Le Malheur d’Henriette Gérard/Chapitre 01

Poulet-Malassis et De Broise (p. 5-29).



CHAPITRE Ier


les pantins avec leurs ficelles


À une demi-lieue de Villevieille, chef-lieu d’arrondissement, se trouve une jolie propriété qu’on appelle les Basses-Tournelles.

La maison d’habitation est gaie, le parc assez grand. Les terres qui en dépendent, très fertiles, produisent un revenu d’environ quinze mille francs.

Cette maison gaie, entourée de gazons et de jeunes bois, a renfermé une famille dont les troubles intérieurs et les catastrophes ont beaucoup préoccupé le pays, d’autant plus qu’elle avait d’abord paru fort unie, et d’apparences presque patriarcales, sous lesquelles la malignité provinciale eut quelque peine à démêler les plaies et les désordres.

Le père, M. Pierre Gérard, s’était placé à la tête de l’agriculture de l’endroit et les gens qui considéraient le propriétaire important, l’éleveur de beaux bœufs, ne s’inquiétaient pas de la largeur de son sens moral, et n’analysaient point sa physionomie rusée, matérielle et un peu basse.

La mère, femme de quarante-deux ans à peu près, dure et froide de visage, représentait, pour la société de province, un type de distinction parisienne. On accordait à madame Gérard la réputation de la femme la plus spirituelle du département. Elle avait pris l’initiative de la charité et de la philanthropie dans le pays, où quelques établissements de bienfaisance se fondèrent par ses soins. Un prêtre estimé à Villevieille, M. Euphorbe Doulinet, curé d’une des paroisses de la ville, était son directeur et semblait posséder une grande influence aux Basses-Tournelles.

Les personnes qui furent invitées chez madame Gérard, et qui lui rendirent des visites, virent toujours dans son salon M. le curé Doulinet, qui était le commensal assidu et respectable de la maison et M. Moreau de Neuville, président du tribunal de Villevieille, qui passait pour un esprit caustique et un homme de la meilleure compagnie.

Ce ne fut que plus tard qu’on fit des réflexions sur la présence continuelle du président aux Basses-Tournelles, où il dînait presque tous les jours, et l’on remarqua aussi que la nomination de M. de Neuville, à Villevieille, suivit de quelques semaines à peine l’arrivée des Gérard.

On s’intéressait à une belle jeune fille qui travaillait ordinairement près de la table, dans l’ombre de l’abat-jour, et à un gros garçon de vingt ans, plein de santé, qui ne disait jamais rien quand il y avait des étrangers.

On admirait le talent musical de mademoiselle Henriette Gérard, et on louait la modestie de son frère Aristide.

Enfin le frère de Pierre, l’oncle Corbie Gérard, être d’un aspect fortement campagnard, complétait les réunions de famille quotidiennes. Celui-là n’habitait pas sous le toit de madame Gérard. Il s’était installé dans un petit village tout proche, appelé Bourgthéroin, où il vivait avec ses quatre mille livres de rentes, soigné par une vieille servante. Mais, comme le curé et le président, Corbie passait sa vie aux Tournelles.

« Quelle union ! disait-on, ce père et cette mère qui passent toutes leurs soirées avec leurs enfants, leurs amis, leur frère ! Le travail, la charité, la bonne éducation ! »

Telles furent les exclamations à Villevieille pendant les premiers mois !

Puis, lorsque la situation du président dans le ménage eut été un peu éclaircie aux yeux des plus pénétrants, il se manifesta quelque hésitation parmi la société de la petite ville, et une certaine fraction très rigoriste commença à montrer de la froideur envers les Gérard, dont la considération officielle ne fut cependant pas amoindrie.

Or, la famille seule, par sa force d’organisation et la puissance de l’habitude, maintenait réunis la plupart des personnages dont j’ai parlé, que divisait au contraire profondément la lutte des passions et des caractères.

Ce petit monde tendait à une dissolution et était rempli de querelles secrètes, de paroles aiguës et d’inimitiés sourdes qu’une succession d’événements, partis d’une origine inattendue, fit grandir et éclater en quelque temps.

Ainsi, un matin, Pierre Gérard entendit du bruit dans la chambre de sa femme et reconnut qu’elle paraissait irritée contre sa fille dont la voix douce, mais par moments mordante, répondait brièvement, d’une façon un peu hautaine.

Le mécontentement apparut un instant sur la figure de Pierre. Il se leva, hésita, puis quitta son cabinet, passa, en marchant sur la pointe du pied, devant la porte qui le séparait de sa femme et de sa fille, et descendit dans le parc.

« Comme cela, se dit-il avec satisfaction, je suis en dehors de l’affaire ! »

Mais, comme s’il eût été destiné, ce jour-là, à recevoir quelque grave leçon, un autre petit tableau de la discorde lui apparut encore dans son jardin.

Pierre avait pris une allée qui conduisait à un petit bosquet où, ordinairement, on allait s’asseoir pour lire et causer. Là se trouvaient son frère, le curé et le président. Il put écouter quelques phrases avant qu’on s’aperçût de son arrivée.

« Est-ce vous, monsieur le curé[1], dit Corbie d’un air chagrin, qui auriez défendu à Henriette d’aller au bal ce soir ?

— Mais non, répondit le prêtre, madame sa mère y va et l’accompagne.

— Parbleu ! s’écria le président, c’est évident ; il y a là-dedans quelque bon conseil en dessous main !… une petite question de péché finement soulevée.

— Vous vous trompez, répliqua M. Doulinet, j’ai assez de confiance en madame Gérard pour ne pas la contrarier dans tout ce qu’elle juge convenable de faire.

— Voyez-vous cela, reprit railleusement le président, qui montrait une intention malveillante ; vous êtes déjà assez avancé pour avoir tant de confiance. Décidément vous rendez les environs de Villevieille dangereux. »

Le curé ne comprit pas la perfidie de M. de Neuville.

Pierre entra alors dans le bosquet.

« Bah ! dit-il, mon cher Moreau, il ne faut pas jeter la pierre à M. l’abbé. »

Le président se tut immédiatement.

Le curé dit à Pierre :

« Eh bien je vais aller retrouver madame Gérard. Voici notre heure de recueillement. »

M. de Neuville fit une figure très longue, et suivit, avec des yeux armés d’une singulière irritation, la soutane de M. Doulinet, qui se balançait à travers les arbres.

