Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 10

Poulet-Malassis et De Broise (p. 179-198).


CHAPITRE X


profond sentiment de la famille


Il y a des maisons dont la forme, la couleur, les recoins, indiquent ce qui s’y passe ou ce qui s’y passera, drame ou comédie. La maison des Tournelles n’avait pas d’expression propre, trahissante. Il y faisait clair ; des tapis dans les corridors, des papiers blancs des fleurs aux fenêtres, de la propreté, des parquets cirés ; aucun ustensile domestique ne traînait : on ne trouvait ni un balai, ni une lampe ou un torchon hors des armoires. Tous les meubles étaient recouverts de housses blanches, bien rangés ; dans la sa salle à manger, des porcelaines à chiffre, des théières, des compotiers, une grande table, des gravures. Pas de chambre rouge ni de chambre bleue, mais des chambres tendues en perse sans physionomie spéciale, à peu près semblables ; un aspect clair, méthodique, ordonné, froid, ni commun ni recherché, ni élégant.

Le curé, depuis quelque temps, poursuivait un grand dessein : il rêvait de réconcilier madame Baudouin avec madame Gérard et de fondre toutes les charités ensemble. Une sorte de zèle évangélique l’échauffait à ramener la concorde. Les gens qui n’ont pas l’activité des bonnes pensées s’attachent avec une ardeur de novice à celle qui leur arrive par hasard. Le curé se crut un saint Vincent de Paul, et, pendant son éruption de vrai christianisme, il fit plusieurs sermons onctueux, commençant tous par : Aimez-vous les uns les autres ! mes frères !

Il agit avec prudence et mystère, afin de ne pas désobliger madame Gérard. Il alla trouver le curé Durieu, qui eut un sourire fin lorsque son confrère lui apporta ses mots chrétiens, et qui ne demanda pas mieux, pensant à remplacer l’abbé Doulinet auprès de madame Gérard.

Le curé Durieu parla donc à madame Baudouin. Celle-ci fut enchantée de se lier avec une personne aussi importante que madame Gérard.

Le curé Doulinet put alors dire un jour aux Tournelles :

« Madame Baudouin serait toute disposée à faire cesser un état de choses fâcheux.

— Eh bien ! répondit madame Gérard, qu’elle vienne me voir ! Je n’ai jamais compris son antagonisme. Je ne l’ai jamais redouté non plus. Si elle veut venir à moi, je la recevrai bien. »

Les deux femmes étant ainsi préparées à cesser leurs hostilités, il devenait tout simple que madame Baudouin fît une visite. Seulement, comme l’abbé Euphorbe ne se vanta pas de ses menées, madame Gérard crut à un triomphe personnel. Elle imagina avoir contraint, par la seule force de son caractère et de sa position dans le département, madame Baudouin à subir son ascendant. Ce fut un des grands plaisirs de sa vie.

L’entrevue fut curieuse. Madame Baudouin était préservée de tout sentiment de gêne par l’assurance que lui donnaient sa fortune et sa nullité, et madame Gérard, par la certitude de sa supériorité.

L’abbé Durieu conseilla d’ailleurs à madame Baudouin d’éviter les allusions aux grandes dissensions, et de rester sur le terrain d’une fusion entre la Société de la Protection maternelle et celle de Saint-Vincent-de-Paul.

Madame Baudouin arriva avec un certain fracas, en grande toilette, dans sa calèche à deux chevaux.

« Mon Dieu, Madame, dit-elle en entrant, je viens vous entretenir d’un projet bien digne de votre intérêt. Je crois que pour l’avantage de ce pays nous devrions réunir en une seule les directions, jusqu’ici séparées, de nos établissements.

— C’est en effet, dit madame Gérard, une excellente inspiration, et vous m’avez devancée, Madame, dans l’intention où j’étais de vous le proposer.

— Nous sommes faites pour nous entendre, reprit l’autre, j’en ai l’agréable preuve en ce moment-ci.

— Madame, répliqua madame Gérard, je l’ai toujours pensé et même toujours espéré. D’après tout le bien que je sais de vous, je serai vraiment heureuse de votre coopération aux œuvres de bienfaisance et d’utilité dont j’ai pris l’initiative ici. Il y a tant d’existences précaires ! Une main secourable intervient quelquefois si à propos, au milieu des misères et défaillances du prochain, que j’avais toujours été frappée de la nécessité d’établir dans une ville que j’en verrais privée, une société, une maison, une institution, comme vous voudrez nommer cela, qui fût un signe visible et permanent de consolation et d’espérance pour les malheureux. »

Madame Baudouin fut extrêmement séduite par cette éloquence, et répliqua : « Ah ! Madame, ce que vous venez de dire si bien, je l’ai éprouvé comme vous, et c’est moi qui vais être heureuse de pouvoir jouir de votre connaissance. Vous avez une conviction entraînante…

— Vous êtes beaucoup trop bonne, dit madame Gérard, et je compte bien, de mon côté, avoir l’honneur et l’agrément de relations d’un genre plus intime, Madame, que celles où nous conduiraient seulement des nécessités d’administration et des réunions de conseils de surveillance.

