Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/3-LLDA-Ch07

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 246-251).



CHAPITRE VII


LAMENTATIONS DE YOUDHISHTHIRA


Argument : Discours de Youdhishthira.


157. Vaiçampâyana dit : Youdhishthira Dharmarâja, l’esprit troublé par le chagrin, torturé par la douleur, pleura en se rappelant le grand guerrier Karna.

158. En regardant Arjouna, Youdhishthira, à qui les regrets et la douleur (arrachaient) des soupirs incessants, et qui était dévoré de chagrin, prononça ces paroles.

159. Youdhishthira dit : En mendiant dans la ville de Vrishni-Andhaka, nous n’aurions pas éprouvé le malheur de tuer nos parents.

160. Nos ennemis, les Kourouides, dont les affaires (étaient) prospères, sont ruinés ! Après nous être tués les uns les autres, quel fruit retirerons-nous de notre vertu (guerrière) ?

161. Malheur aux usages des kshatri3^as, malheur à la force et à l’héroïsme, malheur à la colère, qui nous ont réduits à cette infortune !

162. Que la patience, l’empire que l’on prend sur ses sens, l’indifférence (pour les choses du monde), la douceur, le fait d’éviter de nuire, les paroles de vérité, soient choses bénies ! Ce fut toujours le (vœu) des (ascètes) errants dans les bois.

163. Notre grande ambition nous a conduits à l’arrogance et à l’orgueil, et le désir (d’acquérir) la royauté nous a amenés où nous en sommes.

164. Quand nous voyons que la mort a atteint nos parents qui désiraient conquérir la terre, rien ne saurait nous rendre heureux, pas même l’empire sur l’ensemble des trois mondes.

165. (Poussés que nous étions par) le désir (de posséder) la terre, nous avons abandonné (à la mort) les maîtres de l’univers, qu’il n’eût pas fallu faire mourir. (Maintenant que) nos parents sont détruits, notre vie est dépourvue d’intérêt (en ce monde ;.

166. Notre conduite a été mauvaise, semblable à celle de chiens avides d’une proie, et voilà que nous nous détournons de la proie que nous avions convoitée.

167. Ceux qui ont péri n’eussent pas dû être abandonnés (par nous), pour la terre (entière), ni pour des monceaux d’or, ni pour tous les troupeaux et les chevaux (de l’univers).

168. Remplis de désirs et de colère, de courroux et de joie 5 ils sont montés sur la Mort comme sur une monture et sont arrivés au séjour (d’Yama) fils de Vivasvant.

169. Au moyen des austérités, de la chasteté, (de la recherche) du vrai, de la patience, les pères cherchent à obtenir des fils destinés à une grande prospérité.

170. De leur côté, les mères les conçoivent en se livrant aux jeûnes, (en accomplissant) des sacrifices, des vœux et des cérémonies propitiatoires. Elles les portent dix mois.

171, 172. Souffrantes en portant leurs fruits, elles disent : « Viendront-ils bien ? Une fois nés, vivront-ils ? Quand ils seront grands et en possession de leurs forces, nous rendront-ils heureuses, dans ce monde et dans l’autre ? » Voilà, pour elles, le commencement de peines qui se terminent sans aucun résultat,

173. Lorsque leurs fils, (encore) jeunes, porteurs de brillantes boucles d’oreilles, tués sans avoir goûté les jouissances de la terre et sans avoir payé leur dette

174. À leurs pères et aux dieux, sont allés au séjour (d’Yama) fils de Vivasvant ; quand leurs parents commençaient à se complaire

175. Dans leur force et leur beauté (déjà) formées, c’est alors même que sont tués ces protecteurs des hommes, enclins au plaisir et à la colère, à l’envie et à la joie !

176. Jamais ils ne jouiront (plus) d’aucun des avantages de leur naissance ! Certes, ceux des Pâñcâlas et des Kourouides qui ont péri, sont bien tués,

177. Si chacun (d’entre eux n’obtient pas), par ses propres œuvres, de contempler les mondes supérieurs ! On nous considère comme la seule cause de la destruction de ce monde.

178. Tout cela, (cependant), doit retomber sur les fils de Dhritarâshtra. (Douryodhana) a toujours été habile en méchancetés. Il nous a haïs et a eu l’esprit porté à la fraude.

179. Sans motif, il s’est toujours tourné contre nous, qui ne lui causions aucun tort. Nous n’avons, pas plus que les (Dhritarâshtrides), obtenu (la satisfaction) de nos désirs ; pas plus qu’eux, nous n’avons remporté la victoire, (puisque notre camp est détruit, et que nos amis sont morts).

