Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/3-LLDA-Ch01

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 225-230).

MAHÂBHÂRATA


LIVRE DE L’APAISEMENT




SECTION (I), DE L’ENSEIGNEMENT DES DEVOIRS DU ROI


Après avoir rendu hommage à Nârâyana et à Nara le plus grand des hommes, ainsi qu’à la déesse Sarasvati, on peut obtenir la victoire.




CHAPITRE PREMIER


SOUVENIR DE KARNA


Argument : Les brahmanes viennent trouver Youdhishthira et le félicitent de sa victoire. Réponse du roi, qui raconte ce que lui a dit Kountî et qui déplore la mort de Karna.


1. Vaiçampâyana dit : Les fils de Pândou, Vidoura, Dhritarâshtra et toutes les femmes des Bharatides, firent l’oblation de l'eau pour tous leurs amis.

2. Les très magnanimes fils de Pândou restaient en ce lieu, hors de la ville, pour accomplir (les cérémonies de) la purification.

3, 4. Les magnanimes siddhas (saints), les plus grands des brahmarshis (sages brahmanes), Dvaipâyana, le maharshi (grand rishi) Nârada, Devala, Devasthâna, Kanva, et leurs principaux disciples, s’approchèrent du roi Youdhishthira Dharmarâja, qui avait fait l'oblation de l’eau,

5. Ainsi que d’autres sages brahmanes connaissant les védas, grihasthas (maîtres de maison), ou snâtakas (ayant terminé leurs études sacrées et pris le bain final), qui désiraient voir le plus grand des Kourouides.

6. Ces magnanimes maharshis s’étant approchés et ayant été honorés selon la règle, s’assirent sur des sièges distingués.

7, 8. Puis, après avoir reçu les honneurs que la circonstance comportait, les prêtres, par centaines et par milliers, se tinrent près de Youdhishthira et l’entourèrent selon la règle, sur la rive de la Bhâgirathî (la Gangâ), consolant l’Indra des rois (roi des rois, le plus grand des rois), qui avait l’esprit troublé par le chagrin.

9. Après avoir conversé avec les mounis, dont Krishnadvaipâyana était le premier, Nârada dit au moment (opportun) à Dharmarâja Youdhishthira :

10. « Ô Youdhishthira, tu as justement conquis cette terre par l’héroïsme de ton bras et grâce à la faveur du Madhavide.

11. Grâce au ciel tu es sorti vivant de ce combat qui terrifiait le monde. Je ne doute pas que, attaché aux devoirs des kshatriyas, tu ne te réjouisses, ô fils de Pândou.

12. Après avoir tué tes ennemis, il n’est pas douteux que tu ne satisfasses tes amis (par tes libéralités), et, qu’ayant atteint une telle prospérité, tu ne sois exempt de chagrin. »

13. Youdhishthira dit : J’ai conquis toute cette terre par la protection des brahmanes et par la force des bras de Krishna, de Bhîma et d’Arjouna.

14. Mais j’ai constamment dans le cœur le grand chagrin d’avoir, par cupidité, causé la destruction de mes parents.

15. Après avoir fait tuer (Abhimanyou), fils de Soubhadrâ, et les chers fils de Draupadî, cette victoire prend pour moi l’apparence d’une défaite, ô adorable.

16. Que dira donc la Yrishnienne, ma parente, qui habite à Dvârakâ, à Hari (Vishnou) Krishna, son frère, meurtrier de Madhou, quand il s’en ira d’ici (pour retourner auprès d’elle) ?

17. Cette malheureuse Draupadî, dont les fils et les parents sont tués, et qui s’applique à ce qui m’est profitable, me tourmente en quelque sorte encore davantage.

18. Voilà (ce qui me chagrine), et aussi une autre chose que je vais te dire, ô Nârada. Je souffre de la douleur que me cause un avis que Kountî ne m’a pas donné (en temps utile).

19. Cet (homme), qui avait dans le monde la force de dix mille éléphants, qui ne trouvait pas, dans les combats, d’adversaire qui lui fût comparable, sage, libéral, ferme dans ses vœux, ayant l’orgueil et la démarche du lion,

20. Protecteur des Dhritarâshtrides, fier, impatient, à l’héroïsme brûlant, toujours irrité, qui nous dispersait dans toutes les rencontres,

21. Ce guerrier adroit, à la force merveilleuse, qui lançait rapidement ses traits, celui-là était un fils de Kountî, notre frère (par conséquent) !