— Oh ! Madame, s’écria l’autre, je serai bien flattée, de mon côté, puisque vous m’en témoignez un si aimable désir, d’entrer avec une personne aussi distinguée dans des relations qui ne me promettent que des avantages et des agréments.

— Alors, Madame, reprit madame Gérard après s’être inclinée, vous voilà fixée dans ce pays. Vous y plaisez-vous ?

— C’est mon pays natal, dit madame Baudouin ; mais j’y ai trouvé tant de changements, la société y est si provinciale… Ah ! que n’ai-je eu le bon esprit de vous connaître plus tôt ! »

Madame Gérard sourit superbement, comme une puissance à qui l’on rend hommage, et elle dit : « Nous, nous vivons en famille, d’une manière patriarcale.

— Ah ! la famille s’écria madame Baudouin en soupirant ; le sort est bien inégal ; moi, j’ai été fort malheureuse avec mon mari ! »

La grosse femme s’était senti un tel élan vers madame Gérard, qu’elle s’abandonnait à une confiance naïve et voulut lui conter toutes ses histoires. Mais l’autre n’aimait pas qu’on s’emparât de la conversation. Elle n’avait point reçu madame Baudouin pour l’écouter, mais pour en être écoutée, et elle lutta énergiquement par ses propres histoires contre celles de sa nouvelle amie.

« Ce sont les enfants. Madame, répliqua-t-elle, qui causent les grands soucis de la vie.

— Oh ! je n’ai pas eu la joie d’être mère, dit madame Baudouin ; mais mon mari…

— Je vous en félicite sincèrement, Madame, car lorsqu’on a une organisation sensible…

— Je le suis beaucoup.

— Je vous plains alors, Madame. Si vous saviez quelle énergie il faut pour dominer ou supporter les tracas, les contrariétés que donne l’éducation des enfants ! Ils sont si égoïstes, si ingrats ! Mais il faut remplir son devoir ici-bas !

— J’ai rempli péniblement le mien auprès d’un mari exigeant !

— Chacun a sa croix, dit madame Gérard ; mais je trouve que les enfants…

— Il était plus âgé que moi, n’avait aucun de mes goûts. Jugez quelle union !

— Ah ! reprit madame Gérard, j’ai cherché toutes mes consolations au pied de la croix

— Moi aussi, dit l’autre. Si Dieu ne nous soutenait pas !…

— Moi, Madame, je puis vous avouer glorieusement que je me suis convertie. J’ai commencé, comme beaucoup de jeunes femmes à Paris, par une grande indifférence pour mes devoirs envers Dieu. Je n’allais à l’église que le dimanche. Enfin, j’ai été touchée par la grâce, et je ne regrette qu’une chose, c’est que la lumière ne m’ait pas éclairée plus tôt. Aujourd’hui, devant les chagrins, je me réfugie en Dieu qui me donne la force de soutenir mes fardeaux.

— Le monde n’est bien que vanité ! dit l’autre. J’ai eu de la piété dès mon enfance…

— À présent, reprit madame Gérard, je suis régulièrement tous les offices de l’année. L’excellent abbé Doulinet veut bien me diriger, et je vous assure qu’un grand calme descend dans mon esprit sous la voûte de l’église, quand je m’absorbe en Dieu.

— Moi aussi, dit madame Baudouin. Mais, Madame, avec cette éloquence naturelle, vous avez dû ramener bien des esprits, vous avez le pouvoir de les convaincre. Mon ami, M. l’abbé Durieu, songeait à organiser des conférences pieuses pour la classe ouvrière. Personne mieux que vous, Madame, ne réussirait à édifier, à moraliser les pauvres femmes. »

Madame Gérard eut presque envie d’embrasser madame Baudouin, qui lui parut aimable, charmante.

Elle devina en celle-ci une amie, une confidente, qu’elle pourrait tramer à sa remorque.

« Ce serait, dit-elle, une œuvre bien tentante.

— M. l’abbé Durieu est un homme si remarquable ! ajouta madame Baudouin ; il vous conviendrait si bien ! Il me tarde que vous fassiez sa connaissance.

— Mais, dès que nous aurons pris jour pour nous réunir, dit madame Gérard, j’espère d’ailleurs le rencontrer chez vous, Madame.

— Si vous ne consultez que mon désir, ce sera donc bientôt.

— Je vous suis bien reconnaissante, Madame ; le plaisir sera au moins réciproque. »

Ensuite la conversation à dessus de miel continua sur Villevieille, sur les Tournelles, sur les robes, sur l’entretien des maisons, et à la fin madame Baudouin dit d’un air à la fois embarrassé et mystérieux :

« Il est peut-être indiscret de vous demander si, comme le bruit en court à Villevieille, vous comptez marier mademoiselle votre fille ; mais je me considère déjà à peu près comme une ancienne amie, et en tout cas je vous rapporte quel bruit court, afin de vous prévenir, si par hasard il était faux. »

Madame Gérard fut foudroyée d’abord, puis elle réfléchit rapidement que, comme on n’avait pas fait de mystère avec Mathéus, il était possible que lui-même en eût parlé.

