Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 11

Poulet-Malassis et De Broise (p. 199-216).


CHAPITRE XI


les blessés


Quand la terrible jeune fille fut sortie, madame Gérard, qui était debout, se laissa tomber dans un fauteuil et mit la main sur son cœur en murmurant : « Quel coup ! » Elle fut entourée, on lui fit respirer des sels.

« Revenez à vous, répétait madame Baudouin.

— Que vous disais-je, répondit-elle, de l’ingratitude des enfants ? Elle nous a tous bravés et insultés

— Ça été un coup de vent qui a soufflé sur nous, dit Pierre, mais ça ne peut pas durer.

— Oui, oui, dit madame Gérard, cela changera. Et, se relevant de son fauteuil, où l’émotion ne l’avait pas clouée pour bien longtemps, elle s’adressa à Mathéus toujours consterné, et qui regardait stupidement la porte par où était sortie Henriette.

— Oh ! Monsieur, que d’excuses j’ai à vous faire pour cette inconcevable scène dont j’ignore le motif ; mais je vous prie de croire que notre autorité aura gain de cause et que nous ne souffrirons pas cette révolte.

— Certainement, dit Pierre ; vous êtes toujours notre gendre, Monsieur.

— Et je prie tout le monde, reprit madame Gérard se tournant surtout vers l’avocat et sa femme, de garder un silence amical sur des choses plus ridicules que graves. Nous aurons bientôt l’explication de cette conduite, que j’attribue à quelque excitation nerveuse ou à de fausses idées. Je ne sais enfin ce que cela veut dire !

— On l’a trop habituée à faire des embarras, dit Aristide.

— Mais, monsieur Mathéus, que lui avez-vous donc dit ? demanda madame Baudouin.

— Madame, répondit le vieillard désolé, je lui ai parlé de mari, de moi ! Je lui ai beaucoup déplu. Quelle figure elle a faite ! Je ne l’oublierai jamais ! »

L’avocat emmena discrètement sa femme malgré elle, sans être remarqué.

« Et pourtant, continua Mathéus, elle aurait eu tout ce qu’elle aurait voulu. Je cherchais à savoir ce qui pouvait lui plaire ! Mais, si elle aime un jeune homme, les vieux n’ont qu’à plier bagage, » ajouta-t-il tristement.

Le désordre était un peu dans les idées de toutes ces personnes. Madame Gérard luttait péniblement et sans courage contre les difficultés qu’il y avait à rétablir la position ; Mathéus ne voyait que le départ d’Henriette et ne réfléchissait pas au rôle singulier de la famille Gérard que lui venait de révéler la jeune fille. Se mettant à faire le tour du salon, il feuilleta machinalement la musique d’Henriette et le livre où elle avait lu.

« Mais n’ayez point ce découragement, monsieur Mathéus, je vous prie, dit madame Gérard ; vous avez l’esprit trop ferme pour être ébranlé par le roman d’une jeune fille. Aidez-nous au contraire à la guérir d’un petit travers. Je vous assure qu’elle sera votre femme et que cela dépend de vous. »

Pierre chercha intrépidement à expliquer la colère de sa fille : « On ne sait jusqu’où va la coquetterie des femmes, dit-il ; pour éprouver la fidélité des gens, il y en a qui s’empoisonnent, qui font de la jalousie, qui inventent les moyens les plus singuliers, et ensuite elles redeviennent douces comme des moutons.

— Ah ! dit Mathéus, à qui cela paraissait plausible, je le sais bien…

— Oui, reprit madame Gérard, qui préférait poser nettement la question ; et en admettant d’ailleurs que vous ayez ce petit rival, il n’est pas bien dangereux. Vous auriez tort, surtout pour votre propre satisfaction, de renoncer à lutter contre son influence ; vous savez ce que c’est qu’une amourette de campagne ; vous aimez sérieusement Henriette : voyez quel service à nous rendre et à lui rendre à elle-même de la détourner de ce petit garçon auquel elle ne tient que parce qu’elle l’a trouvé toute seule. Les jeunes filles sont toujours enchantées de monter ces aventures sur un pied très dramatique !…

— Ah ! Madame ! dit Mathéus, s’il me reste une lueur d’espoir, j’essayerai d’être le moins rebutant possible. Je me suis tellement fait à l’idée de ce mariage, que je ne sais comment… qu’il me semble impossible de me l’ôter de l’esprit. J’en deviendrais malade ! À mon âge, c’est cependant une grande faiblesse ! Je ferai tous mes efforts auprès de mademoiselle Henriette, mais il ne faut pas qu’elle me fasse de telles figures ; elle m’a trop effrayé !

— Je croyais pourtant, dit Pierre à demi-voix au président, avoir eu une bonne idée en laissant ma femme élever les enfants.

