Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 11-22).


III

LA FEUILLE DE BAMBOU


Une feuille de bambou contenant vingt et un préceptes de morale, tracés de la main de Confucius, avait été léguée par lui à sa famille.

Cette relique sacrée faisait partie de l’héritage de Pé-Kang. Il la portait dans sa ceinture. Que de fois il s’était inspiré des enseignements de cette feuille pour retrouver la droite voie, et que de fois encore elle lui avait éclairci le mystère des choses !

Pé-Kang donnait volontiers à ceux qui lui devenaient sympathiques le commentaire de ces belles maximes.

En voici la traduction exacte :

Aux miens, dans le temps, le meilleur de mon cœur !

I. — L’homme supérieur est celui qui possède la science des choses, c’est-à-dire celui qui sait se faire une idée juste des connaissances qu’il a acquises et de celles qui lui restent à acquérir. Celui-là n’est point appelé vers les choses vulgaires. En se livrant à l’étude de la sagesse, l’homme supérieur ne doit pas s’inquiéter des avantages qu’il peut tirer de cette étude ; il mettra la recherche du vrai au-dessus de tout. Il se montrera brave sans forfanterie, résolu au jour du danger ; il ne se livrera à aucun excès, même dans le bien ; il ne s’abusera jamais sur la limite de ses devoirs, et il ne sacrifiera pas sa vie pour celle des autres inconsidérément, car la générosité outrée est un défaut ; il essayera de se tenir dans la voie de la droite raison ; il aimera son prochain comme lui-même et non davantage ; il rendra la justice pour l’injure, le bienfait pour le bienfait : rendre le bienfait pour l’injure serait dépasser le but et décourager le bien… L’homme supérieur aura ses haines ! il détestera les calomniateurs, les faibles et les vicieux. Il fuira l’oisiveté comme le plus grand des maux ; il étudiera pour savoir et non pour étaler une vaine érudition ; il appréciera les hommes vertueux, et son cœur sera réjoui ; il aimera le travail, et son esprit sera satisfait ; il exercera son corps, et il sera ferme dans ses actions.

L’homme supérieur doit se préserver de trois choses : jeune, il s’abstiendra des excès des sens ; dans l’âge mûr, il fuira les querelles et redoutera les idées ambitieuses ; dans la vieillesse, il saura se garder de l’amour excessif des richesses.

Il sera d’une simplicité extrême dans toutes les actions de sa vie, et ne prendra point pour exemple les actions extraordinaires des grands hommes ; car le désir de s’immortaliser pousse quelques esprits supérieurs à forcer la marche des événements et les conduit hors de la droite voie.

L’homme supérieur ne cherche point une fugitive renommée ; l’approbation de sa conscience lui suffit. Mais il ne rougira pas d’interroger les autres hommes ; il peut trouver dans l’étude du cœur humain les moyens de se perfectionner davantage.

Il doit être exempt d’obstination et de préjugés, et n’avoir honte de rien si ce n’est du vice ; il ne sortira d’une fausse position que par la droite voie.

Arrivé à l’âge de quarante ans, l’homme supérieur n’aura plus de doutes ni d’incertitudes ; il marchera vers sa destination définitive. Tout homme supérieur ayant une mission à remplir, il s’efforcera de remplir la sienne.

Si le prince qui gouverne est vertueux, il prêchera haut la vertu ; sinon, il agira de même, mais avec mesure et prudence, et il attendra l’action du ciel qui se manifeste par l’action du peuple.

L’homme supérieur, c’est le vent, l’homme vulgaire, l’herbe ; lorsque le vent passe, l’herbe se courbe et s’incline, et ne se relève que lorsque le vent a passé.


II. — De tous les êtres, l’homme est le meilleur et le plus intelligent. Dire les qualités qu’il peut acquérir, serait rappeler tout ce qu’il y a de noble, de lumineux, d’infini dans les choses. L’homme domine les choses du haut de ses facultés ; il connaît leur production et leur destruction.


III. — L’homme, comme le roi Tching-Tchang, doit avoir sans cesse les yeux fixés sur le don brillant de l’intelligence que nous recevons du ciel.


IV. — La nature, dans la continuelle production des êtres, assigne à chacun d’eux un développement en rapport avec ses tendances naturelles ; c’est pourquoi l’homme trouve en soi le principe de ses actes.


V. — Il est bon que l’homme s’inquiète plus souvent des effets que des causes ; les causes jettent l’esprit dans la voie de l’incertitude, les effets l’entraînent dans la voie de la vérité.


VI. — Lorsque la puissance suprême est donnée à l’homme, il gouverne son peuple comme la mère son nouveau-né ; il s’applique à deviner ses besoins, ses désirs et ses souffrances.


VII. — Il faut, pour acquérir la vertu, développer ses connaissances morales, ses facultés rationnelles et ses esprits vitaux.


VIII. — Et encore laisser la passion se produire dans une limite donnée. Si les facultés des trois ordres, rationnel, moral et vital, se développent à la fois, l’être alors entre dans la voie de sa destination qui est la voie du perfectionnement.


