Le Mahdi : depuis les origines de l'Islam jusqu'à nos jours
Ernest Leroux (Bibliothèque orientale élzévirienne, XLIIIp. 63-66).

VI


LE MAHDI EN TURQUIE


Après les Persans et les Berbères, les Turcs. Ceux-là n’étaient point Alides : héritiers des califes de Bagdad, ils étaient et sont encore orthodoxes farouches. Vous connaissez la haine atroce qui divise les Persans chiites et les Turcs sonnites. Ils croient bien, eux aussi, que le Mahdi doit venir, vers la fin des temps, appeler tous les peuples à la connaissance de l’Islam, assisté de trois cent soixante esprits célestes, « les hommes de Dieu », les Ridjal-Allah ; mais ils prennent leurs précautions contre lui : ils savent bien qu’ils ne sont pas, eux, du sang de Mahomet, qu’ils sont des intrus dans le khalifat, qu’ils y sont campés par le seul droit de la force. Aussi cherchent-ils à isoler le Mahdi du monde et à trancher tout lien entre lui et l’humanité : le trente-quatrième article de foi du code religieux adopté par la Turquie porte que « l’imam doit être visible, qu’il ne doit pas se dérober aux regards du public ni être non plus l’objet de son attente (49). » Donc en Turquie il n’y a point de place pour un imam caché, pour un Hakim disparu, pour un « Fatimide attendu ». Ils ont fait encore déclarer tout récemment, nous le verrons tout à l’heure, que le Mahdi ne peut paraître que dans une période d’interrègne, quand le khalife est mort sans successeur reconnu, théorie toute conservatrice et fort rassurante pour un sultan sur le trône. Mais quand un peuple veut son Messie, tous les sermons des théologiens ne l’empêcheront pas de s’en faire un (50).

Le plus célèbre des Mahdis turcs est celui qui parut en 1666, sous Mohammed IV, le sultan qui faillit prendre Vienne. Il y eut cette année-là une véritable éruption messianique. Elle commença par les juifs. La Cabale annonçait l’arrivée du Messie pour cette année : il parut à l’heure fixée ; c’était un jeune homme de Smyrne, d’une beauté étrange, d’une éloquence entraînante, avec toutes les allures d’un inspiré. Il se nommait Sabtai Zévi. Tous les rabbins de Turquie le reconnurent ; des prosélytes lui vinrent d’Allemagne, d’Amsterdam, de Londres ; le royaume d’Israël allait se rétablir, le règne de Dieu allait s’ouvrir, la Jérusalem céleste allait descendre. Le monde musulman s’en émut : l’arrivée du Mahdi doit en effet être précédée et annoncée par celle de l’Antéchrist, du prophète imposteur, de Deddjâl : or les théologiens de l’Islam ont assimilé le Messie juif avec Deddjâl : puisque le Messie juif venait, le Mahdi allait donc paraître. Une éclipse de lune qui arrêta les troupes prêtes à s’embarquer pour la Crète prouva que les temps étaient venus. On apprit tout à coup que le Mahdi avait paru : c’était le fils d’un cheikh du Kurdistan qui s’était mis à la tête de quelques milliers de Kurdes. Mais il fut pris et envoyé au sultan. Le sultan était à la chasse quand le Mahdi lui fut présenté : il l’interrogea, et le précurseur, renonçant à son rôle, répondit avec tant de bonne grâce que le sultan, charmé, se l’attacha pour page. Quelque temps auparavant, Sabtai, dénoncé comme imposteur par un rabbin dont il avait refusé les services comme vicaire du Messie, avait aussi comparu devant le sultan et, au grand scandale des siens, avait dû, pour lui répondre, faire appel aux bons offices d’un interprète : l’émotion lui avait fait perdre le don des langues. Ce fut bien pis quand le sultan le fit attacher nu à la cible et offrit de se convertir si les flèches s’émoussaient sur son corps : Sabtai déclina l’épreuve, coiffa le turban, obtint une place de porte-clefs au harem, et le sultan eut le plaisir d’avoir sous la main l’Antéchrist pour concierge et le Mahdi pour valet de chambre — ce qui ne l’empêcha pas, quelques années plus tard, d’être étranglé par ses janissaires, suivant la coutume ottomane (51).



(49). Mouradgea d’Ohsson, Tableau de l’empire ottoman, in-fol., I, 88. — C’est le code sonnite d’Omer Nessefy (né en 534 de l’hégire, 1142 de notre ère, commenté par Saad-eddin Teftazani (808 de l’hégire, 1405 de notre ère).

(50). Mouradgea d’Ohsson signale plusieurs Mahdis sous les Sultans : la plupart sont des Derviches : Djelal sous Sélim I, Yahya Mohammed Seyyah, sous Mourad III, Ahmed Scheykh Sacariah, sous Mourad IV. Il ne donne malheureusement aucun détail sur ces Mahdis. « On croit qu’il existe encore aujourd’hui (1788) un imposteur de ce nom sur les frontières de la Perse. »

(51). Hammer-Purgstall, Histoire de l’empire ottoman, tr. Hellert, XI, 239 et suiv. — Th. Reinach, Histoire des Israélites, 269 et suiv. — Autre Mahdi sous Ahmed II, en 1694 : il se déclare dans la mosquée d’Andrinople. Sommé de comparaître devant le Kaimakan, il se disculpe en se faisant passer pour fou : relâché, il recommence et se fait déporter à Lemnos (Hammer-Purgstall, l. c., XII, 360).