— Ce n’est pas la faute de votre femme, répondit le président : aucune puissance humaine n’empêchera jamais une jeune fille d’avoir un amoureux.

— Cette fois, reprit Pierre, elle marchera, dussé-je la mettre de force dans la voiture qui la conduira à l’église. Ah ! mon cher Moreau ! n’ayez jamais d’enfants ! »

M. de Neuville fut tout déconcerté de la terrible bonhomie de son ami.

« On aurait dû en faire une faneuse, continua Pierre, ou lui faire raccommoder des bas du matin au soir. Elle m’obéira, je ne veux pas manquer la Charmeraye, moi ! »

Il y eut un moment de silence : chacun était embarrassé et ruminait. Le curé se mit auprès de madame Gérard.

« C’est la lie du calice, lui dit-il, soyez forte ! »

Madame Baudouin dit aussi :

« Ma chère dame, voulez-vous que je vienne demain, que j’entretienne votre fille ? Je tâcherai de lui inspirer de meilleurs sentiments.

— Oh ! merci Madame, dit madame Gérard ; nous lui parlerons d’abord nous-mêmes ; je compte bien ensuite profiter du dévouement de nos amis. »

Le salon avait l’air desséché comme un jardin brûlé par une gelée précoce.

« Mon opinion, s’écria le beau parleur Corbie, est qu’une fille ne doit pas faire la loi à ses parents.

— Jusqu’ici elle l’a toujours faite ! ajouta Aristide.

— Oh ! mais, reprit le président, il ne faut considérer cela que comme une colère d’enfant agacée. »

Mathéus s’était assis devant une table et tenait sa tête dans ses deux mains : il tremblait.

« Dites-lui donc bien pourtant, s’écria-t-il sans regarder personne, que je ferai tout ce qu’elle voudra. »

Il en revenait toujours à cette idée, qui était le nec plus ultra de ce qu’il avait à offrir. Le vieux homme ajouta :

« Grands dieux ! si on ne m’avait pas conseillé d’avoir l’air indifférent ! J’ai su m’y prendre auprès des femmes, j’ai vu un temps où je ne craignais aucun autre homme ! »

Il reprit :

« Quel est donc ce jeune homme ? Comme tous les jeunes gens, léger, changeant ! Mais moi j’aime Henriette comme un fou, un vieux fou. Je ne puis cependant pas partir et renoncer à elle ! A-t-elle dit positivement que je lui déplaisais ? C’est la première fois que cela me serait arrivé ! Je veux la revoir, lui reparler. Elle ne sait pas ce que je suis ! »

Tous ceux qui avaient assisté à ces scènes avaient éprouvé, lorsque Henriette s’était emportée, ce malaise, cette sensation de discordance qui se produit lorsque quelque règle naturelle est renversée, et nul ne fut disposé à la bienveillance envers elle.

Enfin les invités partirent un à un, Corbie avec Mathéus, le président avec madame Baudouin. Le curé resta à coucher. Il pria Dieu de daigner éclairer Henriette.

Mathéus ne dit pas un mot à Corbie pendant toute la route, écoutant les consolations et les encouragements de celui-ci. Corbie était plus joyeux, certain maintenant que Mathéus et Henriette auraient des ennuis ensemble.

Aristide faisait aussi ses réflexions. Il n’y concevait plus rien. On laisserait donc toujours sa sœur se livrer à ce qui lui passait par la tête ? Henriette continuait à dominer, mener toute la maison. On ne s’occupait que d’elle. Elle avait encore, ce soir-là, joué le grand rôle. Il n’y avait eu d’yeux et d’oreilles que pour elle. La maison ne serait-elle pas continuellement troublée tant qu’on l’y garderait ? Son père et sa mère ne voyaient donc pas clair ? Il finirait par les avertir. Henriette était si mauvaise qu’elle ne chercherait qu’à faire manquer le mariage. Mais en même temps, quel délicieux dédommagement il avait eu dans l’amabilité de madame Vieuxnoir ! C’était là une femme d’esprit, de belle conversation, et qui devinait si bien Henriette !

Aristide s’endormit, ayant l’image de la petite avocate au-dessus de son chevet, et en se disant : « Que de charmes, que de génie ! »

Quant à M. Vieuxnoir, la tête sur l’oreiller, il somma sa femme de ne rien révéler, afin qu’elle ne lui fît pas perdre sa clientèle des Tournelles par des propos indiscrets. Cette bonne raison n’était pas un mors suffisant pour réfréner la langue de la jeune femme. En promettant le silence à son mari, madame Vieuxnoir se fit intérieurement la réserve que, si elle rencontrait quelqu’un qui connût un seul petit point de l’histoire, elle ne serait plus tenue au secret.

