Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 2/1-LDEAPLS-Ch1

Traduction par Louis Ballin.
Ernest Leroux, éditeur (2p. 1-8).

MAHÂBHÂRATA


LIVRE DES ÉVÈNEMENTS ARRIVÉS PENDANT LE SOMMEIL


Après avoir rendu hommage à Nârâyana et à Nara, le plus grand des hommes, ainsi qu’à la déesse Sarasvatî, on peut obtenir la Victoire.




CHAPITRE PREMIER


RÉFLEXIONS DU FILS DE DRONA


Argument : Kripa, Kritavarmam et le fils de Drona se sauvent dans une forêt d’aspect terrible. Dhritarâshtra demande à Sañjaya ce qu’ils ont fait. Récit de Sañjaya. Épisode des corneilles et du hibou. Sommeil de Kripa et de Kritavarmam. Le Dronide réfléchit à la conduite du hibou et songe à tuer par ruse les Pândouides. Il éveille ses deux compagnons et leur communique son dessein dont ils ont horreur. Discours du fils de Drona.


1. Sañjaya dit : Ensuite, ces héros s’avancèrent ensemble vers le midi. Ils arrivèrent près du camp, au coucher du soleil .

2. Ils abandonnèrent leurs véhicules et se hâtèrent, dans leur effroi, d’entrer dans un lieu boisé, dont ils se trouvaient proches.

3. Ils s’établirent à une légère distance du campement de l'armée. Tailladés de toutes parts par des armes aiguës, blessés et (comme) anéantis,

4. Après avoir soupiré longuement et fortement, ils pensaient aux fils de Pândou. Ayant entendu les cris terribles des Pândouides victorieux,

5. Ils se remirent à fuir vers l’est, de crainte de ce qui pourrait arriver. Quand ils eurent marché un certain temps, leurs chevaux étant fatigués et eux-mêmes tourmentés par la soif,

6. Ils s’arrêtèrent un instant. Ces grands archers, irrités du meurtre du roi, (qu’ils ne pouvaient) pardonner, étaient remplis d’impatience et de colère.

7. Dhritarâshtra dit : Ô Sañjaya, il est incroyable que Bhîma ait accompli cet exploit, d’abattre mon fils qui possédait l’énergie vitale de dix mille éléphants.

8. Mon fils, (encore) jeune, aussi résistant que le diamant, incapable d’être tué par tous les êtres, a succombé sous les coups des fils de Pândou, ô Sañjaya !

9. Ô Gâvalganien (Sañjaya), les hommes ne sauraient aller au-delà de ce qui a été fixé par (le destin), puisque mon fils a été abattu par les fils de Prithà, qui s’étaient rencontrés avec lui dans le combat.

10. Assurément, ô Sañjaya, mon cœur est de fer, puisqu’il n’a pas éclaté en cent morceaux, en apprenant que mes cent fils avaient été tués.

11. Car, qu’adviendra-t-il du vieux ménage dont les fils ont été tués. Je n’ose pas, en vérité, habiter dans le royaume de Youdhishthira.

12. Père de roi, ayant été moi-même roi, comment pourrais-je, ô Sañjaya, devenir un serviteur aux ordres du fils de Pândou,

13. Qui, (à lui) seul, a fait tuer tous mes cent fils, bien que j’aie commandé toute la terre et que j’aie été placé à la tête (des hommes), ô Sañjaya ?

14. Pourquoi la parole de ce magnanime Vidoura a-t-elle été vérifiée par ce fils qui n’écoutait pas les conseils qu’il lui donnait, ô Sanjaya ?

15. Comment deviendrais-je un serviteur dont la tâche n’a pas de terme ? Comment pourrais-je entendre les paroles de ce Bhîma ?

16. Sañjaya, mon ami, quand mon fils Douryodhana eut été tué irrégulièrement, que firent Kritavarman, Kripa et le fils de Drona ?

17. Sañjaya dit : roi, les tiens, après être partis, (n’allèrent) pas très loin (et) s’arrêtèrent en voyant une forêt terrible formé de diverses sortes d’arbres et de lianes.