22. Pendant que je faisais l’oblation de l’eau, Kountî m’a raconté que cet enfant, doué de toutes les qualités, était un fils (qu’elle avait eu) du Soleil, et que, jadis, elle avait abandonné sur les eaux .

23. Après l’avoir mis dans un panier, elle confia au courant de la Gangâ celui que le monde appela (plus tard) fils du cocher et fils de Râdhâ.

24. C’était le fils aîné de Kountî, notre frère maternel. Dans mon grand désir d’obtenir la royauté, j’ai fait tuer mon frère sans le connaître !

25. Cette idée me brûle les membres, comme le feu consume un tampon de coton. Le Prithide aux chevaux blancs ne connut pas ce frère,

26. Pas plus que moi, ni Bhîma, ni les deux jumeaux. Mais cet (homme) aux beaux vœux nous a connus (pour ce que nous étions). Nous avons entendu dire que Prithâ alla vers lui,

27. Désirant notre repos, et qu’elle lui dit : « Toi (aussi) tu es mon fils. (Mets-toi du côté de tes frères, ou reste neutre) », et que ce magnanime ne se rendit pas à ses désirs.

28. Nous avons appris ensuite qu’il adressa ces mots à sa mère : « Je ne puis pas, en vérité, abandonner le roi Douryodhana (sur le point d’aller) au combat.

29. Cela ne serait pas loyal de ma part ; (ce serait) une méchanceté et une ingratitude, si, suivant ton désir, je m’unissais à Youdhishthira.

30. Les hommes penseraient de moi : « Il a redouté (d’ affronter) dans les combats, le (guerrier aux coursiers blancs. Quand j’aurai vaincu dans la bataille Vijaya (Arjouna), accompagné de Keçava,

31. Je m’unirai avec Dharmapoutra. » Telles furent ses paroles ; mais Prithâ dit encore à (ce héros) à la large poitrine :

82. « Combats Phâlgouna à ta fantaisie, mais accorde-moi que les quatre (autres) soient exempts de (tout) danger de ta part. » Ce sage (guerrier), ayant fait l'añjali, répondit à sa mère qui pleurait.

33. « Je ne tuerai pas tes quatre (autres) fils, s’ils tombent en mon pouvoir. Ô reine, tu es certaine d’avoir toujours cinq fils,

34. Y compris Arjouna, si Karna périt, ou bien, y compris Karna, si Arjouna est tué. » Puis, cette mère, désireuse (de conserver) ses enfants, dit encore à son fils :

35. « Traite favorablement (ces) frères, à qui tu veux du bien. » Après avoir ainsi parlé, Prithâ le quitta et retourna chez elle.

36. Ce héros (qui était notre) frère utérin, a été tué par Arjouna son frère, et, ô puissant, ce secret, resté entre Prithâ et lui, ne fut pas divulgué.

37, 38. Et ce grand et héroïque archer fut abattu sur le champ de bataille par le fils de Prithâ ! Mais, ô le plus grand des brahmanes, les paroles de Prithâ m’apprirent ensuite que Karna était mon frère, et mon frère ainé, ce qui fait que ce fratricide brûle cruellement mon cœur.

39, 40. Avec Karna et Arjouna pour compagnons, j’eusse pu vaincre Vâsava lui-même. La colère qui s’était subitement élevée (en moi), dans l’assemblée, quand les méchants Dhritarâshtrides me tourmentaient, s’apaisa quand j’entendis les paroles, (quoiqu’elles fussent) rudes, (et qu’elles dussent avoir) de fâcheuses suites,

41. De ce (héros) qui désirait le bonheur de Douryodhana, et qui parlait, (au moment du) jeu de dés, au milieu de l’assemblée. A sa vue ma colère s’évanouit.

42. Voici quelle fut ma pensée : « Les deux pieds de Karna sont semblables à ceux de Kountî. « Et je recherchai la cause de cette ressemblance entre Prithâ et lui.

43. J’eus beau réfléchir, je ne pus en saisir la cause. Mais comment la terre dévora-t-elle sa roue ?

44. Comment mon frère fut-il maudit ? Tu dois me le dire, ô adorable. Je désire apprendre de toi tout ce qu’il en est.

45. Car, ô adorable prêtre, tu connais tout ce qui, dans ce monde, s’est fait et ne s’est pas fait.