« Monsieur a l’air malade ! dit à Mathéus son valet de chambre quand il le vit entrer.

— Ah ! mon pauvre Baptiste ! répondit le vieillard, la jeune fille a aimé un jeune homme !

— Eh bien, il ne faut pas que Monsieur l’épouse !

— Si, si, je l’épouserai ! Mais, s’écria-t-il tout à coup en pleurant à chaudes larmes, c’est une humiliation, c’est une humiliation !

— Qu’est-il donc arrivé à Monsieur ?

— C’est ce qu’elle m’a dit, c’est ce qu’elle m’a dit… »

Les émotions de Mathéus épuisaient ses vieilles forces ; il tenait à la Charmeraye avec le cerveau sérieusement détraqué. Le pauvre vieux imbécile était pris par l’amour, comme un homme qui a mis le bras dans un engrenage de machine à vapeur, et dont tout le corps est forcé de suivre le bras sous le laminoir. Il avait les insistances maniaques d’une idée fixe, désirant goulûment, pour ainsi dire, sans raisonner, désolé de ses mésaventures et les oubliant pour recommencer à voler près de la chandelle.

Il se lamenta une partie de la nuit, entremêlant ses plaintes de nouvelles espérances, de nouveaux désirs, tendus comme la corde d’une arbalète. En fermant les yeux, Henriette passait, elle parlait, il la voyait traverser les grandes salles du château. Quand une porte s’ouvrait, il lui semblait que c’était elle qui entrait. Il songeait surtout à rendre contente la jeune fille pour qu’elle ne reprît plus sa figure du 28 mai. Et deux jours après cette soirée, il ne pensait plus ni au jeune homme ni aux répulsions d’Henriette. Au secours de sa passion, il avait souvent la prétention d’appeler les adresses mesquines et niaises qui lui servaient à séduire autrefois, mais auprès d’Henriette il devenait aussi sincère qu’il est possible. Elle aurait pu le faire mettre à plat ventre. Les vieillards ne savent qu’inventer pour plaire ; ils sont d’une humilité, d’une soumission sans bornes. L’instinct leur apprend qu’on leur échapperait sans ces tours de force. Quand il était seul, le vieux homme pensait qu’Henriette remplirait toutes ses petites manies, tous ses goûts à lui. Près d’elle, il n’était plus question que de suivre tous ceux de la jeune fille, et il ne s’apercevait pas de cette différence.

Aux Tournelles encore, lorsqu’ils furent seuls, Pierre quitta sa femme en lui disant sèchement : « Voilà ce qu’on gagne par l’exemple d’une vie sans tache !

— Vous ne savez ce que vous dites, répondit-elle ; nous ne devons rien nous reprocher mutuellement. Ne me mettez jamais dans le cas de vous dire aussi vos vérités. »

Pierre ferma la porte presque aussi violemment que sa fille avait fait ; mais à peine était-il couché, que sa femme arriva.

Elle se promena un instant, silencieuse, à pas rapides. Pierre, étendu sur le dos, ne la regardait point et n’ouvrait pas non plus la bouche. Leurs yeux roulaient, pleins de grosses colères.

« Il est impossible qu’il n’y ait pas beaucoup de méchanceté là-dessous ! s’écria tout à coup madame Gérard.

— Sous quoi ?

— La scène d’Henriette.

— Eh bien ! que comptez-vous faire ? » dit Pierre, croyant troubler sa femme en la contraignant à voir en face un désastre irréparable.

Pierre présentait un profil grotesque sous les draps blancs. Madame Gérard était à demi déshabillée, arrangée mi-partie noir et blanc, et agitée comme une Phèdre. Une seule veilleuse brillait dans la chambre sombre. L’ombre de madame Gérard voltigeait, informe et démesurée, sur la muraille. Les yeux de Pierre ne quittèrent pas une seule fois le ciel de son lit. Une mauvaise humeur brutale lui enlevait, rare exception ! le sommeil. Madame Gérard, au milieu de sa marche saccadée, jetait sur son mari des regards pleins de mépris et de méchanceté. Les paroles commencèrent à sortir de part et d’autre, à la façon des étincelles lorsqu’on bat le briquet.

« Je compte en finir ! » dit-elle brusquement.

Pierre jura : « Eh ! finissez-en une bonne fois ; cela commence à m’ennuyer.

— Je vous réponds que cela m’ennuie encore plus que vous.

— Ce n’est qu’une petite coquine.

— Vous arrivez donc à le reconnaître !

— À qui la faute ? Du reste… vous ne l’avez jamais aimée.

— Il ne s’agit pas de vos découvertes. Lui parlerez-vous ?

— Vous le verrez bien.

— Oh ! elle ne sera pas la plus forte ; je la ferai plier ; qu’elle prenne garde !

