Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/1-LDEAPLS-Ch8

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (2p. 41-58).



CHAPITRE VIII


COMBAT NOCTURNE


Argument : Questions de Dhritarâshtra. Kripa et Kritavarman se tiennent à l’entrée du camp pour empêcher les ennemis d’échapper. Açvatthâman pénètre dans le camp. Mort de Dhrishtadyoumna. Terreur des femmes, des gardiens et des kshatriyas. Mort d’Outtamaujas, de Youyoudhâna et d’autres Pâñcâlas. Mort des fils de Draupadi, Prativindhya, Soutasoma, Çatânika, Çroutakarman, Çroutakirti. Mort de Çikhandin, des Prabhadrakas, et des soldats de Virâta. Massacre général. Description du tumulte et du désordre dont le camp est le théâtre. Kripa et Kritavarman mettent le feu au camp. Gémissements des soldats que l’on massacre. Joie des noctivagues et des carnassiers. Départ joyeux de Kripa, de Kritavarman et du Dronide. Dhritarâshtra demande pourquoi Açvatthâman n’a pas agi ainsi plus tôt. Sañjaya répond que c’est par crainte de la force des fils de Pàndou. Les trois Dhritarâshtrides se rendent auprès de Douryodhana, qui est en train de mourir.


319. Dhritarâshtra dit : Quand le grand guerrier fils de Drona fut arrivé au camp, est-ce que Kripa et Bhoja ne reculèrent pas, remplis de crainte ?

320. Quoique n’étant ni arrêtés ni surpris par des yeux vils, ces deux grands guerriers ne se désistèrent-ils pas de leur entreprise, en se disant : « C’est une chose impossible ? »

321. Ou bien, est-ce que, après avoir cruellement traité le camp, et tué les Somakas et les Pândouides, ils suivirent la voie très honorable, que Douryodhana leur avait tracée ?

322. Ou bien (enfin), ces deux héros furent-ils tués par les Pâñcâlas endormis à terre, (quand ils les eurent assaillis) ? Accomplirent-ils leur entreprise ? Raconte-moi cela, ô Sañjaya,

323. Sañjaya dit : Le fils magnanime de Drona étant arrivé au camp, Kripa et Kritavarman se tinrent à l’entrée.

324. Açvatthâman, ô roi, joyeux de voir ces deux grands guerriers (disposés à) faire tous leurs efforts (pour favoriser son projet), leur adressa d’une voix caressante les paroles suivantes :

325. « Si, à vous deux, vous êtes capables d’exterminer la caste entière des Kshatriyas, à plus forte raison (pourrez-vous venir à bout) de ce (misérable) reste de combattants, endormis pour la plupart.

326-327. Je vais entrer dans le camp et j’y agirai comme (le dieu de) la mort (en personne). Vous devez faire en sorte que nul homme vivant n’échappe (par la fuite). Telle est ma pensée. » Après avoir ainsi parlé, le fils de Drona entra dans le camp des fils de Prithâ,

328. En (y) sautant par un endroit où il n’y avait pas de porte. Sans crainte pour lui-même, ce grand guerrier, qui connaissait les lieux, une fois entré,

329. S’avança doucement vers la tente de Dhrishtadyoumna. Les grands guerriers, très fatigués des exploits qu’ils avaient accomplis dans la bataille,

330. Écrasés de lassitude après avoir couru de côté et d’autre, s’étaient endormis ; et, ô Bharatide, étant entré dans la tente de Dhrishtadyoumna,

331. Le fils de Drona vit près de lui le Pâñcâlien, endormi sur un grand lit de lin blanc, entouré de tapis précieux,

332-333. Orné de magnifiques guirlandes, parfumé à l’aide de fumigations et de poudres (odorantes). Il réveilla du pied ce magnanime qui, exempt de toute crainte, reposait avec confiance sur son lit. S’étant reveillé au contact du pied (de son ennemi) et s’étant levé, ce (héros) que le combat enivrait,

334-335. À la grandeur d’âme incommensurable, reconnut le grand guerrier, fils de Drona. Au moment où il s’élançait hors de son lit, le très fort Açvatthâman le prit avec les deux mains par les cheveux, et l’écrasa à terre ; jeté violemment sur le sol par cet (adversaire), ô Bharatide, la crainte

