.

— Quelle est la capitale des États-Unis ?

— Jefferson.

— Imbécile ! réfléchissez avant de répondre.

— Madison.

— Non, sir votre mémoire bat la campagne allons donc, voyons !

— Ce doit être Franklin.

— Non, sir stupide.

— Que la peste m’étouffe si ce n’est pas Washington je le sais bien, c’est le nom de Georges.

— Ce pourrait être : allez-vous en maintenant.

L’enfant ne se le fit pas dire deux fois, et disparut aussitôt.

— C’est extraordinaire comme vous arrivez à former les enfants observa le maître de poste avec une intention flatteuse.

M. Perkins reçut le compliment avec dignité, et le récompensa par un regard protecteur.

— Ah ça, et nous oublions ce Dudley, il me semble, poursuivit le maître de poste.

— Il me semble que nous avons assez parlé de nos supérieurs, interrompit Nathan Dodge d’un ton tranchant.

— Qu’appelez-vous, supérieurs ? demanda le cordonnier qui commençait à prendre feu.

— Eh ! donc ! supérieur à vous !

Le cordonnier se leva et tournant le dos à la porte, se mit à déclamer avec des gestes furieux :

— Je dis ce que je dis de ce Charles Dudley ! qu’est-ce qu’il fait ici ? rien de bon d’où vient-il ? qui le connait ? pourquoi a-t-il quitté son chez lui ? Hein ? j’aimerais le savoir oui je le dis, je soupçonne ce Dudley.

À cet instant la porte s’ouvrit et Dudley en personne se présenta. Le tailleur s’évertua à faire des signaux au cordonnier ; mais ce dernier était lancé, il ne voyait et n’entendait rien.

Dudley entendant prononcé son nom s’était arrêté en souriant et écoutait.

— Oui, sir, je le soupçonne ce Dudley ! j’affirme, je répète que pour moi il n’a aucune valeur… Non ! et si j’avais les lois en main…

Soudain l’impétueux orateur se retourna pour lancer sa dernière période, et aperçut l’objet de son courroux… de suite son feu s’éteignit :

Je parie que je suis en retard pour souper ; balbutia-t-il pâle et décontenancé.

Et il s’enfuit, accompagné par les éclats de rire de tous les assistants, auxquels Dudley s’associa de grand cœur.