— Et quand je pense que c’est vous qui l’avez élevée !

— Oui, répondit madame Gérard en bondissant vers le lit de Pierre, oui, je l’ai élevée, parce que vous en étiez incapable, vous ! »

Pierre reprit son habituelle raillerie défensive : « Les résultats que vous avez obtenus me rendent moins modeste !

— Vous n’avez ni intelligence, ni cœur, dit madame Gérard ; toute votre vie l’a bien montré. Et tout ce qu’on peut me reprocher, je l’ai fait parce que je n’avais pas d’estime pour vous.

— Je ne vous demande pas votre confession, » dit Pierre du ton le plus brutal, mais effrayé de voir soulever le voile étendu jusque-là d’un commun accord sur les plaies du ménage. Du reste, cette soirée terrible avait démonté la régulière horloge des relations de ce couple, ordinairement prudent.

« Je vous engage à ne jamais m’exciter à des représailles, s’écria madame Gérard. Mais parlons de cette détestable enfant, et d’elle seule.

— Avez-vous le droit de la traiter si mal ? dit Pierre.

— Certainement, Monsieur, » répondit madame Gérard de son air le plus superbe.

Pierre ne pouvait lutter contre la vaillance insurmontable de sa femme.

« Soit, soit ! dit-il, nous perdons du temps à discuter, tandis qu’il faut prendre un parti.

— Laissez donc, laissez donc, reprit madame Gérard, c’est moi qui vous poursuis pour vous en faire prendre un.

— Comme vous voudrez, dit Pierre haussant les épaules.

— D’ailleurs, continua madame Gérard, elle s’est bien trompée, car ce qu’elle a fait là avancera son mariage.

— Je veux qu’elle soit mariée avant quinze jours, s’écria Pierre. Je vais faire publier les bans immédiatement.

— Oui, nous les ferons publier. Mais là n’est pas encore l’important !

— Ah ! est-ce parce que je le propose ?

— Peut-être bien ! Il y a d’autres mesures à prendre.

— Mais, quand je dirai que je le veux, je voudrais bien savoir ce qu’on pourra me répondre.

— Oh ! ce n’est pas ainsi que vous dompterez votre fille. Vous n’avez pas étudié son caractère. C’est un tout autre système qu’il faut employer.

— Vous l’avez assez étudiée, vous, pour lui laisser avoir un amant.

— Eh bien, si elle a un amant, elle n’a pourtant point commis de faute grave, et cela grâce à moi, grâce aux principes que je lui ai donnés. Voilà ce dont nous devons nous féliciter.

— Vous arrangez toujours tout.

— Il me serait trop facile de vous répondre que vous n’arrangez jamais rien. Or, voici ce que j’arrange, puisque arranger il y a. Demain matin, nous nous expliquerons avec Henriette, très sévèrement, comme elle le mérite, mais en la prenant par la raison.

— Bien ; et après ?

— Après ?… elle comprendra, fût-elle une sotte et une acharnée, que quatre-vingt mille livres de rentes ne sont pas à dédaigner. Elle a mis ce petit garçon dans sa tête, parce que les enfants sont toujours bien aises de paraître avoir une volonté à eux, contraire à celle des parents : voilà pourquoi elle fait ses tragédies et affecte de se montrer altière. Mais aussi ses prétentions d’intelligence l’obligent à céder au raisonnement.

— Oui, vous ne voulez pas de punition, vous qui avez le cœur si tendre dit-il ironiquement.

— Vous m’appelez mauvaise mère ? Soyez tranquille, on jugera entre nous deux.

— Enfin, cette fille bien élevée vous a insultée, cependant !

— La punir ! reprit madame Gérard ; mais croyez-vous donc que je considère ce mariage autrement que comme une punition ?

— Eh bien, moi, je lui aurais pardonné son amant ; sur ce chapitre, je suis large.

— À quoi servent ces ironies déplacées ? à vous amener à de perpétuelles capitulations…

— Oui ! dit Pierre secouant la tête avec un sourire de concession moqueuse. Et enfin ce grand système vis-à-vis votre fille ?

— Je ne tolérerai ni sa raideur, ni son obstination, ni ses insolentes et extravagantes scènes.

— Mais, ni moi non plus !

— Mais je sais que la colère, les moyens violents, échoueraient. Elle cédera à la persuasion. Tout le mal vient de ce petit drôle que notre mauvaise étoile a attiré ici. Je compte persuader à votre fille qu’il s’est tourné d’un autre côté. Elle en prendra du dépit, et alors…

— Et moi, je n’admets pas que quand le père commande, on n’obéisse pas.