336. Et le sommeil le mirent dans l’impossibilté de bouger. Ô roi, (Açvatthâman), lui foulant avec les pieds la gorge et la poitrine,

337. Le fit mourir comme on tue les bestiaux, alors que sa victime criait et tremblait. Dhrishtadyoumna, en le frappant avec ses ongles, disait au fils de Drona, d’une voix à peine intelligible :

338. « Ô fils du précepteur, vaincs-moi avec une épée et ne me fais pas longtemps (souffrir). Ô le plus grand des hommes, que, poussé par ton aide, je (puisse) atteindre les mondes heureux. »

339. Après avoir ainsi parlé, le tourmenteur des ennemis, fils du roi des Pâñcâlas, violemment saisi par son robuste (adversaire), se tut.

340. Après avoir entendu ses paroles à peine intelligibles, le fils de Drona lui dit : « Ô opprobre de la terre, les mondes (supérieurs) ne sont pas faits pour ceux qui tuent leurs précepteurs .

341-342. Tu ne mérites donc pas de périr par l’épée, ô insensé. » En parlant ainsi, dans sa colère, il frappait très cruellement ce héros à coups de pied, dans les parties vitales. (Il le tua), comme un lion tue un éléphant affolé. Aux cris de ce héros mourant sous sa tente,

343. Ô grand roi, ses femmes et ses gardes s’éveillèrent. En voyant cet (homme) à la force surhumaine, qui portait à leur maître des coups mortels,

344. Supposant que c’était plus qu’un homme, la crainte les rendit silencieux. Après avoir envoyé (Dhrishtadyoumna), de la manière qui a été dite, au séjour d’Yama,

345. L’héroïque (Açvatthâman) retourna vers son char, sur lequel il monta, et s’éloigna de ce lieu, en faisant résonner l’espace, ô roi.

346. Le robuste fils de Drona, désireux de tuer les ennemis, monté sur son char, s’avança dans le camp. Quand ce grand guerrier fut parti,

347. Toutes les femmes, extrêmement désolées, se mirent à pousser des cris, ainsi que tous les gardes réunis, en voyant le roi privé de vie.

348. Ô Bharatide, tous les kshatriyas de Dhrishtadyoumna poussèrent de grands cris. Au bruit fait par ces femmes, tous les excellents kshatriyas qui se trouvaient dans le voisinage,

349. Se hâtèrent de s’équiper et vinrent demander ce qui s’était passé. Ces femmes, ô roi, épouvantées à la vue du Bharadvâjide,

350. Leur dirent d’une voix empreinte de chagrin : « Courez rapidement après le (meurtrier). Nous ne savons pas si c’est un homme ou un rakshasa.

351. Après avoir tué le roi des Pâñcâlas, il est monté sur son char et s'y tient. » Alors ces hommes (qui étaient) les premiers des guerriers, entourèrent immédiatement (le Dronide).

352. Il tailla en pièces avec l’arme de Roudra, tous ces kshatriyas qui fondaient sur lui. Après avoir tué Dhrishtadyoumna et ses compagnons,

353-354. Il vit Outtamaujas endormi près de là sur un lit. S’en étant approché, il fit, comme il l’avait fait (pour le roi des Pâñcâlas), mourir ce dompteur des ennemis rugissant, (en lui appuyant), avec force, le pied sur la gorge et sur la poitrine. Youdhyamanyou (étant arrivé), et croyant (Outtamaujas) tué par un rakshasa,

355. Leva sa massue et frappa violemment le fils de Drona (dans la région) du cœur. (Celui-ci), ayant couru sur lui, le saisit et le jeta à terre

356. Malgré sa résistance ; il le fit périr comme (on tue) un animal. Après l’avoir tué, ce héros attaqua d’autres

357. Grands guerriers qui venaient de s’endormir çà et là, et qui, (réveillés en sursaut), tremblaient et criaient, ô Indra des rois, comme, dans un sacrifice, le combustible (consume) les bestiaux,

358. Puis, ayant tiré son épée, dont il était habile à se servir, il tua isolément d’autres (ennemis), en parcourant successivement les rues du camp.

