Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 1-3).

LE MANDARIN


I


Les désirs de Pé-Kang sont infinis comme l’horizon dans lequel plonge son vague regard, ses pensées nombreuses ainsi que les grains de sable du lit des fleuves. Voudrait-il voir descendre d’un palanquin de noces dans son palais solitaire quelque vierge aux cheveux d’ébène, aux pieds semblables à ceux des tortues dont l’écaille prédit l’avenir ? Non. L’amour n’a pas encore touché de son aile le cœur de Pé-Kang. Les honneurs attachés aux charges de la cour le séduiraient-ils ? Pé-Kang est trop jeune pour être ambitieux.

Aux premières lunes du printemps il voulait aller vivre parmi ses laboureurs. Ce rêve a passé, et depuis, ses campagnes lui apparaissent monotones et attristantes. Pé-Kang dédaigne aujourd’hui les beautés de la nature. Les champs verdoyants, la fraîcheur des lacs, l’ombre des bois touffus ne sauraient le charmer ; pour lui, les fleurs sacrées du lis ont perdu leur parfum ; les sons joyeux des flûtes rappelant l’ode Kouan-Tseu et la voix plaintive de l’oiseau jaune le trouvent également insensible. Lorsqu’il offre, selon les rites, des sacrifices à ses ancêtres, dans le temple même, Pé-Kang songe encore et désire.

Mais bientôt une nouvelle transformation succède à la première ! Il a suffi de quelques heures pour changer en aspirations impatientes une longue et morne incertitude. Pé-Kang redevient l’homme aimable, heureux des jours passés. Il reparaît au milieu de ses amis, on le fête, on applaudit à ce nouvel état de son caractère qu’on appelle un retour à la raison.

Les applaudissements, hélas ! durent peu. Quelle n’est pas la surprise générale lorsque les ministres affirment que Pé-Kang a demandé au fils du ciel l’autorisation de quitter son pays, d’aller chez les barbares pour s’y instruire de leurs coutumes et de leurs mœurs !

Arrière-petit-fils de Koung-Fou-Tseu, Pé-Kang est mandarin-né. L’empereur hésite, discute ce voyage durant plusieurs semaines, et finit par l’encourager.

La joie de Pé-Kang fut grande à l’heure du départ. Peu de gens l’envièrent, beaucoup le plaignirent, nul n’osa le blâmer.

Le descendant de Confucius s’embarqua près de Canton et se dirigea vers la France.