— Eh bien, il vaut beaucoup mieux ne pas vous en mêler, si vous ne voulez pas d’un complet gâchis ; ou bien je me croiserai les bras et vous laisserai toute la responsabilité ! »

Il prenait par moments à Pierre des envies de trancher ces difficultés à la force du poignet, de jeter Henriette au fond d’une voiture, de lui tenir la langue pour l’obliger à dire le oui, de renfermer sa femme au pain et à l’eau, de chasser M. de Neuville à coups de pied, d’engager son fils dans la légion étrangère. Mais ce n’étaient que des extravagances d’homme faible. Le seul mot de responsabilité le rendit docile comme un faucon encapuchonné.

« Essayez donc encore, reprit-il : il y a si longtemps que j’ai pris la mauvaise habitude de m’en rapporter à vous !

— Et pourvu que M. Mathéus veuille revenir, continua madame Gérard. Il faudra l’envoyer chercher par votre frère.

— Quel remue-ménage pour cette petite créature

— Si elle soupçonne l’embarras où elle nous jette, elle doit être bien enchantée.

— Oh ! quelques bons soufflets ! dit Pierre : j’ai vu Connétable, mon garde, faire merveille parmi ses filles de cette manière-là.

— Laissez la brutalité à vos paysans. Qu’y a-t-il de commun entre nous et ces gens-là ?

— L’ordre dans les familles, l’abondance dans les greniers, murmura Pierre ; je vais prêchant cela partout, et c’est ma famille qui donne le mauvais exemple !… »

Ces deux êtres si estimables, si bien unis, se séparèrent en se promettant de ne plus toucher au feu. Ils avaient cautérisé leurs plaies intrépidement. Un doux régime et du baume devenaient nécessaires pour la convalescence.

Le lendemain, à huit heures du matin, madame Gérard entrait chez son mari. Elle sonna la femme de chambre et l’envoya prévenir Henriette. Cette femme prit un air encore plus sévère que ses maîtres en disant :

« Mademoiselle, Madame et Monsieur vous demandent. »

Mais Henriette avait fait une sorte de veillée des armes et elle s’attendait à cette entrevue de guerre !

En descendant l’escalier, elle allait lentement, portant avec peine le poids des idées d’indignation, de doute, de fierté, d’inquiétude, qui remuaient son pauvre esprit tourmenté ; forte et faible dans la même minute, quand elle pensait aux piéges qu’on lui avait tendus et quand elle se demandait si Émile ne l’avait pas abandonnée. Des piqûres de guêpe, des bourdonnements, des notes stridentes, des bruits assourdissants et monotones comme ceux d’un torrent, composaient cette symphonie de pensées.

Chaque jour le raisonnement, le sentiment de son intelligence, les violences de la lutte, rendaient plus irréparable la séparation qui s’agrandissait entre elle et sa famille. L’affection et la soumission étaient des sentiments déracinés dans son cœur. Sa volonté se formait peu à peu au milieu du trouble et de l’incertitude, car elle se disait qu’elle était seule, et que seule elle devait trouver dans sa poitrine le courage, la décision et la justice. Mais elle souffrait, dans cette espèce de croissance qui s’accomplissait à travers des difficultés, des contacts douloureux. Comme une plante qui perce la terre en écartant les pierres, les broussailles, en contournant les obstacles insurmontables, sa volonté avait à écarter les hasards, les volontés adverses, les embûches, les scrupules, les terreurs.

Henriette était restée incertaine sur ce qu’elle avait fait la veille, ne pouvant s’affirmer qu’elle avait eu raison. L’instinct l’avait entraînée ; c’est pour se sauver forcément qu’elle avait publié sa liaison avec Émile ; mais elle pensait qu’on ne lui pardonnerait pas d’avoir sacrifié l’honneur de la famille.

La jeune fille ouvrit la porte de la chambre et s’avança de quelques pas à peine ; elle regarda son père et sa mère, assis dans des fauteuils, et leur trouva un accablement plein de solennité. ·

« Vous voilà ! dit madame Gérard. Vous avez réfléchi, je pense, à vos étranges discours d’hier au soir. »

Henriette eût préféré de vifs reproches.

« Il est possible, dit-elle, que j’aie été emportée par…

— Vous vous repentez, je le comprends. Eh bien croyez-vous qu’il y ait une réparation à nous faire ? Croyez-vous pouvoir détruire la mauvaise idée que vous avez donnée de vous ?… Ne craignez rien, du reste, votre père ne vous parlera pas comme vous le mériteriez, il veut se contenir !

— Oui, dit Pierre, j’entends que cela ne recommence plus. »

Henriette ne répondit pas, attendant quelque chose de plus décisif.