359. Ayant aperçu deux goulmas (petites troupes), il écrasa sur le champ les soldats qui les composaient et qui, fatigués, avaient déposé leurs armes et se livraient au sommeil.

360. Ayant tout le corps baigné de sang, jouant le rôle de la mort comme Antaka, il taillait en pièces, avec cette excellente épée, les combattants, les chevaux et les éléphants.

361. Le fils de Drona était couvert du sang de ces malheureux qui se débattaient, etpar (reflfet) des grands coups de trois sortes différentes, de son glaive et de son épée 2

362. L’aspect, en quelque sorte surhumain, et très effrayant, de ce guerrier rouge de sang, porteur d’un glaive brûlant, resplendissait (de majesté).

363. Ceux qui s’éveillaient, ô Kourouide, affolés par le bruit, se regardaient les uns les autres, et tremblaient de terreur à chaque coup d’œil qu’ils échangeaient entre eux.

364. Ces kshatriyas, en voyant l’aspect de ce destructeur de ses ennemis, fermaient les yeux (d’effroi), le prenant pour un rakshasa.

365. (Le fils de Drona), dont l’aspect était terrible, parcourant le camp de côtés et d’autres, à la manière de la mort, aperçut les fils de Draupadî, et les Somakas qui restaient encore.

366. Ô maître des hommes, les grands guerriers fils de Draupadî, l’arc à la main, effrayés par le bruit, ayant entendu dire que Dhrishtadyoumna était tué,

367, 368. Couvrirent intrépidement le Bharadvâjide d’une multitude de traits. Alors, les Prabhadrakas et Çikhandin, réveillés par le tumulte, blessèrent le fils de Drona, avec des flèches çilîmoukhas. Ce Bharadvâjide les voyant l’arroser d’une pluie de flèches,

369. Ce grand et vigoureux guerrier, désireux de les tuer, poussa un cri (retentissant). Puis, très excité en se rappelant le meurtre de son père,

370. Il descendit du siège de devant de son char et se hâta de les attaquer. Ayant saisi, pour combattre, son bouclier blanc, orné de mille lunes,

371. Et son glaive divin et sans tache, orné d’or, le fort (Açvatthâman) ayant attaqué les fils de Draupadî, les dispersa avec ce glaive.

372. Puis, ô roi, dans ce grand combat, il frappa au ventre le tigre des hommes Prativindhya (fils de Youdhishthira), qui tomba mort.

373. Mais le majestueux Soutasoma (fils de Bhîma), ayant atteint le fils de Drona d’un javelot, courut sur lui l’épée haute.

374. Le taureau des hommes, ayant coupé le bras de Soutasoma qui tenait l’épée, le frappa aussi dans le côté. Ce (prince) tomba (à terre), le cœur percé.

375. L’héroïque Çatânîka, fils de Nakoula, ayant levé à deux mains une roue de char, en frappa avec violence (le fils de Drona) dans la poitrine,

376. Ce brahmane s’attaqua à Çatânika, qui avait lâché sa roue et qui tomba défaillant à terre ; après quoi il lui enleva la tête.

377. Çroutakarman, ayant saisi une barre de fer, courut attaquer le fils de Drona et l’atteignit au bras gauche, qui portait le bouclier.

378. Mais celui-ci frappa au visage, de son excellente épée, Çroutakarman qui, défiguré, tomba à terre sans connaissance et mourut.

379. Le grand guerrier, le brave Çroutakîrti (fils d’Arjouna), attiré par le bruit, ayant (à son tour) attaqué Açvatthâman, le couvrit d’une pluie de flèches.