180. Ils ne (sauraient) plus jouir de cette terre, ni des femmes, ni des chants (de leurs panégyristes), ni de la musique, (puisqu’ils sont morts). Les Dhritarâshtrides n’ont pas écouté les conseils de leurs ministres, de leurs amis et de ceux qui avaient entendu (réciter les saintes écritures).

181. (En refusant, à la fin de notre exil, de nous restituer notre royaume), ils n’ont pas su rendre le bien des autres, ni teurs terres, ni les revenus de leurs possessions. (Douryodhana), dévoré de colère contre nous, a cherché son plaisir dans les choses qui nous appartenaient (légitimement).

182. En voyant l’accroissement de notre (fortune), il devint pâle (de jalousie), maigre et sans couleur. Renseigné par le Soubalide, le roi Dhritarâshtra,

183. Par suite de l’ambition paternelle qu’il éprouvait pour son fils, approuva les fautes de ce dernier. En n’ayant pas égard (aux observations) de Vidoura et du fils de la Gangâ à la grande intelligence,

184. Et en ne réprimant pas (les instincts) impurs et cupides de son fils, qui s’abandonnait à ses penchants et à ses désirs, il n’y a aucun doute que le roi n’ait causé sa perte et la mienne.

185. Ce Souyodhana, après avoir fait tuer ses frères utérins, et plongé ces deux vieillards, (son père et sa mère), dans des peines cuisantes, (a vu) sa gloire brillante détruite.

186. Enflammé de haine contre nous, il forma toujours de mauvais desseins. Car, quel parent de noble race, parlerait à l'égard de parents à qui il veut du bien,

187. Comme, dans son désir de combattre, il parlait (de nous) en présence de Krishna ? Nous avons été entièrement ruinés par sa faute, pendant une (longue) série d’années 6.

188. (Nous étions) pareils à des soleils enflammant de leur éclat tous les points de l'horizon, et ce méchant, l'hostilité personnifiée, (pareil au démon des éclipses), a éteint (notre splendeur) !

189. Certes, si cette famille, qui était la nôtre, est détruite, c’est l'œuvre de Douryodhana ! Nous serons, (cependant), censurés dans le monde, pour avoir tué des (parents) qui n’auraient pas dû périr !

190. Maintenant, le roi Dhritarâshtra pleure, après avoir rendu maître du royaume, (l’homme) insensé et méchant qui a causé l’anéantissement de sa race.

191. Les héros sont tués ; le péché est commis. Le royaume même est détruit. Notre colère s’est évanouie après que nous avons eu tué (nos ennemis, mais) le chagrin me tourmente.

192. Ô Dhanañjaya, les péchés que l'on a commis s’expient par des actions vertueuses, par l’aveu qu’on en fait, par le repentir et par l’ascétisme,

193. Par le renoncement (aux plaisirs du monde), par des pèlerinages aux tirthas, par la récitation de la çrouti (révélation) et de la smriti (tradition des textes saints) ; celui qui pratique le renoncement devient hors d’état de commettre de nouveaux crimes. Voilà ce qu’enseigne la çrouti.

194. Elle nous apprend, que celui qui pratique le renoncement n’est sujet ni à la naissance ni à la mort (après la vie actuelle). Alors, ayant préparé la voie et bien disposé son esprit, il s’unit à Brahma (l'âme universelle).

195. Ô Dhanañjaya, indifférent aux choses opposées (comme la joie et la peine), au fait de la science (véritable), je prendrai congé de vous et j’irai dans les bois en qualité de mouni, ô fléau des ennemis.

196. Les mérites les plus éminents ne peuvent pas être obtenus par celui qui est appliqué aux choses terrestres, ô destructeur des ennemis. Voilà ce que dit la çrouti, et c’est évident pour moi.

197. J’ai péché en désirant les biens de ce monde. Cela peut être la cause de naissances et de destructions (ultérieures), voilà ce qu’apprend la çrouti.

198. J’abandonnerai mes biens et la royauté entière. Délivré (des entraves du monde), exempt de chagrins, libéré des souffrances de l’âme, je m’en irai (dans les bois).

199. Jouis de cette terre pacifiée, dont les épines sont extirpées. Quant à moi, ô le plus excellent des Kourouides, je ne m’intéresse plus, ni à la royauté, ni aux jouissances (terrestres).

200. Youdhishthira Dharmarâja s’interrompit après avoir parlé ainsi. Le Prithide, son frère puîné, lui répondit.