« Et devant tout le monde ! reprit madame Gérard d’une voix sourde. Il fallait que vous fussiez égarée, car, si vous aviez votre raison, vous seriez sans excuses. Songez donc que votre âge ne peut vous donner le droit d’agir comme vous avez agi. Vous vous êtes rendue à jamais odieuse ; vous verrez que cela pèsera sur votre avenir. Pensez donc que si nous devons toujours être entravés dans nos projets par vos caprices, nous serons obligés de trouver des moyens d’abattre vos prétentions de tyrannie domestique. Nous avons maintenant un ennemi dans notre maison, et c’est vous ! Ce que vous nous avez dit a profondément blessé notre cœur, et au moment même où nous ne sommes occupés que de vous, de votre bonheur. Je voudrais que vous eussiez affaire à des parents moins faibles, moins indulgents…

— Certainement, dit Pierre, votre mère est trop bonne. Si vous vous croyez la maîtresse ici, je vous ferai voir que vous ne l’êtes pas. La famille ne doit pas être troublée dans son ordre. Voulez-vous vous décider à être soumise à l’avenir ?

— Vous avez, ajouta madame Gérard, à effacer le passé, à vous faire pardonner bien des fautes. L’orgueil et la fierté sont deux défauts, soyez-en sûre. Vous vous croyez un esprit très supérieur ; vous ne l’avez cependant pas montré. Suivez mon conseil, descendez du haut de vos prétentions. Pour voler, il faut des ailes, et les vôtres ne sont pas encore poussées. Soyez plus modérée ; daignez laisser faire ceux qui ont de l’expérience et, quoique vous paraissiez en douter, de l’affection pour vous. Vous vous en trouverez mieux que de vous confier à votre tête, encore un peu trop jeune. »

Plusieurs fois Henriette voulut protester ; mais, ayant démêlé l’irritation de sa mère et senti le vide de sentiments chez son père, brutal mais non ferme, elle se réserva pour le moment où on parlerait d’Émile et de Mathéus.

Pierre et madame Gérard restèrent un moment silencieux, étonnés qu’elle ne dît rien.

« Vous vous taisez, reprit la mère, vous reconnaissez la justesse de nos griefs, et vous êtes probablement disposée à nous faire oublier la cruelle soirée d’hier.

— Autant que je le pourrai, répondit Henriette pour les satisfaire un moment.

— Alors, si vous en prenez l’engagement, dit madame Gérard en adoucissant son ton, nous pouvons vous parler raison, paisiblement, amicalement ! »

Henriette détestait ces scènes de jugement avec un appareil de sentences, de phrases à sentiment. Elle attendait, de plus en plus émue, le commencement du véritable combat, effrayée d’avance de l’effet que produiraient ses déclarations résolues.

« Nous comptons d’abord, continua madame Gérard, que tu voudras bien faire des excuses à M. Mathéus.

— Ah ! dit froidement la jeune fille.

— C’est indispensable, ajouta madame Gérard d’une voix qui devenait plus dure. M. Mathéus est un homme d’une grande considération, très riche, riche de 80,000 livres de rentes. »

Elle s’arrêta et regarda sa fille. Henriette était un peu pâle, comme un soldat qui arrive peu à peu devant l’ennemi.

Pierre fit un acte d’esprit très remarquable en disant :

« C’est la plus grande fortune de l’arrondissement ! Il a un château et des terres admirables qui seraient très intéressantes et très utiles pour moi. J’y essayerais de belles cultures ! »

C’était le premier appel à la générosité d’Henriette. Madame Gérard fut contente de son mari. La jeune fille fut singulièrement frappée de ce côté de la question.

Madame Gérard ajouta :

« M. Mathéus est l’homme le plus généreux. Son amitié nous est précieuse. Une alliance avec lui serait un véritable bonheur pour une famille chargée comme la nôtre »

Henriette ne disait toujours rien, mais sa force était subitement minée. Que d’égoïsme il y avait à répondre à des gens qui lui demandaient de se sacrifier pour eux : « Non, je ne veux pas ! » C’est peut-être seulement parce qu’elle doutait d’Émile qu’elle voulut avoir plus de vertu que lui en amour et qu’elle resta décidée à résister, quoique le cœur lui faillît.

« Tu ne sais pas tout, dit madame Gérard. M. Mathéus t’aime profondément. Il veut te donner toute sa fortune. Il sera trop heureux de faire toutes tes volontés. »

Henriette était prise d’une certaine curiosité. Elle laissa continuer sa mère. Son silence gênait celle-ci, qui avait déjà beaucoup parlé sans être soutenue par des répliques.