« Je n’ai pas de motifs, dit-elle, pour vous cacher qu’en effet je m’en occupe, mais je vous en demande le secret. Vous savez que, tant que rien n’est arrêté, on ne se soucie pas de parler de ces choses-là. Notre intention n’était connue que dans le petit cercle des amis de notre famille.

— Je l’ai appris par hasard. C’est ma femme de chambre qui m’en a parlé la première, et, depuis, j’ai rencontré trois ou quatre personnes qui en paraissaient instruites.

— Je suis fâchée de cela, je voulais garder le silence encore quelques jours.

— Puis-je vous offrir mes services dans cette occasion ? On a souvent besoin d’intermédiaires. Quelquefois le temps manque.

— Je ne dis pas, Madame, que je n’accepte pas un concours offert de si bonne grâce, » dit madame Gérard, qui comprit le parti qu’on tirerait de la grosse femme complaisante, et qui l’invita à sa soirée.

Madame Baudouin partit tout imprégnée de madame Gérard, pleine d’admiration et de dévouement, bien décidée à lui faire oublier, par de bons offices, les mauvais procédés qu’elle avait eus à son arrivée.

Madame Gérard ne fut pas très inquiète des bruits de Villevieille, étant absorbée par le ravissement d’elle-même. Son bien-être fut encore augmenté lorsque Corbie lui apprit que Mathéus paraissait amoureux fou d’Henriette.

Henriette n’avait pu persister à se renfermer dans sa chambre ; elle redescendait aux heures des repas et le soir, mais éternellement morne, ne disant mot, souriant avec peine. Cette conduite impatientait et mécontentait son père et sa mère, qui, la voyant parfois apaisée et comme revenue à des sentiments plus raisonnables, ne comprenaient rien à ses rechutes.

En effet, elle passait par des phases de colère contre Émile, et cherchait à s’étourdir pour l’oublier ; elle devenait plus aimable, causait, riait, puis le feu s’éteignait et l’obscurité y succédait. Chaque jour il y avait des mouvements différents dans l’esprit de la jeune fille. Les oscillations entre les idées extrêmes étaient plus fréquentes. Elle dormait peu et mal, et le changement de ses traits augmentait.

Se défier de ceux qui l’entouraient, les soupçonner de lui cacher la vérité, la mettaient hors d’elle et la décourageaient jusqu’à l’effrayer et l’abattre. Elle se demandait ce qu’enfin on ferait d’elle.

Madame Gérard, triomphante, exaltée d’avoir conquis et assujetti madame Baudouin, trouva sa fille dans les larmes. Cette exception de tristesse dans une maison dont tous les murs sonnaient le contentement la froissa et la mit de mauvaise humeur. En femme sèche et dominante, elle ne concevait pas qu’on vécût en dehors de son influence ; elle voulait avoir un reflet sur tout le monde.

D’ailleurs les parents ont le droit reconnu d’être durs envers les enfants, et même cruels, au nom de l’autorité, de la raison, de l’affection et les légitimes ressentiments des enfants sont traités de révolte et d’ingratitude. Plus faibles, sans points d’appui, les enfants sont brisés par les familles. Ou bien, s’ils fuient, ils se mettent une tache au front.

Madame Gérard fronça le sourcil, ses lèvres se serrèrent, et Henriette vit sa figure dure et menaçante. Dans un autre moment, elle en eût été irritée de son côté ; mais sa force, distendue par les larmes, l’avait quittée, et il ne lui restait que de l’inquiétude et de la fatigue.

« Nous ne pouvons cependant tolérer ces folies, dit madame Gérard. Tu affectes envers nous une conduite inouïe. Tu veux nous inquiéter à plaisir, troubler notre tranquillité. Tu n’es sensible à aucune de nos bontés pour toi.

— Ah ! mon Dieu ! répondit Henriette, voilà ce qui me désole. Comment voulez-vous que je paraisse heureuse quand je ne le suis pas ?

— Si tu raisonnais, tu devrais l’être. Tu comprends, du reste, que dans ton intérêt nous devons exiger que tu n’affliges plus nos regards de ces mines désespérées, de ces bouderies puériles.

— Mais, dit Henriette, je ne demande qu’à rester dans ma chambre.

— Nous ne voulons pas que ta tête se trouble dans la solitude, ni que tu aies l’air de dresser une accusation contre nous chaque jour, en t’isolant, ou que tu donnes un spectacle ridicule aux domestiques et aux gens qui peuvent passer dans les couloirs, par tes sanglots et tes soupirs, qui ont la cause la plus futile. Quand il vient des étrangers et qu’on demande où tu es, nous ne pouvons pas répondre : Elle pleure, elle se désole. Pourquoi ? Parce que nous l’avons sauvée malgré elle. »

Henriette soupira et dit :

« On aura toujours raison contre moi.

— Raison pour toi, tu veux dire, reprit madame Gérard. Ton père est fort peu satisfait. Tu n’ambitionnes pas d’autre genre de vie que de nous contrarier, de nous être désagréable. Ton dépit est absurde et inconvenant.