« L’influence des prêtres dans les maisons ! » laissa-t-il échapper avec une évidente mauvaise humeur.

Pierre le regarda d’une certaine façon ironique, et reprit :

« Mon cher Moreau, si vous rentrez à la maison, faites-moi donc le plaisir de dire au domestique de m’apporter mon chapeau rond. »

Puis, sans attendre la réponse, il ajouta : « Qu’y a-t-il donc ? j’ai entendu ma femme s’animer tout à l’heure. Quelqu’un de vous est-il au courant de ce qui se passe ? »

Enfin, comme s’il emmêlait toutes les idées, ou se rappelât une chose qu’il voulait dire un moment auparavant, Pierre continua : « Vous n’avez rien à craindre de l’influence des prêtres, mon cher Moreau, depuis douze ans que vous êtes des nôtres. »

Le président devint légèrement rouge ; mais, se tournant vers Corbie, que tous ces mots à ressort secret laissaient fort indifférent, M. de Neuville lui dit :

« Expliquez donc à votre frère qu’Henriette ne veut pas aller au bal.

— Et sa mère se fâche ? demanda Pierre.

— Vous devriez insister vous-même auprès d’Henriette.

— Oh ! sa mère a de plus grands talents diplomatiques que moi !

— Ce serait dommage ! dit Corbie. Henriette est la plus jolie aux bals de Villevieille.

— Elle a un rude caractère, cette petite entêtée-là, dit Pierre. Je ne suis pas fâché qu’elle donne un peu de mal à ma femme.

— Il y a des jours où elle est charmante, ajouta le président ; mais quand elle se forge ses idées !…

— Dans le fait, on n’y comprend plus rien ; elle a aussi pris l’habitude d’être impertinente et dédaigneuse.

— Oh ! dit Corbie, elle a tant de talent et d’esprit, pourtant !

— Je crois qu’elle s’ennuie, reprit le président.

— Raison de plus pour aller au bal, s’écria Corbie.

— Elle ira, dit Pierre ; ma femme finit toujours par en venir à bout. »

Le refus de la jeune fille d’aller au bal paraissait remplir toute la maison de trouble, car Aristide arriva à son tour.

« Ça m’aurait bien étonné, dit-il, si elle avait voulu venir là-bas ce soir. Mais, comme toujours, on va trouver ça charmant ! C’est toujours si beau… tout ce qu’elle fait ! »

Aristide était un garçon dont l’éducation, un peu trop rustique, n’avait raffiné ni les manières ni le langage. Son père ne tenait pas beaucoup à l’élégance, et les résultats obtenus par ce système sur Aristide montraient que malheureusement il avait tort.

« Oh ! c’est égal, reprit Corbie, elle a bien des qualités !

— Oh ! répliqua Aristide, parce que tout le monde le dit.

— C’est bien, ajouta Pierre, qui ne jugeait pas utile l’intervention de son fils dans cette grave affaire ; va me chercher mon chapeau.

— Ce n’est pas à elle qu’on donne des commissions ! » murmura, en s’en allant, Aristide, qui, du reste, envoya le domestique, à sa place, porter le chapeau.

Pierre partit pour ses fermes ; le président retourna au salon avec Corbie, que les intentions d’Henriette semblaient tenir dans l’anxiété.

Le combat continuait entre madame Gérard et sa fille.

« Enfin s’écria la mère en voyant entrer Corbie et M. de Neuville, et les prenant à témoin : je voudrais bien savoir quels sont tes vrais motifs de rester ici ce soir.

— Mais je l’ai toujours dit, répliqua Henriette je n’aime pas le monde, la toilette m’est insupportable ; je préfère me coucher de bonne heure et bien dormir. On connaît cependant mon indolence !

— Alors, c’est par système philosophique, reprit madame Gérard avec un sourire dédaigneux ; mais la philosophie commande aussi de suivre les convenances !

— Je suis mal à mon aise au bal… je m’y ennuie ; les gens de Villevieille n’ont rien de bien intéressant.

— Non, non ; tu as quelque raison particulière que tu caches. Mais j’ai mes raisons, moi aussi, de ne pas tolérer ce parti pris d’obstination et de censure que tu affectes ici maintenant.

— Oh ! dit Henriette, il n’y a là ni obstination, ni censure ! Vous faites les choses plus graves qu’elles ne sont. Je voudrais éviter une soirée d’ennui, voilà tout… je le répète. D’ailleurs, j’irai, puisqu’on y tient ; mais je n’ai rien de prêt.

— Je le sais bien ; tu t’es arrangée de façon à n’être pas prête. Mais je te coifferai moi-même, s’il le faut. Je ne veux pas te laisser le plaisir de nous contrarier. C’est par trop ridicule !

— Est-ce moi qui ne suis pas d’accord avec les autres ou les autres qui ne sont pas d’accord avec moi ? répondit Henriette.

« Au fait, reprit-elle, puisque c’est une si grande question d’État, je vais aller voir là-haut si je n’ai pas encore des gants et des rubans frais, afin que le public ne soit pas mécontent quand on m’exposera devant lui.

— Ah ! vous y viendrez ! » s’écria l’oncle Corbie enchanté.

Il la suivit hors du salon et lui demanda

« Voudrez-vous danser avec moi, quoique… Enfin si je vous invite ?

— Certainement, dit Henriette en souriant, rien n’est plus convenable. »

Le président et madame Gérard, restés ensemble, causèrent à demi-voix.

« Mon cher Charles, cette petite fille a un esprit insolent qui me met hors de moi. Cette tranquillité en vous disant des choses désagréables est exaspérante.

— Je crois, répliqua M. de Neuville, que des formes trop impératives la froissent un peu.

— J’ai peut-être des torts envers elle, allez-vous dire ? reprit madame Gérard.

— Ma chère amie, personne n’a de torts ici…

— Je trouve qu’elle en a…

— Des caprices d’enfant ne sont pas très importants.

— Vous avez raison de prendre son parti : elle est toujours fort aimable pour vous.

— C’est ce dont il ne faudrait peut-être pas nous plaindre.

— Mais je ne lui en fais pas un mérite. Je me suis toujours assez bien comportée envers elle pour qu’elle n’ait rien à me reprocher.

— Ne la croyez-vous pas pénétrante ?