18. Ils s’approchèrent du grand bois au coucher du soleil, avec leurs excellents chevaux qui avaient trouvé de l’eau, et s’arrêtèrent un instant.

19. (Ce bois) renfermait diverses sortes de gibier et d’oiseaux, il était habité par diverses espèces d’animaux carnassiers et peuplé d’arbres et de lianes de plusieurs sortes.

20. Il était orné de toutes sortes de fleurs. (On y) trouvait plusieurs réservoirs d’eau, des centaines d’étangs à lotus ; il était embelli de fleurs de nymphœa cyana.

21. Étant entrés dans ce bois terrible et regardant de toutes parts, ils virent un figuier indien, couvert d’un millier de branches.

22. Alors ces grands guerriers, les premiers des hommes, s’étant approchés du figuier indien, contemplèrent cet arbre magnifique.

23. Ils descendirent de leurs chars, dételèrent leurs chevaux, et, après avoir touché l’eau selon la loi, accomplirent les cérémonies religieuses du crépuscule.

24. Puis, l’astre du jour s’étant couché derrière la meilleure des montagnes (le mont Asta), la nuit, conservatrice du monde entier, arriva.

25. Orné de toutes les étoiles et des constellations visibles, le ciel brillait de toutes parts, (comme) un admirable vêtement.

26. Les êtres qui errent pendant la nuit faisaient de tous côtés entendre des cris. Ceux qui se promènent pendant le jour étaient endormis.

27. Il se fit un grand bruit, produit par les animaux rôdant dans la nuit. Les carnassiers étaient réjouis et la nuit devint effrayante.

28. Au commencement de cette nuit terrible, Kritavarman, Kripa et le fils de Drona, tristes et malheureux, s’assirent ensemble les uns auprès des autres.

29. Assis près de ce figuier, ils donnèrent cours à la douleur (que leur causait) ce désastre, (qui était) la ruine complète des Kourouides et des Pândouides.

30. Accablés de sommeil et de fatigue, blessés par différentes sortes de flèches, ils se laissèrent tomber sur le sol.

31. Vaincus par le sommeil, les deux grands guerriers, qui n’avaient pas mérité de souffrir, (s’arrangèrent pour) passer une bonne nuit et s’endormirent sur la terre.

32. grand roi, ces deux (hommes habitués) à des lits magnifiques, s’endormirent sur le terrain, comme des (malheureux) sans protecteurs.

33. Mais, ô Bharatide, le fils de Drona, en proie à la colère et à l’impatience, n’avait pas envie de dormir et soufflait comme un serpent.

34. La rage dont il brillait l’empêcha de s’abandonner au sommeil. Le grand guerrier examina ce bois à l’aspect terrible.

35. En inspectant les régions de la forêt habitées par les divers animaux, le guerrier aux grands bras vit le figuier indien entouré par des corneilles.

36. Des milliers de corbeaux y passaient la nuit. Ils y dormaient à l’aise, perchés séparément, ô Kourouide.

37. Pendant que ces corbeaux confiants étaient endormis de tous côtés, il vit venir un horrible hibou,

38. Brun rougeâtre, aux cris effroyables, ayant un grand corps, des yeux fauves, un bec puissant et de grandes serres, rapide comme Souparna.

39. Poussant un doux murmure, comme celui d’un oiseau qui se couche, il s’approcha des branches du figuier indien.

40. L’oiseau, l’Antaka des corneilles, descendit sur une branche du figuier, atteignit et tua un grand nombre de ces animaux.

41. Il coupa les ailes à quelques-uns, la tête à quelques autres, et, avec ses serres, il brisa les jambes à d’autres.

42, 43. En un instant, le fort (oiseau) eut tué ceux qui étaient à portée de sa vue. Tout le terrain entourant le figuier, fut jonché de cadavres et de tronçons (de corps), ô maître des hommes. Après avoir tué les corbeaux, le hibou était joyeux

44. D’avoir détruit ses ennemis, en les traitant à sa fantaisie. Après avoir vu cet acte déloyal, accompli pendant la nuit par le hibou,

45. Le Dronide, solitaire, appliquant son esprit à comprendre ce que cela pouvait signifier, pensait : « Cet oiseau m’enseigne la conduite que je dois tenir dans la bataille.