— Ah ! dit Henriette, terrifiée de cette manière d’envisager ses tourments, et humiliée qu’on n’attachât aucune importance à ses sentiments, qu’on ne leur reconnût aucune racine, je ne suis pas de ceux qui cherchent à jouer un rôle. Si on pense que je fais une comédie, je changerai, mais qu’on n’exige pas de moi de la gaité, cela m’est impossible.

— Nous voulons que tu sois simple et convenable, voilà tout, et que tu ne mettes pas la maison à l’envers. »

Il parut si odieux à Henriette d’être accusée d’affectation, qu’elle résolut de cacher ses agitations ; et puis elle fut ébranlée. « Ils n’ont peut-être pas tort, se dit-elle. Si Émile ne voulait que s’amuser, je dois le mépriser. Il est peut-être inutile de s’entêter à le croire sincère et fidèle, puisque tout dit le contraire.

« Si on avait vu en lui une réelle affection pour moi, ils ne feraient pas ce qu’ils font ; ils me comprendraient, ils ne prendraient pas légèrement mon inquiétude ; ils s’alarmeraient, ils me consoleraient. Ils ont l’air de n’y plus songer et ils croient que je me joue d’eux. Ils savent peut-être de mauvaises choses sur Émile et ne veulent pas me les dire, ou bien ils se taisent, parce qu’ils trouvent que ce n’est pas la peine de parler de ce qui n’était pas sérieux. Il faut bien se distraire de ces impossibilités, ne plus y penser ! »

Enfin elle arracha de sa pensée tous ses troubles et se mit à dessiner. Le soir on la vit presque pareille à Henriette d’autrefois. Elle se demanda même s’il n’y avait pas ainsi un réel bonheur à ne plus songer aux choses pénibles, et elle se laissa aller aux caresses générales qui lui furent faites.

Le curé avait été tellement excité par ses succès dans la négociation Baudouin qu’il se risqua à parler du président à madame Gérard, espérant éloigner cet homme dont la société était pour lui une perpétuelle absinthe.

Un jour, après que madame Gérard eut terminé sa confession habituelle, M. Doulinet lui dit :

« Voilà que vous allez marier mademoiselle Henriette ; ne serait-ce pas une occasion de satisfaire aux lois divines et humaines en rompant définitivement une liaison avec M. de… une liaison mal définie… qui prête à… que l’on interprète… Peut-être se trompe-t-on… mais la présence de cette personne… vos enfants… il est temps… Vous avez du courage… je vous soutiendrai… la religion… »

Il s’embrouilla.

« Mais, dit madame Gérard, vous voulez parler de notre ami le président. C’est le meilleur ami de la famille, rien que l’ami. J’ai confiance en Dieu quant au passé, et n’ai point à m’accuser pour le présent. Je vous remercie de votre excellente sollicitude. »

Le curé rentra dans le rôle de spectateur et n’osa plus en sortir.

Or le président lui en voulait déjà et l’accusait d’intrigues à propos de la réconciliation Baudouin. Si M. de Neuville avait connu la tentative expulsative du pauvre abbé, il l’eût tourné et retourné sur des charbons tellement ardents, que M. Doulinet n’aurait pu y tenir longtemps.

Pierre, lui, continuait à se perdre dans les complications de sa machine. Comme pour renouveler un supplice du Tartare grec, chaque fois qu’il ouvrait les revues agricoles, il ne manquait pas d’y voir que quelque Anglais venait d’inventer sa dernière invention. Il avait construit, en petit, une dizaine de modèles fantastiques plus semblables à des engins de guerre du moyen âge qu’à des machines civilisées et qui tous refusaient le service. En outre, Aristide ayant eu l’imprudence de témoigner de l’intérêt pour les petits modèles barbares, il eut à soutenir une lutte vive contre son père, qui voulait l’employer à la menuiserie et à la serrurerie. Aristide avait beau se retrancher derrière le prétexte qu’il devait spécialement surveiller sa sœur, il fallut qu’il appelât sa mère à son secours pour être arraché à ces travaux pénibles à sa paresse.

Le procès avec Seurot était embourbé dans un déluge de pièces, d’enquêtes contradictoires, de délais, de citations, de confusions d’origines à réjouir cinquante avoués. Madame Gérard disait qu’elle plaiderait elle-même. Le président eut beaucoup de peine à la dissuader de ce dessein, qui souriait extrêmement à son esprit tracassier, avide de paroles et de beaux effets.

Mathéus, étant revenu une autre fois, vit Henriette, qui ne l’accueillit pas mal. La jeune fille s’efforçait de ne plus penser à Émile. Le vieillard lui parut grotesque, elle le fit parler un peu. Le vieillard était ivre comme un aigle qui plane dans l’air. Madame Gérard rendit sa visite à madame Baudouin, et le 28 mai, Henriette fut prévenue qu’on donnait un dîner où assisteraient madame Baudouin, Mathéus, l’avocat M. Vieuxnoir et sa femme, et qu’elle devait se mettre en toilette.