« Avec ton esprit si vif, si pénétrant, tu comprendras toute l’importance de ce mariage, dit madame Gérard, chargeant et rechargeant les positions de sa fille. Quelle magnifique existence tu auras avec un mari qui sera à tes ordres, trop heureux de te baiser le bout des doigts. Tu ne resteras certainement pas longtemps liée à ce vieillard. La liberté viendra bientôt. »

Henriette s’indignait, et cependant ces mots s’accrochaient à sa mémoire par mille pointes mordantes qu’elle ne pouvait arracher.

« Eh bien parleras-tu ? » s’écria Pierre impatienté.

Henriette sentit sa gorge se resserrer comme pour l’empêcher de parler, son cœur battait à rompre ; elle avait peur ; il lui semblait que son père et sa mère allaient s’élancer sur elle et la fouler aux pieds, car, impassible devant leurs prières ou leurs ordres, il fallait qu’elle broyât leurs espérances. Son inflexibilité lui causait une souffrance intense, cruelle ; et cependant, pour calmer cette souffrance, il n’y avait qu’a ne point prononcer deux paroles plus douloureuses à passer par son gosier que des lames d’acier. En les remplaçant par d’autres qui couleraient comme un baume, elle verrait ces deux visages contractés, enflammés, qui l’affligeaient, changer, devenir clairs et gais comme le soleil. La joie réunirait tout le monde dans un embrassement doux, tiède. Au lieu de ce desséchement de colère et d’inimitié qui avait passé sur cette maison, arriverait la fraîcheur de la bonne harmonie, de la tendresse !

Mais le seul nom d’Émile jeté dans la balance l’emporta sur tant de réflexions ; elle répondit d’une voix altérée, rude comme celle d’un homme :

« J’ai promis à M. Émile Germain de l’épouser. Il n’y a que cela à dire à M. Mathéus. »

M. et madame Gérard restèrent d’abord sans réplique, mais leurs yeux faisaient une réponse peut-être plus terrible que toutes les paroles du monde.

Henriette eut le vertige : elle s’attendait à être anéantie !

Madame Gérard s’écria alors avec un rire bruyant et méprisant :

« Ah ! tu crois qu’il pense à toi, ce petit garçon ! Va, tu ne le tourmentes guère. Remplace le romanesque par le bon sens, ma chère. Ce monsieur Émile ne voulait que ton argent, tu t’es laissé duper. Il avait fait des manœuvres fort habiles pour parvenir à te compromettre et à nous forcer de te marier avec lui, mais tu n’as rien vu du tout, ma pauvre sotte ; quand il a reconnu qu’il ne pouvait réussir auprès de moi, il a pris très philosophiquement son parti, je t’assure. »

Henriette fut littéralement mise hors de combat par ce coup de boutoir, mais elle n’en fut que plus ardente d’héroïsme ; sous l’impression brûlante de sa blessure, elle répondit :

« J’attendrai ! J’ai promis à M. Germain de ne jamais me marier, si je ne l’épousais pas.

— Oh ! c’est trop de sottise ! s’écria madame Gérard.

— Ah çà dit Pierre, avons-nous décidément affaire à une folle ? Il faut la renfermer.

— Je ne suis pas folle, répondit hautainement la jeune fille ; je veux tenir ma promesse, voilà tout !

— C’est donc un parti pris ! cria avec violence madame Gérard, nous caches tes vrais projets. Il ne te manque plus que de te faire enlever : allons qu’attends-tu ?

— Elle épousera M. Mathéus, reprit Pierre, et on ne lui demandera pas son avis.

— Quelle nature infernale ! dit madame Gérard.

— Laissez-la, cria Pierre complétement emporté ; c’est une mauvaise petite punaise que j’écraserai entre mes doigts. »

Ces violences, que l’exaspération rendait encore plus triviales, irritaient la jeune fille.

« Oh ! je voudrais bien cependant, dit Henriette, que nous fussions tous d’accord.

— Je vous défends de parler, taisez-vous, ajouta Pierre : je vous laisserai mourir de faim plutôt que de ne pas vous marier. »

Henriette n’attachait pas grande valeur à ces paroles ; elle regarda fixement son père avec colère.

« Je vous défends de me regarder avec cet air arrogant, » reprit-il en faisant un pas vers elle.

Henriette baissa les yeux pour ne pas les faire baisser à son père. Celui-ci marcha à grandes enjambées. Madame Gérard tenait sa fille en arrêt sous ses regards durs. Henriette se fatiguait, elle ne voyait pas d’issue à cette lutte.

« Enfin, dit Pierre, voulez-vous, oui ou non, nous obéir ? »

Il s’avança tout près d’elle et mit sa figure enflammée presque sous la sienne, en la menaçant de ses deux gros yeux brillants et roulant de fureur. Henriette crut qu’il allait la frapper, elle se tint encore plus raide et plus hautaine.