380. Celui-ci s’en garantit avec son bouclier, et lui enleva du tronc la tête ornée de brillantes boucles d’oreille.

381. Le fort (Açvatthâman) frappa de toutes parts, avec différentes armes, le héros meurtrier de Bhîshma, avec tous les Prabhadrakas,

383. Il lui fixa entre les deux sourcils une seconde flèche çilîmoukha. Dans sa colère, le très fort fils de Drona,

383. Ayant attaqué Çikhandin, le coupa en deux avec son épée. Puis, le tourmenteur des ennemis, plein de colère, après avoir tué Çikhandin,

384. Attaqua avec violence tous les Prabhadrakas et courut avec impétuosité sur ce qui restait de l’armée de Virâta,

385, 386. Le très fort fils de Drona, habile (à manier) l'épée, tailla en pièces avec son glaive, après les avoir successivement envisagés et assaillis, les fils, les petits-fils et les amis de Droupada, et en fit un massacre terrible.

387, 388. Ces (Pândouides) virent une femme noire, ayant la bouche et les yeux rouges, des guirlandes et des collyres rouges, des vêtements rouges. C’était la nuit de la mort qui, ayant attaché avec de terribles chaînes les hommes, les chevaux et les éléphants, chantait et s’avançait solitaire.

389. Emportant, liés avec la corde (qui sert à entraîner les défunts dans l’empire d’Yama), divers fantômes sans cheveux, et aussi de grands guerriers qui avaient déposé les armes.

390. Les plus éminents des guerriers, pendant d’autres nuits, ô vénérable, avaient vu en songe (ce fantôme) entraînant les gens endormis. (Ils avaient également vu) le Dronide frappant sans interruption.

391. Depuis le commencement de la guerre entre les Kourouides et les Pândouides, ils voyaient, (dans leurs rêves), cette femme et le Dronide.

392. Le fils de Drona abattait maintenant ceux qui avaient d’abord été condamnés par le Destin, faisant trembler par ses cris tous les êtres, (et même les guerriers) formidables dans les combats.

393. Ces héros, en butte aux rigueurs du sort, se souvenant de ce qu’ils avaient vu en songe, se disaient : « C’est cela même. »

394. Alors, dans le camp des Pândouides, des centaines et des milliers d’archers, éveillés par le tumulte (du combat, s’efforcèrent) de s’opposer (au fils de Drona).

395. Celui-ci coupa, aux uns les deux pieds, aux autres les parties postérieures (du corps). Pareil à Antaka, auquel le temps permet d’accomplir son œuvre destructrice, il en coupa d’autres en travers.

396. Ô roi, la terre était couverte (de guerriers) cruellement broyés, (de ceux qui) poussaient des cris violents et désespérés, et des autres qui étaient écrasés par les chevaux et par les éléphants.

397. Le fils de Drona était devenu l’Antaka de ces guerriers qui s’écriaient : « Qu’y a-t-il ? Quel est celui-ci ? Quoi donc ? D’où vient ce bruit ? »

398. Le fils de Drona, le meilleur des combattants, envoya au monde de la mort les Pândouides et les Sriñjayas, (qui auraient dû être) armés, mais qui avaient déposé leurs armes et leurs cuirasses.

399. Alors, inconscients, malades de peur, engourdis par le sommeil, épouvantés par l'épée (d’Açvatthâman), ils s’affaissaient à l’endroit même où ils s’étaient éveillés.

400. Extrêmement épouvantés, les membres paralysés par la terreur, l’effroi leur enlevait leurs forces ; ils criaient (et) s’attaquaient les uns les autres.

401. Alors, le fils de Drona, monté sur son char qui produisait un bruit terrible, prit son arc et envoya les uns, avec ses flèches, au séjour d'Yama.

402. (Pendant) que, de loin, il désignait pour la nuit de la mort, d’autres héros, les plus grands des hommes, qui venaient de se lever (de leur lit) et qui couraient sur lui.

403. Il parcourait (le camp), écrasant sous son char les ennemis, qu’il arrosait de pluies de traits de toutes sortes.

404. Il courut de nouveau parmi eux, avec son bouclier brillant, orné de cent lunes, et son épée couleur de l’éther.

405. Ô Indra des rois, ce fils de Drona, irrésistible dans les combats, mettait le trouble dans le camp des (Pândouides), comme un éléphant (trouble) un grand étang.

406. Ô roi, les soldats s’éveillaient au bruit (qu’il causait) ; hors d’eux-mêmes, encore engourdis par le sommeil et remplis de crainte, ils couraient de côté et d’autre.