Ayant pris une robe qu’elle n’avait pas portée depuis les jours où elle était heureuse, et s’étant arrangé une coiffure qu’elle avait imaginée aussi à cette époque-là, la jeune fille s’attendait, en se regardant au miroir, à retrouver les traits d’alors. Le changement lui parut si grave, qu’involontairement elle se retourna, comme si elle eût pensé voir une autre personne qui aurait été derrière elle.

Elle se rendit compte de l’amaigrissement de sa figure. Les yeux s’étaient enfoncés ; sur les lèvres se creusait un pli particulier de dédain triste. Ceux qui n’avaient pas connu Henriette lorsque les joies de l’amour d’Émile lui donnaient un grand éclat, la trouvaient encore remarquablement jolie ; mais la beauté de la joie est plus belle, plus veloutée, plus musicale que celle de la tristesse. « Voilà l’état où il m’a mise, se dit-elle. Comme je suis changée ! Encore une mauvaise journée à passer. Qu’était-il besoin de ce dîner pour me montrer ce que je suis devenue ? Qui m’aurait dit, il y a trois mois, que je trouverais les heures si lourdes ? »

Henriette entra au salon avec une disposition de mauvaise humeur que chassèrent les exclamations de tout le monde à son arrivée.

« Qu’elle est charmante ! s’écria madame Baudouin, et quel air d’ingénuité !

— Oui, crois cela ! murmura le frère.

— Que dites-vous, Monsieur ? demanda madame Baudouin en se retournant gracieusement vers lui.

— Rien, rien, répliqua sèchement Aristide. Corbie sourit.

— Oui, voilà ma fille, s’écria Pierre ; un beau brin de fille.

— Ah ! dit Mathéus en prenant la main d’Henriette pour la baiser, on ne sait pas, après vous avoir regardée, si c’est un bonheur ou un malheur. »

Henriette ouvrit de grands yeux à ce compliment, et, pensant que Mathéus était de l’école de Corbie, elle regarda son oncle d’un air railleur.

Aristide, irrité, dit tout bas à Corbie :

« Voilà que ça va commencer. Il serait bien plus simple de la mettre dans une petite niche et de l’adorer.

— Que veux-tu ? dit Corbie, tant qu’on ne la connaît pas ! »

La femme de l’avocat était une petite femme mignarde et prétentieuse, faisant plus d’esprit qu’elle ne pouvait. Après le dîner, Aristide l’accapara pour ne plus entendre ce qui se passait autour de sa sœur, et lui tint des discours étranges sur divers sujets métaphysiques et psychologiques auxquels la petite femme provinciale répondit avec ardeur, en s’élevant à des hauteurs où Aristide perdit terre et confiance.

Près d’une fenêtre, M. Vieuxnoir, le curé et Pierre, parlèrent de sujets graves, tandis que madame Gérard, madame Baudouin, le président, Henriette et Mathéus, formèrent un autre groupe gros d’événements.

Madame Baudouin, grosse bonnasse, se mettait en quatre jours dans l’intimité des gens ; on aurait dit déjà une cousine germaine des Gérard. Madame Gérard avait recommandé au président d’animer la conversation pour faire sortir Henriette de sa coquille.

Mathéus, assis auprès de la jeune fille, lui parlait, peu à peu, presque à demi-voix.

« Pourquoi donc, dit madame Baudouin, cachiez-vous cette perle ?

— Oui, mais heureux ceux qui l’ont trouvée ! ajouta Mathéus en pliant sa grande taille raide et faible comme un arbre brisé.

— Oh ! Monsieur, dit brusquement Henriette, savez-vous pourquoi on n’aime pas à rester devant les magasins des parfumeurs ?

— Pourquoi ? répéta Mathéus étonné.

— Si vous ne devinez pas, ajouta-t-elle ayant le bon sens de retenir son impertinence, je garde mon secret. »

Madame Gérard avait encore prévenu Mathéus, tout familièrement, de ne point faire sa cour d’une façon trop transparente. Or, comme les compliments lui forçaient, pour ainsi dire, les lèvres, et qu’il était obligé de les contenir, le vieillard ne savait de quoi parler.

« Il est bien fâcheux pour nous, reprit-il, que vous ayez des secrets, mais je vous connais néanmoins.

— Vous me connaissez, Monsieur ! répondit Henriette railleusement incrédule. Vous ne m’avez vue que deux fois. » Et, intérieurement, elle ajouta : « Ce n’est pas assez voir, pour les gens de votre sorte ! »

« Oui, dit Mathéus, j’ai tout votre portrait, sauf quelques traits que vous seule pouvez me donner.

— Ah ! dit Henriette en le regardant avec attention, que vous servira-t-il de me connaître entièrement ? »

Mathéus aurait dit : « C’est que je vous aime ! » mais il était obligé de se voiler. Il fut embarrassé, et chercha je ne sais quelle niaiserie pour se tirer d’affaire.

