Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 02

Poulet-Malassis et De Broise (p. 30-38).


CHAPITRE II


la campagne faite pour l’amour


Quoique Henriette ne lui eût pas donné de rendez-vous, Émile courut aux Tournelles, le lendemain, de meilleure heure encore, entraîné comme par des chevaux emportés.

Sa muraille à franchir le rendait toujours joyeux ; il eût peut-être été moins ardent sans cette muraille qui lui donnait la joie d’accomplir des prodiges d’agilité et de vaincre un danger.

Le jeune homme accourait, impatient de consulter Henriette sur le projet de mariage. Son espoir le poussait en avant, comme la vapeur qui chasse une locomotive sous sa puissance d’expansion. Mais le jeune homme commença aussi à avoir froid en réfléchissant qu’un refus pourrait bien être essuyé, malgré le premier accueil, surtout de la part d’une jeune personne élevée dans les principes de la convenance sociale, et qui ignorait sa position infime de petit employé. Sa hardiesse rentra au fourreau.

Cependant Henriette l’attendait déjà dans le parc, inquiète et remuante comme une alouette, avide de boire la conversation d’Émile, qui lui faisait l’effet d’une tasse de lait chaud et pur.

« Comment vous portez-vous ? lui dit Émile en lui tendant la main.

— Très bien, merci ; et vous ? » répondit Henriette.

Et cet abord les amusa beaucoup car ils se mirent à rire follement, y trouvant apparemment un comique particulier. Puis Henriette ajouta : « Voyons vos mains.

— Pourquoi ?

— Montrez-les-moi d’abord ; je m’expliquerai ensuite. »

Émile devina ce que voulait voir la jeune fille ; il cacha ses mains derrière son dos.

« Non, sérieusement, reprit-elle, je veux que vous me les montriez. »

Émile lui tendit ses deux mains enflammées et assez déchirées par les pierres du mur.

« Ah ! dit Henriette, vous voilà encore tout abîmé. Hier je m’en étais déjà aperçue, mais je n’avais pas osé vous faire de reproches.

— Oh ! qu’est-ce que cela ! s’écria Émile ; il ne manquerait plus que je n’eusse pas le droit de me faire une pauvre égratignure, si bon me semble. Je trouve que ce n’est point assez, au contraire. Je voudrais qu’il y eût plus de peine à arriver jusqu’ici : ce serait au moins une espèce de mérite. Le dernier petit paysan ne craint pas de s’exposer à se casser la jambe pour un nid d’oiseau. Vraiment je suis humilié que vous fassiez attention à si peu de chose.

— Je ne trouve pas que ce soit peu de chose, » reprit gravement Henriette.

Émile méditait une sorte de chemin couvert pour amener l’idée du mariage jusqu’à l’esprit d’Henriette. Il laissa donc tomber la grande question des mains et dit : « J’ai encore parlé de vous avec ma mère tout hier.

— Ah ! dit-elle vous êtes plus heureux que moi, je ne puis en ouvrir la bouche, je me ferme à tout le monde. »

Émile fut consterné. Bien ! pensa-t-il, voilà que de ce côté-là la route est coupée.

« Je ne puis me confier à personne », reprit Henriette, voyant sa tristesse et l’attribuant à une sympathie compatissante pour ses propres peines.

Alors on passa en revue les physionomies des hôtes des Tournelles, que la jeune fille lui expliqua à sa façon. Puis elle le renvoya bien plus tôt que la veille, parce qu’elle craignait que quelqu’un ne les surprît. Émile éprouvait une grande contrariété de n’avoir pu se soulager de ses beaux projets en les avouant ; mais il reçut une douce consolation, car Henriette, avant de le laisser partir, lui dit tout bas avec une délicate confusion : « Venez le plus souvent possible, à la même heure. » Elle n’avait pas osé dire : tous les jours ! quoiqu’elle crût Émile entièrement maître de son temps.

Émile jugea qu’il serait plus brave dans une lettre que dans un entretien. Malheureusement, lorsqu’il voulut écrire, il fut effrayé de l’incohérence apportée dans le style par la vivacité des idées, et il se décida de nouveau à parler quand même !

Tous les essais d’éloquence littéraire se faisaient au détriment de la besogne du bureau.