46. Je crois que le moment propice pour la destruction des ennemis est arrivé. Fiers de leurs victoires, les Pândouides ne sauraient être tués par moi (dans les conditions ordinaires).

47. Ces guerriers sont forts, habiles à atteindre le but (qu’ils se proposent). Ils ont prouvé leur valeur. Mais j’ai juré leur mort en présence du roi.

48. Je mourrai sans aucun doute, si je les combats loyalement. Je me suis engagé dans une affaire aussi (dangereuse), que le feu pour un insecte (qui s’y précipite), et où je trouverai ma perte.

49. Une ruse pourrait (me permettre) de réussir et (amener) une grande destruction des ennemis. Le succès d’une entreprise douteuse deviendrait certain.

50. Les hommes qui sont au fait des traités (sur ces matières), vantent (ces moyens). Ce qui est blâmé et même maudit par le monde,

51-56. Peut être accompli par l’homme soumis au devoir des kshatriyas. Les impurs Pândouides ont constamment, et à chaque pas, commis des actes blâmés et maudits. Les vers (qui suivent), dont le sens est véritable, ont été chantés jadis par des hommes ayant souci des devoirs et connaissant la vérité : « Quand elle est fatiguée ou quand elle est vaincue, au moment où elle mange, au moment du départ, au moment de l’arrivée, aussi bien qu’au milieu de la nuit, quand elle est endormie, ou quand son chef est perdu, ou quand les guerriers sont écrasés. ou quand elle est coupée en deux, l’armée ennemie doit être attaquée par ses adversaires. » Voilà (ce qu’on a dit). Le majestueux fils de Drona prit ainsi la résolution de tuer pendant la nuit les Pândouides et les Pâñçâlas endormis. Après avoir formé ce cruel projet et y avoir longuement réfléchi,

57. Il éveilla ses deux (compagnons), son oncle maternel et Bhoja. Quand ces deux magnanimes et très forts (guerriers), Kripa et Bhoja, furent éveillés (et eurent entendu sa proposition),

58. Pleins de honte, ils n’y firent pas une réponse conforme (à ses désirs). Ayant réfléchi un instant, (Açvatthâman) dit, d’une voix entrecoupée par les larmes :

59. « Le très puissant roi Douryodhana, ce héros unique (dans le monde), pour l’amour duquel nous sommes devenus les ennemis des fils de Pandou, a été tué.

60. Le maître de onze armées, dont l’héroïsme était parfait, (resté) seul au combat contre de nombreux et vils (adversaires), a été abattu par Bhîmasena.

61. L’infâme Vrikodara a commis cette action horrible, de fouler de son pied la tête de celui qui avait été sacré par l’aspersion.

62. Les Pâñcâlas, par centaines, rôdent de côté et d’autre en riant, en poussant des rugissements, en soufflant dans leurs conques et en battant leurs tambours doundoubhis.

63. Le son discordant des instruments de musique se mêle à celui des conques, (d’une manière) terrible. Transporté par le vent, il remplit en quelque sorte l’espace.

64. On entend aussi un très grand bruit produit par le hennissement des chevaux, le barrissement des éléphants et les clameurs des héros.

65. On entend le roulement des roues des chars des (guerriers) très joyeux, qui se dirigent vers la région orientale. (Ce bruit) fait hérisser le poil (de terreur),

66. Nous trois seulement avons échappé à ce grand massacre et à la destruction des Dhritarâshtrides, qu’ont accomplie les fils de Pândou.

67, 68. Quelques-uns avaient la vigueur de centaines d’éléphants. Quelques-uns étaient habiles à toutes les armes de jet. Ils ont été tués par les fils de Pândou. Je pense que, réellement et sûrement, cette entreprise (que je vous propose), peut amener un changement dans (notre) destinée, de façon que, cette tentative difficile étant menée à bien, la conclusion soit telle (que nous la désirons).

69. Si l’égarement (dans lequel) votre esprit (est tombé) ne vous a pas enlevé la sagesse, voyons ce que nous devons faire. »