« J’ai fait un pari avec votre oncle, répondit-il, le pari de deviner en peu de temps toutes les personnes qui sont ici, et je vous demande d’être mon complice pour m’aider à gagner. »

« Qu’est-ce que tout cela signifie ? » se demanda Henriette, qui cherchait à comprendre la momie, comme si elle eût eu réellement à déchiffrer quelque hiéroglyphe.

« Et c’est moi, ajouta-t-elle, que vous avez choisie la première pour sujet de vos observations. Il y a pourtant ici des personnes plus intéressantes que moi.

— Aucune à mes yeux, » dit vivement Mathéus.

Henriette s’amusait de la monomanie galante dont semblaient affligés tous les vieillards autour d’elle. Il ne manque plus que le président à la fête, » pensa-t-elle.

« Vous n’avez donc pas remarqué, reprit-elle, cette dame, madame Baudouin ? Voilà une personne distinguée par l’esprit et la beauté.

— Je n’y ai pas fait attention, répondit bonnement Mathéus.

— C’est cependant par elle que vous auriez dû commencer, au moins à cause des égards dus à l’âge.

— Vous vous moquez de moi, dit Mathéus charmé ; si vous saviez quel plaisir il y a d’être auprès d’une jeune fille spirituelle et charmante, vous ne voudriez pas si cruellement m’exiler.

— Spirituelle et charmante ! dit Henriette. Qui vous a mis cela dans la tête ? Et vous prétendez me connaître !

— Ah ! c’est que vous joignez la modestie…

— Voilà les parfums qui recommencent.

— Mais je suis sincère, dit Mathéus suppliant ; vous m’avez inspiré une grande affection. »

Henriette fut frappée de ces paroles, qu’elle comprit à contre-sens. Elle y vit une coïncidence avec son désir de trouver un ami, un protecteur ; mais le visage du vieillard protestait contre cette espérance, et elle se dit : « Que pourrais-je faire de cette marionnette ? »

Cependant, madame Baudouin, madame Gérard et le président échangeaient des sourires signifiant : « Cela va bien, ils se parlent. Henriette a l’air gai et en train. »

« Est-ce que ce que je vous ai dit vous a déplu, Mademoiselle ? demanda Mathéus.

— Non, Monsieur, » répondit Henriette, devenant un peu triste, parce que l’idée d’Émile venait d’entrer dans son esprit, à la suite des paroles du vieillard.

Celui-ci la regarda d’un air triste lui-même, ne sachant pas la cause de sa mélancolie, et ils ne parlèrent plus.

Madame Gérard s’en aperçut et fit une grimace de contrariété.

« Henriette, dit-elle, M. de Neuville vient de découvrir un Jouvenet chez un aubergiste des environs.

— Un vrai ? demanda Henriette.

— Oui, dit le président, signé, bien conservé.

— Aimez-vous Jouvenet ? demanda madame Gérard à madame Baudouin.

— C’est un peintre, n’est-ce pas ? dit celle-ci, peu au courant de la peinture.

— Oui, un grand peintre du temps de Louis XIV, reprit Mathéus, voulant paraître instruit devant Henriette.

— Ma fille ne l’aime pas beaucoup, je crois, dit madame Gérard.

— Non, c’est un homme qui met trop en scène, un exagérateur. Il est faux, maniéré, grossier. Du reste, il y a si peu de peintres !

— Ah ! dit madame Baudouin, je croyais qu’il y en avait beaucoup.

— De vrais ? oh ! non !

— Mais tenez, dit madame Gérard, Henriette fait des portraits très remarquables. Elle a de très jolies choses dans sa chambre, je vais les envoyer chercher.

— Bon ! dit Henriette, tomber de Jouvenet en mademoiselle Gérard, la chute est belle. »

Les peintures arrivèrent et passèrent à la ronde. Pour peu de chose, je crois qu’on aurait montré les chevilles d’Henriette à Mathéus.

Pierre s’avança à la fenêtre et dit : « Ma fille attrape très bien et très vite la ressemblance, elle pourrait faire un croquis de M. Mathéus, ce ne serait pas long. »

Henriette souriait en dedans en songeant à la jolie caricature qu’elle eût pu dessiner.

Mais Mathéus voulait se montrer poli.

« C’est à Madame, dit-il en montrant la grosse femme, qu’il faut faire ce plaisir. »

Madame Baudouin s’en défendit :

« Je ne veux pas tracasser ma charmante jeune amie ; ce sera pour une autre fois, si elle veut bien. »

Corbie, Aristide et madame Vieuxnoir firent de rudes critiques dans leur petit coin sur les peintures d’Henriette, et ce fut pour l’oncle et le neveu le point de départ de récits nombreux sur les traits si noirs du caractère de la jeune fille.

« Si Henriette ne dessine pas, dit madame Gérard, elle pourra nous faire un peu de musique.

— Oui, dit l’abbé, mademoiselle a un talent si suave !

— Un talent d’amateur de premier ordre, reprit le président brusquement. Un talent suave, cela ne classe pas.

— Je suis fou de musique, s’écria Mathéus. Ô mademoiselle ! rendez-nous tous heureux.