— Oh ! elle n’a que de l’amour-propre. »

Comme on le voit, Henriette était jugée diversement par les siens, et, en général, avec plus de malveillance que de tendresse.

Du reste, voici pourquoi cette jeune fille se refusait à aller au bal contre le gré de sa famille, et ce n’était point, en effet, la première résistance qu’elle eût faite aux désirs des siens, à leurs goûts, à leurs penchants ou à leurs sentiments. Au moment où ces récits commencent, une sorte de lutte s’engageait entre elle et ses parents.

Depuis longtemps elle songeait qu’elle ne vivait point dans une bonne atmosphère, au milieu des quelques difformités morales qui, on a pu l’entrevoir déjà, affligeaient la famille Gérard.

La jeune fille, animée par une droiture inexpérimentée naturelle à la jeunesse, souffrait de se trouver parfois en hostilité avec son entourage. Mais, froissée par des sentiments qui n’étaient point très élevés, elle ne pouvait se défendre de manifester un peu d’éloignement pour l’infériorité morale du petit monde des Tournelles. Elle aurait voulu retenir souvent l’expression de ses contrariétés ou de ses répugnances, mais les chocs devenaient inévitables et chaque jour plus fréquents.

Henriette était toujours disposée à prendre le contrepied des opinions préconisées par ce groupe de personnages, dont les défaillances lui semblaient une mauvaise recommandation de sens et de dignité.

Partant de ce principe, fatalement, forcément enraciné dans son esprit, que sa famille ne pouvait juger avec une autorité légitime le bon ou le mauvais, l’honnête ou l’inconvenant, Henriette se défiait de toutes les idées et de toutes les actions de ses parents et de leurs amis, et croyait préférable de s’appuyer sur ses propres instincts, sans savoir qu’elle s’exposait ainsi à des erreurs et à de cruels mécomptes.

La jeune fille était le plus souvent triste, et eût vivement désiré connaître quelqu’un qui lui fût sympathique, en qui elle eût confiance et qui rafraîchît un peu son esprit par des conseils salutaires, des idées plus larges.

Elle n’aimait point à sortir, tenait en aversion la société de Villevieille, et n’avait pu se faire d’amies de son âge, ni rencontrer quelque femme âgée, éclairée, douce, de bon sens et d’esprit, à laquelle elle se serait attachée passionnément ; car elle souhaitait avec ardeur trouver sur sa route une personne d’une intelligence plus élevée que n’était celle des gens de Villevieille et des environs.

Quoi qu’il en soit, elle ne se doutait pas, ce jour-là, que ce bal, où elle ne voulait point se laisser conduire, allait avoir une grande influence sur sa destinée.

En effet, ce fut là qu’Henriette fit la rencontre d’un jeune homme nommé Émile Germain, dont la physionomie laide, mais pleine de bonté et d’esprit, sortait des types auxquels elle était habituée.

La jeune fille eut subitement la révélation du laid moral et du grotesque en comparant ce corps svelte, ce quelque chose qui lui parut bon à regarder, avec la carrure et le gros ventre de Pierre Gérard, la taille courte et trapue de Corbie, la longue et triste figure du curé, et la petite tête de singe sur un corps de bois du président au tribunal de Villevieille.

Henriette plut aussi au jeune homme, et ils se regardèrent assez souvent pour comprendre qu’il fallait finir par se parler. Émile vint inviter la jeune fille à danser, et, sans se rendre bien compte de ce qui se passait entre eux, le sourire dont on l’accueillit lui sembla un soleil auprès des sourires des autres jeunes filles. Henriette ne pouvait croire qu’un bal fût si lumineux et si gai.

Dans le dernier intervalle de la contredanse, Émile, après avoir beaucoup cherché et choisi entre cent questions, lui demanda :

« Habitez-vous Villevieille ?

— Non, Monsieur, répondit-elle ; nous demeurons aux Tournelles. »

Henriette se sentait, avec étonnement, portée à dire mille choses presque intimes à Émile, et se résistait à elle-même. Il lui sembla qu’elle venait de faire une confidence grave, parce qu’elle sentit que celle-là venait d’ouvrir une porte par où pouvaient en passer beaucoup d’autres.

Émile sourit d’un air joyeux et étonné.

« Je connais les Tournelles, dit-il j’allais chez M. Bertet, qui avait la propriété avant monsieur votre père. J’ai joué bien souvent dans le parc, autrefois. »

La fin du quadrille coupa brutalement cette première racine de conversation, mais pour lui donner plus de force et de vie dans l’esprit des deux jeunes gens. Ils furent très frappés de ce hasard qui les avait amenés tour à tour dans la même habitation, et, certainement, l’idée qu’ils se retrouvaient ensemble après avoir passé, sans le savoir, dans les mêmes lieux, fut un lien entre eux. Ils commentèrent cette coïncidence et y virent un signe mystérieux, qui leur donna la plus grande envie de se connaître davantage, envie qui s’était déjà assez bien emparée d’eux, comme un petit diable tourmentant.

Je crois que, quand on raconte ces commencements d’amour, on peut bien sourire un peu, parce qu’ils ont un petit côté de gaieté et de fête, mais rien de très sérieux encore.

Émile aurait volontiers dansé tout seul au milieu du salon, et il méprisait tous les gens qui étaient là bêtement, sans y avoir aucun intérêt. Dès qu’il put, car il ne savait que la contredanse, il dansa une seconde fois avec Henriette, bien décidé à utiliser toutes les pauses pour parler.

« On a fait beaucoup de changements aux Tournelles, dit Henriette, qui fut la plus prompte ; vous ne vous y reconnaîtriez plus. »

Ce dernier mot voulait dire vaguement dans sa pensée : Si vous pouviez y venir ! C’était un désir timide comme un pauvre honteux.

Émile le pénétra et répondit :

« Est-ce que madame votre mère recevra ?

— Oh ! non, dit Henriette, la saison est trop avancée.

— Venez-vous souvent à Vieilleville ? demanda alors Émile.

— Moi rarement, dit-elle, mais ma mère assez souvent. Je n’aime pas les visites ; je préfère qu’on me laisse tranquille dans mon coin. Quand je suis à moi-même et que j’espère n’être dérangée par personne, j’ai tout ce qu’il me faut. Je lis, je travaille, ou je me promène dans le parc.