IX. — L’homme doit se faire une règle de conduite en tout conforme a sa nature et au milieu dans lequel il vit ; s’il est riche, il agira comme un homme riche, pauvre, comme un homme pauvre, étranger et de civilisation différente, ainsi qu’un étranger de civilisation différente.


X. — Celui qui acquiert le pouvoir ou les richesses par des moyens violents ou contraires à la justice, perdra ses richesses et son pouvoir par les moyens violents et contraires à la justice.


XI. — Les puissances de la nature sont difficiles a découvrir. Unies qu’elles sont à la substance intime des choses, elles ne peuvent en être détachées ; mais, quelque imperceptibles qu’elles soient, leur essence étant une essence réelle, on peut toujours les apprécier dans des formes réelles ou dans leurs manifestations.


XII. — La loi fondamentale est la loi du devoir. Cette belle vertu a son principe dans le cœur ; elle a pour effet immédiat l’amour des hommes en général, et plus particulièrement le respect des sages, l’attachement a la famille, la bienveillance envers les étrangers, la pitié pour les insensés qui méprisent les enseignements de la raison, l’instinct de la justice, la prudence éclairée, la fidélité à l’affection, la force dans l’adversité, le calme dans la douleur.

Quelques-uns en naissant conçoivent l’idée du devoir, d’autres acquièrent cette connaissance par l’étude ; les uns pratiquent le devoir avec effort, d’autres facilement, d’autres en vue d’avantages personnels. En ce qui regarde la société, lorsque l’œuvre est accomplie, le résultat est le même.


XIII. — Chercher à distinguer le vrai du faux, le bien du mal, chercher la perfection dans le perfectionnement, c’est pour les natures supérieures comme pour les natures les plus grossières, pour le peuple comme pour le fils du ciel, la loi et le devoir suprêmes.

XIV. — La perfection est en elle-même une chose absolue ; c’est la fin et le commencement de tout, le cercle dans lequel se meut l’infini. Sans la perfection, l’homme ne serait pas ni aucun des êtres, chaque organisme étant à lui seul une perfection. Aussi l’homme doit atteindre à une somme de perfection la plus élevée possible, et entraîner ceux qui lui sont soumis ou attachés dans la voie du perfectionnement.

Lorsqu’un homme fait quelques pas dans la voie du perfectionnement, il s’identifie davantage avec les puissances de la nature et agrandit la sphère de ses facultés.


XV. — L’homme qui s’arroge un pouvoir par la force, de même que l’homme qui affirme des choses qu’il ignore, de même que l’homme qui né à une époque et soumis aux coutumes de son temps retourne a la pratique des lois anciennes, est sujet à de grandes désillusions.


XVI. — Les lois de la nature s’accomplissent sans se contrarier, les êtres vivent ensemble et ne se détruisent point ; si quelques êtres se détruisent, si quelques lois semblent se contrarier, c’est que nous ignorons les causes de cette contradiction et de cette destruction. Tout ceci rentre dans la loi supérieure qui régit les êtres et fait mouvoir les choses, loi immuable, fatale et parfaite.


XVII. — Que les savants étudient les époques et les faits historiques, ils pourront, après les avoir comparés entre eux et commentés, découvrir la loi des transformations de l’avenir.


XVIII. — Un homme vertueux peut faire changer les mœurs d’un empire. Quel encouragement pour la vertu ! En faut-il d’autres, présents ou futurs ?


XIX. — Il y a des gens qui sont hardis dans leurs paroles et qui ne trouvent personne pour les reprendre ; des gens qui calomnient les autres et sont toujours prêts à couper un morceau de leur chair pour affirmer la vérité de leurs accusations, et qui restent intacts.

Quand un homme vertueux rencontre ces gens-là, il doit leur dire haut l’ignominie de leur conduite et leur demander un morceau de leur chair.


XX. — Si la voix du peuple, qui est la voix de Dieu, vous conférait le mandat de fils du ciel, comme a notre grand et vertueux aïeul Ti-Y, souvenez-vous de mes enseignements, ô mes petits-fils ! Soyez simples et distingués ; repoussez les flatteurs ; fuyez les séductions mauvaises ; estimez la vertu et les hommes qui la pratiquent ; honorez la dignité de vos parents et voilez leurs fautes ; récompensez le dévouement des hommes fidèles ; n’exigez de services du peuple que lors que vous y serez forcés ; diminuez les impôts, en essayant de les proportionner aux gains et aux récoltes ; donnez de l’instruction à ceux qui ne peuvent s’en procurer ; tenez grand compte des savants ; accueillez les étrangers ; rétablissez sans haine l’ordre dans les États troublés par les séditions, examinez pourquoi ces États se révoltent, et faites droit à leurs réclamations si elles sont justes ; protégez les faibles ; forcez votre peuple et toutes les classes de l’empire à proclamer votre générosité.

Alors les hommes des quatre régions voudront être gouvernés par vous, et vous serez mis au rang des Yao et des Chun !


XXI. — Lorsque vous visiterez les pays étrangers, liez-vous avec les hommes les plus humains et les plus vertueux d’entre les lettrés.