— Et vous, chère madame, demanda madame Gérard, que préférez-vous ? Bellini, Rossini ou les Allemands ?

— Oh ! tout, dit madame Baudouin. La musique, c’est toujours si beau !

— Voyons, madame Vieuxnoir, rapprochez-vous donc. Que vas-tu jouer ?

— Que mademoiselle joue ses morceaux préférés, dit Mathéus, je suis sûr qu’ils nous plairont.

— Non, dit Henriette avec un peu de dédain, je jouerai Pour les autres et non pour moi. Je ne suis pas d’avis de montrer mes sympathies en musique, avant d’être sûre qu’on les partage : j’aime mieux ce qu’on me demandera. »

Depuis que Corbie détestait sa nièce, il haïssait tous ces talents, qu’il appelait des enjôlements.

« Vois-tu, dit-il à Aristide, quand tu te marieras, défie-toi de tout cela.

Parbleu ! répondit le jeune homme, on sait où cela mène. »

Le salon était bien éclairé, les fenêtres ouvertes, l’air tiède ; beaucoup d’étoiles d’une lueur mate ; tout le monde en habits d’été de couleurs claires ; des abat-jour transparents adoucissaient la lumière des lampes. Sur une table on avait placé des fruits et des sirops glacés. Le sentiment des joies du bien-être et de l’aisance large vous saisissait au milieu de cette pièce fraîche, sentant bon, contenant des fleurs et abritant huit ou dix personnes souriantes. Henriette joua divers airs banals et célèbres. On l’applaudit beaucoup, sauf la mince petite madame Vieuxnoir, qui tapotait aussi du piano. La jeune fille commençait à être assez satisfaite de sa soirée, mais elle n’était pas quitte de ses exercices : on voulait que la représentation fût complète. Mathéus se serait jeté à genoux, l’extravagance lui entrait par tous les pores.

Le salon semblait rempli d’une gaîté générale : sourires, regards brillants, compliments. Cette atmosphère magnétisait Henriette.

Corbie, qui ne lui parlait jamais, s’approcha d’elle et, avec une fausse figure, des yeux embarrassés, des lèvres tremblantes, il lui dit :

« Allons, ma nièce, bon courage ! vous verrez que les talents mènent à quelque chose !

— Oh ! mon Dieu, non, » répondit sa nièce, ne voyant pas le sarcasme dans cette phrase.

Comme une ombre, Mathéus était attaché à elle. Profitant des conversations sur les arts qui s’engageaient entre toutes ces personnes qui n’y connaissaient rien, il s’efforçait de l’amener à lui apprendre ses goûts, ses désirs.

« Vous devez, lui dit-il, être sensible à l’harmonie de tout ce qui vous entoure, Mademoiselle, vous qui aimez la musique ?

— Comment comprenez-vous cela ? demanda Henriette.

— Je parle de l’aspect, de la couleur, de la forme des objets. Êtes-vous satisfaite de l’arrangement de ce salon, de la maison ?

— Oui, mais c’est un peu vulgaire.

— Pas assez riche ?

— Non, c’est une tournure particulière que je voudrais y donner, avec des choses encore plus simples.

— Ah ! dit Mathéus, je suis sûr que vous feriez des prodiges de goût. Votre mari devra vous laisser aller à votre guise et tout confier à vos inspirations.

— Mon mari, dit la jeune fille moitié triste, moitié moqueuse, et songeant de nouveau à Émile, ne sais quand il viendra !

— Peut-être attendrez-vous moins longtemps que vous ne pensez.

— Qu’en savez-vous donc ? s’écria-t-elle impérieusement, avec un éclat de voix qui attira l’attention générale.

— Que dis-tu, Henriette ? cria madame Gérard ; qu’est-ce qui t’anime ainsi ? Elle craignait qu’il ne fût survenu quelque heurt sur un écueil.

— Oh ! rien, ma mère nous causions, monsieur et moi. »

Alors madame Baudouin s’avança comme une grosse boule roulante, et vint prendre Henriette par la main.

« Voyons, ma chère enfant, nous allons vous mettre à contribution encore. Richesse oblige ; il faut se dévouer au bonheur des autres. On dit que vous récitez les vers à merveille. Vous allez nous en dire quelques-uns.

— Oh ! vraiment ? dit Henriette ; toujours moi ? On doit en être fatigué !

— Toujours vous ! Mademoiselle, répliqua Mathéus ; nous ne pouvons souhaiter rien de mieux.

— D’ailleurs, je vous tiens, ma belle enfant, reprit madame Baudouin. Chacun sa part : madame Vieuxnoir a eu la peinture, M. Mathéus la musique, les vers sont pour moi ; vous ne pouvez pas me refuser. »

Henriette, troublée des paroles de Mathéus, les commentait. Elle croyait qu’il connaissait Émile et aurait voulu lui en reparler. Ce qu’on lui demandait lui était désagréable ; elle savait avoir affaire à de ridicules enthousiastes, mais, n’ayant jamais eu de meilleur auditoire, elle se décida à en finir pour obtenir plus promptement quelque explication de Mathéus.