Du reste, madame Germain vint sans le savoir aiguillonner Émile. Elle lui demanda en plaisantant, et au milieu de sa première effervescence d’amoureux :

« Eh bien ! quand épouses-tu mademoiselle chose ? »

Ce mot de mademoiselle chose froissa le jeune homme ; il ne répondit rien, mais se dit qu’en effet et malgré tout il l’épouserait, et qu’il lui en ferait la proposition brusquement, dût-elle s’en fâcher ou en rire. Il passait la soirée à rêver avenir, fortune, et il couvrait ses papiers de petits chiffres, qui représentaient des projets de budget fabuleux pour le ménage futur. Au bureau, ses chefs s’inquiétaient de sa façon de travailler et de son irrégularité.

Madame Germain entrevoyait des inconvénients et même des dangers dans la passion d’Émile, et elle aurait aimé à se figurer que ce ne serait qu’une petite poignée de paille bien vite consumée.

Tout en adorant son fils, madame Germain n’était pas tout à fait heureuse avec et par lui. Elle avait à souffrir d’un caractère inquiet et faible, qui le rendait inégal, brusque, et parfois sans égards. Elle redoutait sa facilité grande à s’illusionner et plus grande à se décourager.

Émile fixa le lendemain comme le jour de la proposition. Il était bien décidé. La seule difficulté consistait à amener à point le petit discours. Il inventa plusieurs manières de s’en tirer, et ne put se résoudre à en choisir une seule. À la fin, il compta que les circonstances l’inspireraient, et il retourna aux Tournelles.

Émile enjamba donc de nouveau son mur, ne se doutant pas, dans sa chevalerie, du côte comique de ces perpétuelles grimperies, qui rendaient son existence d’amoureux plus laborieuse que celle d’un mousse.

Depuis qu’Henriette savait qu’il pouvait y avoir sur terre un coin, un nid où aller après avoir quitté cette maison des Tournelles, dont il lui semblait qu’on avait remplacé les pierres par des plaques de fer brûlant, elle rêvait au moyen de se délivrer, et, comme un prisonnier qui, longtemps renfermé dans une cour étroite et sombre, aperçoit tout à coup une porte ouverte sur une campagne vaste et admirable, elle vit le mariage avec Émile lui apporter la liberté la plus douce et la plus chérie.

En trois jours, la tête des deux jeunes gens avait si bien marché qu’il aurait fallu une catastrophe pour les arrêter. Toutefois, quand il eut rejoint de nouveau Henriette, et après le bonjour souhaité, Émile se trouva si empêché de lui dire qu’il voulait se marier avec elle, qu’il resta silencieux, plein d’angoisse et de dépit. Elle-même ne parlait pas, réfléchissant à la même chose. Ils marchaient à côté l’un de l’autre.

Les amoureux n’aiment guère à ne pas parler ; le mot le plus insignifiant leur paraît préférable au silence. Entendre la voix ! cela vous touche par tout le corps comme une impression électrique, tandis que, dans le silence, on a toujours à craindre qu’il ne commence à se creuser quelque fossé sur lequel, plus tard, on ne pourra plus jeter un pont. En amour, tout devrait se passer par chants et par musique, comme à l’Opéra.

Au bout de deux minutes, Henriette dit à Émile

« À quoi pensez-vous ? »

Il fallut à celui-ci un grand effort pour arracher de ses lèvres cette réponse

« À vous. »

Henriette crut sentir une caresse en entendant ce mot. Toutes les sensations chastes les plus voluptueuses ne peuvent se comparer à ce qu’elle éprouva.

Si seulement il avait fait nuit, Émile aurait tout dit d’un seul trait. Au grand jour, il se défiait de sa contenance.

Henriette n’osait lui demander plus de détails, et elle chercha à les obtenir par des feintes subtiles.

« Est-ce bien sûr ? dit-elle ; je ne crois pas que je vous occupe autant ; ce serait une grande présomption de ma part de m’imaginer que vous dites la vérité. »

Cette petite coquetterie artificieuse peina Émile, qui crut sérieusement qu’on ne le jugeait pas sincère.

Il avait l’air d’un suppliant en répondant :

« Si, vraiment, je vous assure que je pensais à vous.

— Je vous en remercie, » dit Henriette presque haletante. Sa respiration était suspendue par le désir d’entendre le reste.

Mais Émile se livrait de grandes batailles pour se forcer à en dire davantage, et, comme le combat resta indécis, la conversation s’arrêta là ; le même mortel silence redevint le maître.

« Est-ce que votre mère vous a encore parlé de… ? dit Henriette, sans terminer sa phrase.