« Oui, dit ironiquement la mère approchant aussi, mais attirant Pierre un peu en arrière, afin de reprendre le commandement de la bataille, qu’elle trouvait qu’il usurpait un peu trop ; oui, faites-nous connaître vos principes…

— Il faut que je voie Émile ou que j’aie une lettre de lui, répliqua Henriette ; sinon, j’attendrai. On me cache ce qui se passe !

— On n’a jamais rien vu de pareil, c’est à la souffleter ! s’écria Pierre s’avançant de nouveau.

— Non, non, arrêtez, dit madame Gérard le ressaisissant par le bras.

— Comment, elle nous bravera insolemment !

— Ce n’est qu’une obstination puérile, ajouta madame Gérard. Je la connais : elle va se réjouir de nous avoir irrités. Laissons-la aller et finissons ces querelles. Henriette, vous réfléchirez, et vous comprendrez que vous avez eu tort de blesser un père et une mère qui vous aiment.

On n’admet donc pas, répondit la jeune fille, que moi je puisse être blessée et déchirée ?

— Non, dit fortement madame Gérard, on n’admet pas que vous érigiez vos chimères en événements importants, et, je vous le répète, j’en appelle une dernière fois à votre bon sens et à votre bon naturel : car ce serait vraiment une cruelle punition de Dieu de m’avoir donné une enfant aussi insensible et aussi égoïste que vous le paraissez. »

Pierre tourna le dos à Henriette, madame Gérard s’assit et prit son ouvrage. La jeune fille hésita une minute à dire quelques mots encore, puis se retira la tête droite, sans plier.

« Ah ! dit madame Gérard, si elle avait de la religion !

— Quel affreux caractère ! » s’écria Pierre.

Henriette rentra et s’assit sur une chaise, le regard fixe ; elle réfléchissait : son esprit et ses idées n’étaient pas tellement assurés qu’elle ne trouvât parfois que la raison et le sentiment étaient contre elle.

« Je les tourmente beaucoup, se dit-elle. Ils ne sont pourtant pas bien durs, et je comprends qu’ils doivent être exaspérés que je refuse. Mais si ce mariage leur échappe, ils ne seront pas beaucoup plus malheureux qu’avant. Jusqu’ici, ils ont vécu convenablement et sans s’affliger ; ce sera une belle occasion perdue pour eux, mais non un chagrin et un mal sérieux ; tandis qu’Émile, s’il m’aime toujours, qu’il soit malade ou qu’il ne puisse me donner de ses nouvelles, quel dédommagement aura-t-il si je ne tiens pas ma promesse ? Qui est-ce qui calmera sa colère ou son désespoir ? Je le vois triste, désolé, ne sachant où se mettre, ne mangeant pas. Ah ! si j’étais sûre qu’Émile fût comme moi, je n’aurais pas un instant d’hésitation et je renverserais tout !

« Hélas ! je n’ai de lui ni lettre ni bijou, rien ! Cela me donnerait tant de courage de toucher quelque chose qui eût été tenu par ses doigts. Il me semblerait le voir près de moi !

« Et maintenant que vont-ils vouloir faire ici ? Le temps passe ; ils sont impatients ! En bien, qu’ils me mènent à l’église : j’irai pour dire non ! Qu’ils me mettent au couvent : J’en sortirai. Je me ferai des amies de toutes les religieuses, je leur expliquerai pourquoi on m’a enfermée, et, dussé-je attendre jusqu’à ma majorité, il faudra bien qu’on me laisse aller ! Et si, au moment où je fais tous ces plans, Émile ne pensait plus à moi ! s’il était avec une autre jeune fille !…

« Ah ! ajouta-t-elle, si je crois cela de lui, il peut en croire autant de moi. Je ne peux pas savoir si c’est la vérité qu’on me dit ici ; si j’allais, pour une chimère, comme ma mère appelle cela, leur faire manquer tant de beaux projets et d’espérances sur la Charmeraye, après avoir causé du scandale, après avoir compromis la réputation de la famille ! Oui, mais, s’ils m’ont trompée sur Émile, je ne leur aurai jamais fait assez de maux. »

Henriette, par cela même qu’elle avait l’esprit plus large que les autres, avait pour eux plus d’indulgence qu’ils n’en témoignaient pour elle. Les esprits étroits tâtonnent bien moins, dans leurs appréciations des caractères, que des esprits larges et pénétrants. Ne creusant pas, ils n’aperçoivent qu’une surface toujours la même. Les autres, plus fouilleurs, amènent au jour les contradictions, les mobiles variés, les ressorts, un aspect enfin très compliqué et difficile à coordonner. Ainsi, Henriette, tout en dégageant nettement dans ceux qui l’entouraient l’égoïsme, l’étroitesse, l’insensibilité, croyait ensuite à de la sincérité, de l’affection et de la prévoyance.