— Il y avait autrefois, dit Émile, dont l’esprit s’arrêtait sur ces promenades dans le parc, du côté du bois, un fossé, et une grille qui laissait voir la propriété du dehors.

— Maintenant il y a un mur qui cache tout. Le fossé est comblé.

— A-t-on changé aussi la maison ?

— Non, dit Henriette.

— Alors je parie, dit Émile, que je devine où est votre chambre. »

Henriette rougit ; l’instinct subtil et éveillé des amoureux lui faisait entrevoir toutes sortes de conséquences à chaque parole.

« Si vous m’avez vue à la fenêtre, en passant sur la route ! répondit-elle.

— J’ai idée, reprit Émile, que vous avez la petite chambre à l’angle du second, du côte de la ville, du côté du soleil.

— Oui, dit Henriette ; comment le savez-vous ?

— Je ne le sais pas, dit Émile en riant : c’est celle que me donnait M. Bertet quand je venais aux Tournelles. »

Il y a un peu de magnétisme dans certaines conversations ; on est mené, on ne sait par quoi, dans une voie particulière. C’est ainsi que, très innocemment, il était question de détails topographiques très importants, que madame Gérard n’eût peut-être pas été ravie de voir confiés à un jeune homme.

« Il est singulier, ajouta Émile, que nous ayons respiré le même air, et que cette fois nous nous trouvions réunis de plus près.

— Oui, répondit Henriette, qui n’osait plus rien dire, parce qu’il lui semblait qu’on voyait tout ce qu’elle pensait, comme si elle eût été de verre.

— Votre famille est nombreuse ? demanda Émile, qui avait soif de savoir bien des choses, et qui, lui aussi, n’osait pas faire de questions trop nettes.

— Tenez, dit-elle, regardez-les, les voilà tous là.

Émile fut surpris de cette manière leste et dédaigneuse de parler de ses parents. Il les considéra et ne les trouva pas sympathiques ; il prit le président pour un oncle.

« Est-ce que vous n’êtes pas heureuse avec eux ? dit-il.

— Oh ! pas malheureuse, reprit Henriette, mais ils m’étonnent trop.

— Comment cela ?

— Ils me disent tous les jours des choses auxquelles je n’aurais jamais pensé. Nous ne nous entendons pas.

— Je le crois, dit Émile, ce ne sont pas les mêmes natures que la vôtre. »

Henriette se reprocha de parler au jeune homme comme à un confident qu’elle aurait connu depuis longtemps, et Émile fut plus heureux du petit coin intime qui venait de lui être dévoilé que de tout le reste.

Cette conversation, menée à travers le quadrille, fut une source de troubles et de fautes, dont souffrirent les autres danseurs. Quelques hommes d’un âge mûr, qui s’étaient mêlés à la jeunesse pour faire briller les restes d’une ancienne réputation de beau jarret, furent surtout choqués des distractions de mademoiselle Henriette et de son cavalier, et le témoignèrent par des regards furieux et quelques paroles aigres.

En revenant de conduire Henriette à sa place, Émile entendit une vieille dame à tête d’oiseau dire en prenant du tabac : « Ah ah ! le petit Germain a dansé deux fois avec mademoiselle Gérard. » Cela le rendit furieux. «  Il faut que j’introduise une réforme dans les bals, pensa-t-il : on obligera tous ces hiboux à se retourner vers la muraille, pour qu’ils ne fassent plus tout haut des remarques dangereuses.  »

« Henriette a l’air de s’amuser beaucoup ce soir », dit madame Gérard au président. En effet, elle s’amusait beaucoup. La joie d’avoir rencontré un être pour elle différent des autres donnait à son visage une animation particulière qui frappait tout le monde. Quant à Émile, il se tenait dans l’embrasure d’une porte et suivait tous les mouvements de la jeune fille. Lorsque ses yeux se fixaient sur ceux d’Henriette, qui les cherchaient franchement à tout instant, ils devenaient brillants, comme s’ils eussent été éclairés d’une lumière très vive.

L’oncle Corbie dansa aussi deux ou trois fois avec sa nièce, apportant à l’opération une solennité et un silence très comiques. Il avait, de son côté, un grand bonheur ignoré, comme Émile.

Pendant le retour aux Tournelles, Henriette resta silencieuse au fond de la voiture, tandis que les autres bavardaient à tort et à travers.

La jeune fille se demandait avec une certaine angoisse si ce jeune homme, pour lequel elle avait ressenti une sympathie dont elle ignorait auparavant la douceur complète, n’était pas destiné à lui tendre la main et à la conduire dans un air meilleur. Elle éprouvait un profond serrement de cœur en pensant qu’elle ne le reverrait cependant peut être plus.

Émile rentra aussi très agité chez sa mère. Il ne put s’endormir qu’au jour. Il pensa à Henriette toute la nuit, et le matin, dès qu’il se leva, le bavardage lui jaillit des lèvres.

« J’ai vu hier au bal une bien jolie personne, dit-il à madame Germain.

— Qui donc ?

— Mademoiselle Gérard, des Basses Tournelles.

— Ceux qui ont acheté la propriété de M. Bertet ?

— Oui, dit Émile. Je n’ai jamais vu des yeux si remarquables, et elle a une voix comme je n’en ai jamais entendu, un timbre doux, prolongé. On ne peut pas expliquer cela. Je lui ai parlé. Elle n’est pas bien avec sa famille.

— Ah ! dit madame Germain, pourquoi ?

— Je crois qu’elle est avec des gens à qui elle est supérieure.

— Quel âge a-t-elle donc ? dit madame Germain, qui n’admettait pas cette supériorité des enfants sur les parents qui paraissait toute naturelle à Émile.

– Je ne sais pas, répondit Émile ; dix-huit ans, peut-être vingt. Une chose très étrange, c’est qu’elle a là-bas justement la chambre que me donnait M. Bertet.

— Cela n’a rien de bien étonnant.

— Ma foi si ! dit Émile.

— Ce sont des gens riches ? demanda un peu sèchement madame Germain.

— Oui, » dit Émile.

Et il ajouta en souriant :

« Je crois, Dieu me pardonne que je vais en devenir amoureux.