407. Les uns criaient d’une manière discordante et prononçaient des paroles dépourvues de sens, sans être munis, ni de leurs armes, ni de leurs vêtements ;

408. D’autres, les cheveux détachés, ne se reconnaissaient plus entre eux. Quelques-uns, en se levant (de leur couche), retombaient, vaincus par la fatigue, ou couraient de côté et d’autre, (sans motif).

409. Des éléphants et des chevaux, ayant brisé leurs entraves, rendaient leurs excréments ou évacuaient leurs urines.

410. D’autres aussi couraient çà et là, causant un grand désordre. Quelques-uns, effrayés, se couchaient à terre,

411. Et les éléphants et les chevaux les écrasaient. Au milieu de ce tumulte, ô taureau des hommes, des rakshasas

412-414. Joyeux, poussaient de grands cris de plaisir, ô taureau des Bharatides. Ces cris, renforcés par (ceux) d’une multitude d’êtres réjouis (du carnage, faisaient) un bruit qui remplissait le ciel et les (différentes) directions de l’espace. Les éléphants et les chevaux lâchés dans le camp, effrayés par les cris de douleur, écrasaient les hommes en s’enfuyant de côté et d’autre. La poussière soulevée par leurs pieds, pendant qu’ils couraient ainsi çà et là,

415. Produisait dans le camp des (Pândouides), une obscurité qui accroissait celle de la nuit, et rendait de tous côtés les hommes perplexes.

416. Les pères ne reconnaissaient plus leurs fils ni les frères leurs frères. Les éléphants, (dans leur course), dépassant les éléphants, les chevaux sans cavalier dépassant les chevaux,

417. Les frappaient, les écrasaient et les broyaient. Ceux-ci, écrasés, tombaient à la suite de chocs mutuels, ô Bharatide.

418. Ils en faisaient tomber d’autres, qu’ils écrasaient. Les hommes, hors de leur bon sens, engourdis par le sommeil, enveloppés par l’obscurité,

419. Attirés par le bruit et, aussi, poussés par le Destin, se frappaient (les uns les autres). Les portiers ayant abandonné leurs portes, les hommes des goulmas désertant leurs goulmas,

420. Couraient (droit) devant eux, s’enfuyaient hors d’eux-mêmes, éperdus, et ne se reconnaissaient pas les uns les autres.

421. L’esprit égaré par le Destin, ils criaient : « Mon père ! Mon fils ! » Tout en fuyant, ayant abandonné leurs postes,

422. Les hommes se demandaient mutuellement du secours, (en se désignant les uns les autres) par leurs noms de familles. D’autres tombaient à terre, en poussant les cris de : Ah ! Ah !

423-425. Le fils de Drona, les entendant au milieu du combat, les arrêtait (en les tuant). D’autres kshatriyas, hors d’eux-mêmes, transis de peur (en se voyant) massacrer sans répit, s’enfuyaient du camp. Mais Kritavarman et Kripa tuaient à la porte ces guerriers effrayés qui s’y précipitaient, les cheveux déliés, ayant laissé tomber leurs armes et leurs cuirasses et faisant l’añjali.

426. Ils ne laissaient passer aucun de ces (hommes) effrayés et se lamentant. Aucun ne leur échappa en sortant du camp.

427. Et même, ô grand roi, Kripa et Kritavarman, tous les deux furibonds, désirant faire ce qui était agréable au fils de Drona, et même davantage (si c’était possible),

428-431. Mirent le feu au camp en trois endroits. Alors, ô grand roi, le camp étant éclairé, Açvatthâman, qui réjouissait (ainsi les mânes de) son père, put, en voyant ce qu’il faisait, le parcourir l’épée à la main. Le plus grand parmi les meilleurs des brahmanes, priva de la vie, avec son glaive, de nombreux héros qui couraient çà et là, et d’autres qui s’enfuyaient, ô grand roi. Cet héroïque fils de Drona, enragé de colère, abattit un grand nombre de soldats, en les coupant avec son glaive comme des tiges de sésame. Les meilleurs d’entre les hommes, les chevaux et les éléphants, harassés et criant,

432. Abattus, couvraient la terre de leur corps, ô taureau des Bharatides. Et, dans ces milliers d’hommes abattus et tués,