— De… ? demanda Émile, feignant de ne pas comprendre.

— De nous, dit Henriette.

— Oui, » reprit le jeune homme d’un air grave qui promettait de grandes révélations.

Henriette ne fit pas d’autre question.

« Oui !… répéta Émile en soupirant fortement.

— Est-ce qu’elle… est mécontente ? dit la jeune fille.

— Oh ! non, s’écria Émile, qui venait de trouver un canal, tortueux comme les strette de Venise, pour s’expliquer, et qui allait se lancer là-dedans avec joie. Non, ma mère avait pensé à me marier depuis quelque temps. »

Henriette reçut un choc dans son cœur, qui devint cruellement agité, car elle ne s’attendait pas à ce que ces pensées de mariage vinssent tout à coup au jour, et, comme elle ne savait pas bien ce qui se passait en son nouvel ami, elle eut peur d’une mauvaise nouvelle.

— Oui, reprit Émile, ma mère dit qu’il faut se marier, qu’il y a de grands avantages à cela, surtout en province. En se mariant jeune, on peut toujours s’aimer. L’avenir d’un jeune homme se trouve accéléré de dix ans… Je crois qu’elle a raison…

— C’est possible ! répondit Henriette, sentant une vague terreur qu’il ne s’agît d’une autre jeune fille, et cependant comprenant qu’Émile ne serait pas venu exprès pour lui parler, à elle, d’une autre personne. Une petite envie de se venger de l’anxiété que lui causaient les ambiguïtés du jeune malicieux se mit aussi de la partie dans sa tête.

— Est-ce que vous n’êtes pas de cet avis-là ? demanda Émile, qui s’amusait à la tourmenter.

— Je ne sais pas, dit-elle. Si quelqu’un vous plaît, vous ferez peut-être bien de l’épouser ; je ne me suis guère occupée de ces idées-là. »

Émile fut troublé à son tour et craignit de commettre quelque maladresse.

« Moi, dit-il, cela m’a remué toute la cervelle. À présent, je me vois toujours marié, et je ne vois rien de plus beau. Il me semble être dans mon appartement, avec ma femme, seuls, libres, maîtres de nous, ayant tout l’intérêt d’une vie qu’on règle soi-même. Je vois nos deux fauteuils, le feu dans la cheminée, la lampe sur la table, ma… femme… d’un côté, moi de l’autre, causant ou lisant tout haut. À nous deux, nous… »

Henriette baissa la tête en rougissant. Ce mot : à nous deux, battait dans son cœur comme le bourdon d’une cloche. Émile était toujours inquiet.

Henriette releva la tête, regarda le jeune homme, et, rencontrant ses yeux, rebaissa les siens.

« Mais enfin, dit Émile, que me conseillez-vous ? croyez-vous que je ferais bien…

— Vous voyez tout si en beau ! dit-elle… Vous paraissez enthousiasmé ; d’ailleurs, si votre mère vous le conseille, et puisque vous êtes tout disposé, je ne crois pas que vous ayez besoin de consulter les autres… C’est bien bon de votre part, même, de confier vos affaires à quelqu’un que vous ne connaissez pas depuis longtemps… Moi je souhaite que vous soyez heureux ; si cette… personne vous plaît… pourquoi ne pas l’épouser ?

— Mais vous ne savez pas qui c’est, dit Émile d’un air narquois.

— Oh ! je ne tiens pas à le savoir… cela ne me servirait pas beaucoup, je crois.

— Oh ! en effet, dit Émile, mais cela pourrait peut-être vous déterminer à me donner le conseil que je vous demande.

— Mais, dit Henriette, ce n’est pas à mon âge qu’on peut donner des conseils sur une chose aussi importante. Il faudrait que j’y réfléchisse.

— Enfin, reprit le jeune homme, je vois que vous personnellement, vous êtes ennemie du mariage, et que vous pensez qu’il ne faut jamais se marier…

— Je ne dis pas cela.

— Alors, dit Émile, il a dû être question déjà dans votre famille de vous faire passer aussi par ce chemin-là. Vous avez bien dû voir quelques prétendus.

— Oh ! non, jamais ! s’écria vivement Henriette, il n’en a jamais été question.

— Eh bien ! si par hasard il s’en présentait un, est-ce que vous lui conseilleriez de se retirer ? »

Henriette était dans un embarras divin ; elle jouissait de se laisser forcer petit à petit à avouer ses chers désirs.