— Tu feras mieux, dit madame Germain, qui craignait toujours la mobilité d’esprit et toute espèce d’engouement chez son fils, de songer à travailler, à avancer à la préfecture. Quand tu auras une bonne place, tu pourras te marier avec une femme qui soit ton égale par sa position. »

Elle aurait jeté tout à coup son fils dans un ruisseau glacé qu’elle n’eût pas mieux réussi à lui être désagréable et à le consterner. Il ne répliqua plus, prit son chapeau et décampa, laissant sa mère aussi surprise que mécontente.

Madame Germain ne se douta pas qu’elle venait de souffler dans l’esprit de son fils un feu violent auquel il aurait voulu faire brûler son bureau de bois noir, les paperasses jaunes, les cartons verts, le chef, le sous-chef, la sous-préfecture et le sous-préfet. Ne pouvant cependant tout détruire, Émile se borna à protester, en se promettant de ne pas aller travailler ce jour-là.

« Tant pis si je perds ma place se dit-il : le plus important est d’aller aux Tournelles voir si on se promène dans le parc. »

Il est certain qu’à ce moment-là, perdre sa place, se trouver sans pain, lui paraissait plus simple que de ne pas revoir Henriette.

De Villevieille aux Basses-Tournelles il y a une demi-lieue. Émile courut presque tout le temps ; le chemin lui faisait l’effet de ces escaliers qu’en rêve on croit descendre pendant cent ans. Enfin il arriva, et fut presque étonné de trouver des arbres, un mur et une maison : il lui semblait qu’Henriette devait tout remplir.

Ce mur l’embarrassa, parce qu’une fois là, rien n’était fait : il restait six pieds à franchir. Émile jura de dépit ; il avait peur, en passant par-dessus, de rencontrer quelque visage barbu et peu tendre. Il pensa qu’il fallait employer un moyen de se faire reconnaître, et siffla le plus fort possible. Quand les lèvres lui firent mal, il se tordit presque les yeux à vouloir regarder à travers les fentes de la porte, par lesquelles il ne put voir que deux ou trois mètres du sable de l’allée. Le jeune homme longea le mur, espérant trouver une brèche ; puis il retourna sur la route, d’où l’on apercevait la fenêtre d’Henriette.

Le cœur lui battait, s’attendant à chaque instant à voir la jeune fille apparaître. Il cherchait à écouter s’il n’entendrait pas quelque rire, quelque bruit de voix ou de pas. Mais rien. Une fois il entendit parler et devint tout pâle ; son sang s’arrêtait. Ce n’était que deux paysannes qui passaient sur la route. Il leur dit intérieurement toutes sortes d’injures.

Emile commença à s’inquiéter, un voile noir tomba sur sa tête, il se dit : « Elle ne pense plus à moi, je suis une bête ! » Les larmes lui vinrent aux yeux en songeant qu’il avait pu se tromper et que lui seul mettait toutes ses pensées à cette seconde entrevue.

« Elle n’a pas fait attention à moi ! » Cette idée se mit à sourdre et à couler goutte à goutte, puis de plus en plus vite dans son esprit, et la colère s’ensuivit. « Je n’en ai pas besoin, après tout » se dit-il. Et le bureau sombre lui parut subitement un endroit plus agréable que le petit bois des Tournelles. « Il y en a d’autres qui valent mieux, ajouta Émile : si je retournais à Villevieille ! » Il marcha pendant cent pas avec résolution, mais il ne put y tenir. À mesure qu’il s’éloignait, le désir d’entrer dans le parc devenait plus tyrannique : Henriette pouvait y être. Juste au moment où il partirait, elle mettrait le pied sur le gazon ; comment savoir si, peut-être, elle n’était pas assise tout près, en face de l’endroit où il était arrêté ?

Émile revint, monta dans un arbre, de là sur le mur, en se cramponnant aux branches, ne pensant pas au danger. Il regarda, mais les massifs étaient trop serrés pour qu’on pût distinguer au loin. Émile sauta par terre. Il fit rapidement son plan, afin d’expliquer sa présence dans le cas où le rencontrerait quelqu’un de la famille, et se décida même à aller audacieusement parler à madame Gérard de la Société de bienfaisance de Saint-Vincent-de-Paul, s’il n’avait d’autre moyen de voir Henriette que d’entrer dans la maison.

Personne ne le vit ; il eut la hardiesse de traverser des pelouses de gazon où tous les yeux de la maison pouvaient se porter. Enfin il aperçut, récompense juste, une robe grise qui criait certainement par tous ses plis : « Je suis la robe d’Henriette. »

C’est alors qu’il put bénir l’idée heureuse de n’être pas retourné à Villevieille ; seulement il eut bien plus peur à ce moment que lorsqu’il avait grimpé sur le mur et craint d’être surpris.

Comme il n’était venu que pour la voir, il ne savait plus ce qu’il pourrait lui dire, et il eut envie de se cacher.

Il était ému comme s’il avait eu à paraître devant un être surnaturel. Il alla au-devant d’Henriette en homme qui se dit : « Advienne que pourra ! »

La jeune fille devint toute rouge à sa vue, et resta interdite. Il comprit qu’il fallait cependant parler.

« Vous êtes probablement étonnée de me voir ? dit-il d’une voix troublée.

— Non, répondit Henriette mais comment avez vous fait ? »

Émile montra le mur. Dans le premier trouble, ni l’un ni l’autre ne firent attention à ce non fort grave qui venait d’être prononcé.

« Vous avez dû vous faire mal ! s’écria Henriette.

— Pas le moins du monde.

— Pourvu qu’on ne vous ait pas vu ! » dit la jeune fille.

Ainsi déjà, pour la moindre chose, la conscience s’éveillait et faisait le guet en vigilante gardienne. « Oh ! j’espère que non, » répondit Émile.

Du reste, un signe maçonnique ne leur eût pas mieux appris à se connaître ou à se reconnaître que cette espèce de convention de secret et de mystère qui était venue tout naturellement et immédiatement. « On ne vous a pas vu ? — J’espère que non. » On peut tomber dans les bras l’un de l’autre après cela !

Henriette, ravie, émue, reconnaissante, n’osait pas soutenir le regard d’Émile.

« Pensiez-vous que je viendrais ? » lui dit-il presque tout bas, comme s’il avait peur de s’entendre parler si criminellement.

Henriette fut encore plus intimidée : elle baissa la tête en souriant.

« Voyez-vous quelque inconvénient à me donner votre main ? » dit-il.

Henriette la laissa prendre ; il la pressa dans la sienne et la baisa vivement. Henriette retira tout de suite sa main.