433-435. De nombreux corps sans tête (auxquels il restait encore un peu de vie), se relevaient et retombaient après s’être relevés. Le magnanime fils de Drona trancha des bras portant leurs armes ou ornés de bracelets, des têtes, des cuisses semblables à des trompes d’éléphants, des mains et des pieds, ô Bharatide. Il perça (de son glaive) les uns par le dos, les autres par les flancs. Il enleva la tête à d’autres. Il en coupa quelques-uns (en deux), par le milieu du corps, ou dans la région des oreilles. Il en mit d’autres en fuite.

436. En ayant atteint d’autres dans la région de l’épaule, il leur fit rentrer la tête dans le corps. Ô roi, pendant qu’il parcourait (le camp) ainsi, faisant de très nombreuses victimes,

437. L’obscurité rendait (plus) horrible (encore) cette terrible nuit. Les hommes n’ayant plus qu’un reste de vie, des milliers d’autres tués,

438, 439. De nombreux éléphants et de nombreux chevaux (morts ou mourants), rendaient la terre effrayante à voir. Ceux que le fils de Drona taillait en pièces dans sa colère, s’affaissaient sur le sol couvert de yakshas et de rakshasas, et que des (débris) de chars, de chevaux et d’éléphants, rendaient terrifiant.

440. Quelques-uns disaient : « Ce qui nous arrive pendant notre sommeil n’est pas l’œuvre guerrière des Dhritarâshtrides irrités, mais celle de cruels rakshasas.

441-442. Certes, c’est seulement à raison de l’absence des fils de Prithâ, que nous sommes (ainsi) massacrés. Le fils de Kountî, qui a pour protecteur Janârdana, ne saurait être vaincu, ni par les asouras, ni par les gandharvas, ni par les yakshas, ni par les rakshasas. Pieux, vérace, ayant ses sens domptés, rempli de sympathie pour toutes les créatures,

443. Le fils de Prithâ, Dhanañjaya, ne frapperait pas un homme endormi, ni un homme désarmé, ni (celui qui se soumet) en faisant l’añjali, ni celui dont les cheveux sont déliés et qui s’enfuit.

444. Ce traitement horrible nous est infligé par les rakshasas aux œuvres cruelles. » En parlant ainsi, de nombreux hommes se jetaient à terre.

445. Puis, bientôt, ce grand et tumultueux bruit d’hommes, dont les uns criaient et dont les autres rugissaient, s’apaisa.

446. En un instant, ô roi, la poussière qui s’était élevée, disparut, la terre étant complètement couverte de sang.

447. Ce (héros) irrité abattait par milliers les hommes terrifiés et découragés, comme (Roudra) maître des troupeaux (tue) les bestiaux.

448. Le fils de Drona broyait tous ceux qui s’étaient couchés à terre, ceux qui se tenaient accrochés les uns aux autres, ceux qui couraient, ceux qui s’étaient cachés et ceux qui combattaient.

449. Ce (brahmane), qui était à ton service, conduisait alors au séjour d’Yama, les uns et les autres, les guerriers qu’il avait tués et ceux que le feu consumait.

450. Ô Indra des rois, pendant la moitié de cette nuit, le fils de Drona envoya dans l’empire de la mort, la grande armée des Pândouides.

451. Cette nuit terrible, qui apportait la ruine complète des hommes, des éléphants et des chevaux, comblait de joie les noctivagues.

452. On voyait diverses sortes de rakshasas et de piçâcas, manger les chairs et boire le sang des hommes.

453. (Ils étaient) formidables, avaient le teint basané, des dents (dures) comme la pierre, de gros ventres. En forme de conques allongées, ils étaient couverts de poussière, portaient des tresses et avaient cinq pieds.

454. Ils avaient les doigts en arrière, étaient rudes, difformes, effrayants ; ils avaient le cou bleu et y portaient suspendus des multitudes de grelots.

455. Accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants, cruels, sans aucune pitié, ils étaient affreux à voir. On y apercevait des rakshasas ayant des formes diverses.