Elle ne répondit pas, afin que M. Émile, avec tous ses détours, fût obligé d’arriver front découvert.

« Vous ne vous en soucieriez pas beaucoup ! » dit Émile, recommençant à avoir peur et devenant beaucoup plus grave, car Henriette restait immobile et ne disait rien. Le jeune homme ne pouvait même voir son visage.

« Ainsi, Mademoiselle, reprit-il d’une voix émue, il ne faudrait pas songer… à vous demander en mariage… »

Il attendit quelques secondes, ne voyant plus rien, pris de vertige… Il sentit enfin la main d’Henriette serrer doucement la sienne, et la jeune fille répondit d’une voix basse et faible, mais bien distincte, bien douce :

« Si ! »

Émile était comme un condamné à mort tout à coup gracié. Dans l’élan de sa joie, il saisit Henriette dans ses bras et l’embrassa comme un fou.

Ce baiser fut une action imprudente, car une sensation étrange et nouvelle se logea dans leur cœur, pour ne plus leur laisser de repos. La fièvre et le trouble s’emparèrent d’eux, et les consumèrent désormais de préoccupations âcres, qui dominèrent l’idée du mariage et qui devaient pour ainsi dire être punies plus tard.

« Vous m’avez fait bien peur pendant un moment, dit Émile.

— Comment cela ?

— J’ai cru que tout était fini, que vous ne vouliez pas : cela me donnait la même angoisse que lorsqu’on se sent tomber de haut.

— Oh ! dit Henriette, j’avais bien pensé au mariage, de mon côté, dès que je vous ai vu ; mais, aujourd’hui, vous aviez l’air de parler d’une autre !

— J’étais si embarrassé que je ne savais comment m’y prendre

— Et pourquoi ?

— Je craignais de vous déplaire.

— Ah ! Dieu ! je ne pouvais pas me douter que vous aviez cette pensée-là : moi qui attendais avec tant d’impatience que vous vous expliquiez… Mais pourquoi craindre de m’être désagréable ? »

Émile rougit et hésita à répondre.

« Pourquoi ? dites-moi, » répéta Henriette avec sa douceur la plus douce, qui était comme une clef avec laquelle elle ouvrait tous les secrets du jeune homme.

« Eh bien, dit-il avec un peu d’embarras, je ne suis pas grand’chose : je n’ai qu’une petite place à la sous-préfecture.

— Petite ou grande ! dit Henriette, sans vous, que serais-je devenue ? On ne sauve pas plus complétement quelqu’un qui se noie que vous ne me sauvez en voulant bien m’épouser. Je n’ai jamais pensé un seul instant que vous pouviez être riche ou point riche, quand vous vous exposez pour venir me trouver et me faire passer les meilleurs moments de ma vie… »

Émile lui baisa la main pour la remercier : il n’avait pas de paroles !

« Maintenant, ajouta-t-elle avec une espèce d’indécision, il y a les parents !…

— J’irai les trouver… dit Émile.

— Quand comptez-vous y aller ?

— Le plus tôt possible… »

En ce moment le chapeau de l’oncle Corbie apparut au loin, derrière une petite ondulation de terrain, puis sa grosse tête, puis son gros petit corps comique.

« Vous verrai-je demain ? dit Henriette à Émile.

— Oui, oui, je l’espère ; à moins qu’il n’y ait quelque chose d’extraordinaire, » répondit-il du haut du mur où était déjà monté. Quelques plâtres tombèrent à terre, détachés par ses efforts, et Henriette l’entendit s’éloigner rapidement.

Se retournant, elle vit l’oncle Corbie qui s’agitait de tous les côtés, ayant l’air de chercher à apercevoir quelqu’un ; et, en effet, comme elle était obligée de sortir du taillis, il parut se diriger vers sa nièce dès qu’elle fut en vue. Henriette considéra du coin de l’œil la démarche grotesque de l’oncle qui roulait comme une boule ; puis, comme il ne l’amusait pas, et à cet instant surtout, elle feignit de ne l’avoir pas vu et se coula lestement d’un autre côté, bien sûre qu’il ne la rattraperait pas. Corbie s’arrêta tout désappointé, puis essaya de couper à travers une pelouse pour rejoindre la direction qu’avait prise Henriette ; mais, comme ce fut parfaitement inutile, il se décida à cesser sa chasse et à rentrer à la maison.