Tout cela était bien vite. Mais une fille élevée à la campagne, dans la solitude, n’a peut-être pas été suffisamment prémunie contre une pareille et soudaine occurrence. On ne lui a peut-être pas enseigné la réserve et la prudence inflexibles que nécessitent par exemple les tentations multipliées et les dangers de la vie de Paris. Il est difficile qu’elle ne se sente point de reconnaissance envers un garçon qui a exposé sa vie et franchi une muraille pour la voir et lui parler.

D’ailleurs, la situation pénible d’Henriette, au milieu d’une famille qui n’était point un modèle de haute pureté, la poussait plus qu’une autre à se jeter brusquement dans le sein d’un jeune homme en qui elle mettait une sorte d’espérance, toute de pressentiment et d’instinct.

« J’ai tellement pensé à vous, reprit-il, que je n’aurais pas pu passer la journée sans venir ici.

— Moi, dit-elle, je m’étais levée toute triste ce matin.

— Pas moi, dit Émile mais je me suis presque querellé avec ma mère à cause de vous… »

Le cœur d’Henriette était bouleversé à chaque instant par des paroles qui s’y gravaient.

« À cause de moi !… dit-elle.

— Oui, elle me disait que cela ne signifiait rien.

— Elle aussi !

— Pourquoi elle aussi ?

— Parce que je n’entends pas dire autre chose par tout le monde.

— Est-ce que vous avez eu quelque ennui de la part de vos parents ? demanda Émile.

— Non, répondit Henriette j’étais triste ce matin sans savoir pourquoi. Je me figurais que… » Elle s’arrêta.

« Que… ? dit Émile doucement inquiet.

— Enfin, vous voyez que nous avons eu la même idée, puisque je venais de ce côté-ci, où je ne me promène pas habituellement. »

Puis, pour changer la conversation, dont le tour intime l’émouvait trop, Henriette ajouta :

« Eh bien, vous reconnaissez-vous encore aux Tournelles ?

— Oui, dit Émile ; voilà votre fenêtre. Quand M. Bertet est parti, j’étais loin d’imaginer que je reviendrais…

— Je ne m’y plais pas, dit Henriette.

— C’est pourtant très joli, répondit Émile, qui pensait qu’Henriette y habitait.

— Je m’y suis tant ennuyée

— Est-ce que vous voudriez partir d’ici ?

— J’aimerais mieux habiter Villevieille.

— Nous nous y serions connus plus tôt si vous y étiez venue… »

Il y avait entre eux une confiance très naïve. Il semblait que s’être revus fût pour leur simplicité de cœur un gage sérieux et solennel, et ils se sentaient si sûrs de leurs sentiments réciproques, cimentés par ce mutuel élan qui venait d’amener Émile aux Tournelles et Henriette au fond du parc, qu’ils ne songeaient pas à se tâter d’avance par les subtilités ordinaires au début de l’amour. Ils regardaient cette seconde entrevue comme un aveu tacite qu’ils s’étaient fait, et causaient ensemble ainsi que des amoureux engagés depuis un certain temps.

« Voulez-vous, dit Émile, me permettre de vous demander… mais ce serait peut-être indiscret…

— Quoi donc ?

— Pour parler, ce sera plus commode… je ne connais pas votre petit nom.

— Mais ni moi le vôtre.

— Nous pourrions bien nous faire mutuellement ce petit cadeau », dit gaiement Émile.

Ils trouvèrent que c’étaient deux forts jolis noms, quoique chacun fît mine de ne pas être content du sien.

Il est assez difficile de suivre la filiation des idées ; je ne sais si cet échange des noms rappela à Émile les fiançailles, l’échange des anneaux : l’idée d’épouser Henriette traversa son cerveau comme un éclair, mais il comprit qu’il était bien tôt pour en parler.

Henriette demanda à voir l’endroit où il avait sauté. La trace des pieds était marquée sur la terre.

« Il faut effacer cela » dit-elle.

Puis, calculant la hauteur du mur :

« Mais il y a de quoi se tuer ! s’écria-t-elle ; il faudra bien prendre garde »

Émile fut très fier d’avoir bravé un danger, et il la rassura, affligé même que la muraille n’eût pas dix pieds pour qu’il parût encore plus héroïque.

« Je ne veux plus, dit Henriette, que vous fassiez des choses pareilles.

— Oh ! ce n’est pas vous qui m’en empêcherez ; au contraire », dit Émile en riant et tout joyeux.

Henriette aurait bien voulu répondre : « Si vous m’aimez, je vous le défends. » Mais ce jeune homme qu’elle voyait pour la seconde fois, quelle opinion aurait-il d’elle ? Y penser la fit devenir toute rouge.

En ce moment, de grands éclats de rire retentirent assez près.

« C’est mon frère ! s’écria Henriette, qui pâlit ; sauvez-vous ! » Elle lui tendit la main sans savoir ce qu’elle faisait. Émile prit la main, attira à lui tout le bras, puis tout le corps ; il embrassa Henriette sur le front avant qu’elle fût revenue de sa surprise, et, en un saut, il fut de l’autre côté, mais en s’abîmant et en se déchirant.

Henriette s’imaginait que tout le monde allait lire sur sa figure d’où elle venait, et elle se promena encore une heure pour se remettre et penser à cette espèce de rêve qui la possédait depuis la veille.

Qu’est-ce que la plus belle musique auprès des hymnes et des chansons qui se chantent dans le cœur des amoureux ?

Émile fut très occupé, tout le long de la route, de son amour par-dessus une muraille, amour qui lui parut presque impossible. Pour qu’Henriette fût bien à lui, il fallait l’épouser. Être obligé de fuir au moindre bruit, comme le rat des champs, le révoltait. Il était sûr qu’une fois ensemble il lui dirait tant de choses, il lui ferait partager si complètement toute sa vie, que, jusqu’à la fin, l’union serait étroite ; il n’y aurait jamais de troubles dans le ménage. Dans le mariage seulement était le bonheur, et rien de plus facile que d’être toujours heureux : il n’y avait qu’à le vouloir. Il revint chez lui la tête tout enflammée de projets, et après avoir fait une course d’au moins deux heures presque sans s’en apercevoir.

Madame Germain parut surprise son : fils rentrait avant l’heure ordinaire.