Henriette récita je ne sais quels vers parmi des transports sans fin, après quoi ce fut un gâchis de proclamations sur la poésie. Elle alla d’elle-même se rasseoir auprès de Mathéus. Madame Gérard et le président se touchèrent le coude.

« Que savez-vous donc ? dit Henriette au vieillard : vous m’avez parlé de mari.

— Ne savez-vous rien ? répondit Mathéus avec un sourire doux et fin, pour ainsi dire étranger à sa physionomie.

— Non ! je vous en prie, expliquez-moi ce qu’il y a. J’ai un si grand intérêt à le connaître !

— Vous êtes, comme je l’espérais, bien disposée. Vous comblez de joie un homme qui vous chérit, qui n’aspire qu’à une seule chose, ne pas être repoussé de vous ! »

Mathéus lui prit doucement la main comme jadis avait fait Corbie.

Quand il y a de l’orage par des nuits très sombres, un éclair fait jaillir subitement toute la campagne de l’obscurité. Henriette vit tout en un instant, elle pâlit et recula sa chaise.

« Qui cela ? dit-elle, vous, Monsieur, vous ? »

Tout fut suspendu par ces mots qu’on entendit clairement au-dessus de toutes les conversations. Mathéus fut atterré par le visage bouleversé de la jeune fille.

« Qu’est-ce que cela veut dire, Henriette ? » s’écria encore une fois madame Gérard très alarmée.

Tout le monde se leva, excepté le vieillard, qui regardait Henriette d’un air humble et craintif.

« Cela veut dire que vous vous entendiez tous pour me tromper ! répondit Henriette en fureur. Ainsi c’est pour Monsieur que vous m’avez fait jouer ces espèces de scènes de chien savant ? Que ne m’a-t-on aussi fait danser et montrer mes dents ? Vous espériez donc me prendre par surprise ? Je sais maintenant à quoi m’en tenir sur votre compte. Et vous, Monsieur, quelle est donc votre lâcheté ? On ne vous a donc pas appris que j’avais eu un amant et que je ne veux me marier qu’avec lui ?

— Non, dit Mathéus balbutiant, je ne le savais pas… mais il ne vous aime pas mieux que moi.

— Henriette ! Henriette ! cria madame Gérard d’une voix métallique, aiguë comme un sifflet, êtes-vous folle ? Ne craignez-vous pas de faire honte à toute votre famille ? Sortez d’ici !

— Non, dit Henriette, tant mieux s’il y a dix personnes ! Vous m’avez fait faire une abominable action, un crime ! Vous m’avez fait rire et chanter, tandis que j’aurais dû respecter l’absence d’Émile. Et cet homme ! et vous, Monsieur, vous ne saviez donc pas qu’on vous faisait jouer la comédie aussi ? »

Madame Baudouin dit à Henriette : « Calmez-vous, mon enfant, ce sont vos parents, ne leur manquez pas de respect… »

« Je vous défends de dire un mot de plus ! » cria Pierre à sa fille. Aristide ricanait et pensait à se jeter sur sa sœur.

« Je parlerai, répliqua Henriette avec plus de force, je parlerai parce qu’il y a quelqu’un pour m’entendre. Vous m’avez affreusement trompée. Vous avez dû… vous avez trompé Émile. Le mal que vous avez fait retombera sur vous. J’ai aimé Émile, oui, et je lui ai promis de l’épouser. Il est venu me demander en mariage à mam…, à Madame, et on m’a caché ce qui s’est passé. On nous a séparés par les plus odieux mensonges. Ah ! vous m’avez dit que vous aviez peur du scandale et du bruit : eh bien ! le voici, le scandale ! c’est vous qui l’avez voulu. Et vous, Monsieur, écoutez bien ceci : Émile, mon amant, est venu tous les jours pendant deux mois passer une heure avec moi. Et maintenant plût à Dieu que cela se sût à Villevieille, partout ; moi, je le publie hautement !

– Ah ! mon Dieu ! » s’écria Mathéus, qui se leva et marcha dans le salon en répétant ce : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! »

« Et je pense, Monsieur, continua Henriette toujours exaltée, que vous n’aurez plus envie de m’épouser, si vous êtes loyal. Ah ! j’accusais Émile, et ce sont eux qui ont tout fait ! Oui aujourd’hui même, en me voyant si changée, j’ai osé accuser Émile. Est-ce qu’ici on a jamais compris la générosité et la franchise ?… Et vous vouliez, continua-t-elle, me marier avec Monsieur qui est encore plus âgé que mon oncle, vous qui blâmiez les parents d’Eugénie Charrier l’autre jour !

— Quel Émile ? demanda à voix basse madame Vieuxnoir à son mari.

— Je ne sais pas, je ne suis pas au courant.

— Je ne suis pas fâchée d’être venue : on s’est amusé ! » dit la jeune femme.

Henriette sortit et ferma la porte avec violence. Elle remonta chez elle en courant, et, se jetant la face sur le lit, cria : « Émile, mon Émile, pardon ! viens ! viens ! »