456, 457. D’autres êtres carnassiers, vivant de nourriture animale, dévorant la chair des ennemis et buvant leur sang, joyeux et bien rassasiés, disaient, en parlant de la lymphe, du sang, de la moelle et de la graisse : « Ceci est excellent, succulent, agréable au goût. »

458. D’autres terribles carnivores de diverses formes, se nourrissant de chairs, le ventre gros, couraient çà et là, après avoir dévoré la graisse des (cadavres).

459. Il y avait là des myriades, des millions et des centaines de millions de grands rakshasas, aux formes effrayantes et aux œuvres cruelles.

460. Joyeux et satisfaits de ce grand carnage. Il s’y trouvait aussi un grand nombre (d’autres) êtres (terribles), qui s’y étaient réunis, ô maitre suprême des hommes.

461, 462. À l’aube, (Açvatthâman) songea à sortir du camp. Ô roi, la poignée de l’épée du fils de Drona était couverte de sang humain et soudée à sa main, avec laquelle elle ne semblait plus faire qu’un (membre) unique. Il avait parcouru une voie difficile à suivre. La destruction des hommes lui donnait un éclat (incomparable),

463. Ainsi qu’à la fin d’un youga, le feu qui a réduit tous les êtres en cendres. Ô roi, après avoir accompli cet exploit selon sa promesse, le fils de Drona,

464. Qui avait adopté une résolution difficile à exécuter, sentit s’évanouir la souffrance (que lui causait le souvenir du meurtre) de son père. Et, comme il était entré de nuit dans le camp (silencieux), dont les habitants étaient endormis,

465. De même, le taureau des hommes en sortit au milieu du silence, après avoir tué (ses ennemis). L’héroïque Açvatthâman, s’étant réuni à ses deux (compagnons) et étant sorti du camp,

466. Joyeux (lui-même), les réjouit en leur racontant ses exploits, ô Puissant. Alors, ces deux (autres guerriers, qui avaient à cœur) de faire ce qui lui était agréable, lui firent un récit qui lui plut.

467. (À savoir que) les Pâñcâlas et lesSrinjayas avaient, par milliers, été taillés en pièces (par eux). Ils poussaient des cris de joie et battaient des mains.

468. Certes, cette nuit fut aussi rendue terrible par le massacre des Somakas endormis, et qui ne se tenaient pas sur leurs gardes.

469. Sans aucun doute (dirent les trois Dhritarashtrides), il est difficile d’échapper aux vicissitudes du temps, puisque de tels hommes, après avoir consommé notre ruine, sont tués (à leur tour).

470. Dhritarâshtra dit : Pourquoi le grand guerrier, fils de Drona, ferme dans son (désir d’assurer) la victoire de mon fils, n’accomplit-il pas plus tôt ce grand exploit ?

471. Et pourquoi l’a-t-il exécuté après la mort du vil (Douryodhana) ? J’attends de toi que tu m’en apprennes la raison.

472. Sañjaya dit : Ô descendant de Kourou, la crainte (de la supériorité des ennemis) l’empêcha d’agir plus tôt. C’est par suite de l’absence des fils de Prithâ et du sage Keçava,

473. Ainsi que du Satyakide, que cet exploit a pu être accompli par le fils de Drona. Qui, fût-ce (Indra), le maître des Marouts (vents), eût été capable (d’exécuter) (un tel) massacre, en présence de ces (sept héros) ?

474. Ô roi, les choses ne se sont passées ainsi, que parce que les hommes étaient endormis. À la suite de ce cruel massacre des Pândouides,

475. Et après que les grands guerriers se furent réunis, ils se félicitèrent mutuellement. Puis le fils de Drona, félicité joyeusement par ses deux (compagnons), les embrassa

476. Et prononça dans sa joie ces excellentes paroles : « Tous les Pâñcâlas et les fils de Draupadî ont été tués partout où ils étaient.

477. Les Somakas et ceux qui survivaient parmi les Matsyas ont été exterminés par moi. Maintenant que la tâche que nous nous étions imposée est accomplie, hâtons-nous d’aller à l’endroit même (où se trouve) Douryodhana.

478. Si notre roi vit (encore), nous lui raconterons (ce que nous avons fait). »