« D’où viens-tu donc, lui dit-elle, pour t’être mis dans ce bel état ? Tu n’es pas allé à la préfecture.

— Moi, je viens des Tournelles.

— C’est cela, tu perds ton temps. Ah ! tu ne veux pas m’écouter. Tu compromets ton avenir ! J’ai pris des renseignements sur les Gérard.

— Eh bien ?

— Tu ferais mieux de ne plus penser à tout cela. Tu abandonnerais tout pour une fantaisie qui te passe par la tête ! Tu es bien peu raisonnable.

— Mais, si j’aime Henriette, dit Émile, je pourrais l’épouser.

— Ce sont des enfantillages.

— Non, c’est sérieux, je me marierais avec elle !

— Ah ! cela t’est venu du soir au lendemain.

— Quel mal y aurait-il à ce que cela se fî ? On voit bien que tu ne la connais pas.

— Et tu la connais, toi, mon pauvre enfant ? Tu ne sais donc pas que ça amuse les jeunes filles de faire courir les garçons sur la grande route ?

— Il est inutile d’en dire du mal avant de la connaître, reprit Émile presque indigné.

— Mais, dit la mère, vous vous êtes à peine vus ; je ne peux rien trouver de sérieux là-dedans, malgré toute ma bonne volonté. Et puis une jeune fille qui donne des rendez-vous au premier venu, comme cela promet pour l’avenir !

— Oh ! le premier venu ! s’écria Émile, que tout froissait dans ce nouvel entretien. Et quant à des rendez-vous, ajouta-t-il, elle ne m’en a pas donné.

— Alors tu n’y retourneras plus ? dit madame Germain avec un air de doute doucement moqueur.

— Si, j’y retournerai.

— Oui, mais elle ne t’attendra pas, n’est-ce pas ?

— Enfin dit Émile, nous ne nous sommes pas donné de rendez-vous. J’aime mieux n’en plus parler que d’entendre toutes ces choses-là : « Comme ça promet pour l’avenir ! » C’est moi qui sais ce que sera l’avenir, et non pas toi ! »

Il ne faut jamais dire aux jeunes gens qu’ils font des enfantillages : rien ne les excite davantage. Et en vérité on ne peut guère accuser la jeunesse d’enfantillages, car elle a une force bouillante et active qui peut amener de grands désastres. Il faut, au contraire, compter sérieusement avec elle.

« Si ce que tu me dis est vrai, reprit madame Germain, c’est très fâcheux.

— Fâcheux ! s’écria Émile, étonné que ce qui le rendait heureux pût être fâcheux.

— Je t’ai dit que j’avais pris des renseignements sur les Gérard. Ce sont des gens riches qui ont vingt mille francs de rente, et qui tiennent à l’argent. Crois-tu qu’avec tes vingt ans et ta place de 800 fr. tu sois un parti pour leur fille ?

— Cela s’est vu, dit Émile.

— Oui, en rêve. Le jour où tu voudras leur en parler, tu leur paraîtras absurde ou impertinent, et ils te mettront à la porte.

— Si nous le voulons bien tous les deux, Henriette et moi dit Émile.

— Elle a donc déjà dit qu’elle n’épouserait jamais que toi ?

— Non, mais tu comprends que cela se sent. Maintenant, je ne leur demande pas leur argent, aux Gérard. S’ils consentent à attendre, je travaillerai.

— Ils attendront qu’il vienne un garçon plus riche, mon cher enfant.

— Pourquoi voudraient-ils rendre Henriette malheureuse ?

— Tu ne manques pas de confiance en toi-même, mais enfin j’admets cette adoration de mademoiselle Gérard pour tes mérites.

Émile haussa un peu les épaules : il en voulait à sa mère de toutes ses innocentes plaisanteries.

« Ils ne seront pas assez bons, dit madame Germain, pour penser au cœur de la petite. Ils ne comprennent pas cela ; ils voudront au contraire lui éviter d’être malheureuse, en l’empêchant de se marier avec un pauvre comme toi.

— Cependant, si je leur parlais ? Ils ne peuvent forcer Henriette à se marier malgré elle.

— Cela arrive tous les jours dans une excellente intention.

— Ainsi tu penses que moi, jeune homme, tel que je suis enfin, me présentant devant eux, je serais repoussé ? Je leur dirai que je suis intelligent, que j’ai l’avenir, ce qui est vrai.

— Tu crois toujours avoir affaire à des gens d’esprit, mon cher enfant. Le moindre lopin de terre leur conviendrait mieux que tous les discours que tu pourrais leur faire. On a horreur du mariage d’inclination.

— Il n’y a pourtant que celui-là, dit Émile.

— C’est une règle presque absolue de le rejeter. On croit qu’il tourne toujours mal, et qu’en y prêtant les mains on prépare de grands chagrins aux enfants, trompés par la fausse apparence d’un bonheur immédiat.

— Est-ce que tu penses aussi comme cela ? dit Émile.

— Quelquefois, dit la mère. Je suis pour ce qui est sage. Je ne veux pas qu’on tente l’impossible, qu’on s’y lance par un coup de tête, pour un caprice !

— C’est pour moi, cela ?

— Oui. Tu trouveras une jeune fille aussi jolie que mademoiselle Gérard, et que tu pourras aborder librement, sans rendez-vous clandestins, ce qui est nuisible à la réputation d’une jeune fille, à moins que l’on ne veuille en faire sa maîtresse.

— S’il n’y avait que ce moyen ! murmura entre ses dents Émile, qui s’irritait de voir le grand écroulement de ses beaux châteaux.

— Il paraît que tu l’aimes plus pour toi que pour elle, reprit madame Germain : la pauvre fille serait flattée de l’estime qu’on lui porte. »

Un voleur qui a manœuvré pour échapper à un cercle de gendarmes, et qui, espérant toujours se sauver, s’est vu cerner, puis acculer peu à peu, n’est pas plus désespéré qu’Émile, qui brisait les ongles de sa volonté contre des difficultés insurmontables.

« Eh bien ! s’écria-t-il, il arrivera ce qu’il pourra ; tant pis si c’est un malheur ! »

Il ouvrit la porte.

« Où vas-tu ? » lui cria sa mère inquiète ; mais elle se rassura en lui voyant prendre le chemin de la promenade.

« Jamais les choses heureuses ne peuvent se faire ! » s’écria-t-il.

Le jeune homme tournait et retournait les paroles de sa mère et songeait, avec une impatience irritée, à la différence de la fortune d’Henriette et de la sienne. Les idées riantes étaient déjà toutes enfuies, lorsque devant lui passa la diligence de l’Ouest, au milieu d’un nuage de poussière. La grosse voiture jaune emporta avec elle l’esprit d’Émile. Il se dit qu’elle renfermait peut-être un homme heureux, qui allait en Amérique, s’y enrichirait, et qui reviendrait épouser, en France, une jeune fille dont il était attendu.

Émile en fut entraîné à se faire une petite histoire d’amour et de joie. Il se vit, lui aussi, dans la diligence, arrivant dans un pays éloigné, puis gagnant rapidement, avec une rapidité fabuleuse, des centaines de mille francs, Dieu sait comment ! il chercherait le moyen plus tard. Il revenait triomphant, frappait à la porte des Tournelles, mais se présentait d’abord humblement ; Henriette s’évanouissait. Les Gérard le recevaient avec leurs grands airs, comme le petit garçon d’autrefois. Il s’en amusait un moment, puis tout à coup la scène changeait, il jetait sur la table un portefeuille, et… Il s’aperçut qu’il rêvait des folies, et que, si sa mère ne l’appuyait dans sa grande entreprise, il resterait bien faible et bien petit, seul, devant toute la famille Gérard.

« Mère, s’écria Émile en rentrant, tu ne veux pas t’en mêler ?

— Non, répondit madame Germain, si ce n’est pour t’en détourner.

— Si tu voyais Henriette, tu aimerais à l’avoir pour belle-fille.

— Je serais curieuse de la voir ; mais, écoute, je veux te donner un dernier conseil : si tu le suis, il est encore temps d’éviter des ennuis et peut-être pis que des ennuis ; car, mon pauvre cher fils, il faut bien te figurer que tu es un véritable enfant sans raison. »

Émile se redressa comme un coq.

« Ne fais pas la grimace, ajouta-t-elle, c’est la vérité. Tu es un fou, un exalté, un entêté, et tu m’as fait peur quand tu m’as dit qu’il pourrait arriver malheur. Vois-tu bien, cher enfant, tu connais à peine mademoiselle Gérard ; tu n’as pas eu le temps de t’y attacher. N’y pense plus, éloigne-t’en. Cela se peut sans inconvénients. Au besoin, demande un congé de quinze jours, et va chez ma sœur, à Château-du-Haut.

— Je ne puis pas décrire ce qui se passe en moi, répondit Émile. Seulement, quand je pense à sa robe grise, j’ai envie de faire des cabrioles et je vois le printemps partout. Si elle me disait de me jeter à l’eau, je le ferais avec une joie telle que je n’en ai jamais eu de pareille pour aucune des choses les plus agréables qui me soient arrivées.

— Oui, et que la mère reste dans son coin, voilà la morale, » dit madame Germain, un peu attristée de ce qu’il existait une femme que son fils aimait plus qu’elle.

Cette parole consterna Émile, qui ne s’y attendait pas.

« Oh ! dit-il d’un air suppliant, ce n’est pas la même chose. » Et il ne sut rien dire de plus.

« Mon pauvre cher enfant, reprit madame Germain, crois ta mère. Les autres femmes cessent de vous aimer. Au moins avons-nous cet avantage sur celles qui vous enlèvent d’auprès de nous. Va seulement passer quinze jours chez ta tante ! »

Madame Germain pensait à écrire à sa sœur pour la prier de mettre Émile en relation avec la fille de quelque voisin qui pourrait effacer l’image de son Henriette. Mais Émile mit à néant ce beau projet.

« Non ! non ! s’écria-t-il, je n’ai rien à faire là-bas. Il ne manque plus que j’aille trahir Henriette !

— Mais, dit madame Germain, que parles-tu de trahir ! Que s’est-il donc passé entre vous déjà ?

— Oh ! rien, dit en rougissant Émile, qui vit une supposition injurieuse à son honneur dans cette phrase.

— Enfin, peu importe ! reprit la mère, es-tu sûr qu’elle ne te trahira pas, puisque trahir il y a ? »

Émile ne pouvait supporter la moindre pensée défavorable à Henriette : aussi brisa-t-il la conversation comme la précédente, et comme toutes celles qu’il eut plus tard avec madame Germain au sujet de la jeune fille. Il vit dans la tendre et prévoyante insistance de sa mère une sorte d’hostilité systématique contre Henriette, et il se jura d’être d’autant plus attaché à la jeune fille qu’on voulait l’en éloigner.

Il y avait là-dedans toute la naïveté de la jeunesse, qui est un peu égoïste, ou plutôt un peu avantageuse en amour, et qui croit aussi largement au bonheur qu’elle donne qu’à celui qu’elle reçoit.

Quant à madame Germain, elle se demandait ce qui allait advenir, et elle regrettait d’être seule à mener son fils ; elle aurait désiré la main vigoureuse d’un homme pour retenir Émile malgré lui.

Henriette, après avoir quitté Émile, demeura exaltée pour toute la journée. Le soir, elle se montra animée, brillante chanta, causa avec une chaleur, une expansion de toutes ses facultés qui entraînèrent tout l’entourage dans une véritable sarabande d’idées joyeuses, actives et rapides.

Aristide, stupéfait, n’eut pas la présence d’esprit de se livrer à ses plaisanteries ordinaires et extraordinaires. Madame Gérard, débordée dans sa faconde, se vit contrainte à suivre en satellite la conversation de sa fille, qu’habituellement elle interrompait, et dominait en s’emparant de ses idées. Le curé se réjouit de n’être pas retourné à Villevieille avant dîner. Le père resta éveillé. Le président eut la joie de donner quelques répliques à Henriette. Enfin Corbie ne dit rien de toute la soirée, parce qu’il éprouva une des impressions les plus profondes qu’il eût ressenties de sa vie, impression qui le raffermit encore dans le dessein d’un entretien qu’il voulait avoir avec sa nièce.




  1. Il y a peut être quelque puérilité, de la part de l’auteur, à déclarer ici au principe de composition littéraire qui choque beaucoup de personnes : c’est qu’il laisse systématiquement des fautes de français dans la bouche de ses personnages, afin de se rapprocher davantage de la naïveté ou de l’abandon négligent du réel.