Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap66

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 432-437).


CHAPITRE LXVI


SACRE D’AÇVATTHÂMAN


Argument : Açvatthâman, Kripa et Kritavarman viennent vers Douryodhana. Situation dans laquelle ils le trouvent. Discours d’Açvatthâman. Réponse de Douryodhana. Açvatthâman promet de tuer tous les Pâñcâlas. Douryodhana l’institue généralissime de son armée. Les trois maîtres de chars quittent Douryodhana.


3626, 3627. Sañjaya dit : Ô roi, les trois grands guerriers Kourouides, Açvatthâman, Kripa et le Sattvatide Kritavarman, blessés par des flèches algues, par des javelots et par des lances, (seuls) survivants parmi tant de morts, ayant appris des panégyristes que Douryodhana était à terre,

3628. Se hâtèrent de se diriger, avec leurs rapides chevaux, vers le champ de bataille. Ils virent le magnanime Douryodhana,

3629. Baigné de sang, s’agitant convulsivement sur le sol, pareil à un Çâla (vatica robusta) renversé dans les bois par la force du vent,

3630. Semblable à un grand éléphant, abattu dans la forêt par un chasseur, se roulant (dans son agonie) et arrosé de flots de sang.

3631. (Ils virent le roi) tombé à terre, semblable au disque du soleil (quand il se couche), pareil à la mer desséchée (et fouettée) par un grand vent qui s’élève (tout à coup),

3632. Semblable à la pleine lune, dont le disque est entouré d’un cercle de brouillard dans le ciel ; possédant une force égale à celle d’un éléphant, armé de puissants bras, et tombé (cependant) dans la poussière,

3633. Le plus grand des rois était entouré d’une multitude de terribles carnassiers, comme un trésor (est entouré) de mortels, qui désirent s’en saisir.

3634. Il fronçait les sourcils et roulait les yeux de colère. Ce tigre parmi les hommes (était) furieux, comme un tigre abattu.

3635. Ces grands archers, Kripa, et les autres maîtres des chars, en le voyant gisant sur le sol de la terre, en devinrent (comme) affolés.

3636. Ils descendirent de leurs chars, et coururent près du roi. À la vue de Douryodhana, ils s’assirent tous à terre.

3637. Alors, ô grand roi, le Dronide, les yeux pleins de larmes, soufflant (comme un serpent), dit au meilleur des Bharatides, maître des maîtres du monde :

3638. Assurément, rien de ce qui concerne les hommes ne (peut) paraître assuré, puisque, ô tigre des hommes, tu gis (ici), souillé de poussière.

3639. Après avoir jadis été roi et avoir commandé la terre, comment, ô Indra des hommes, te trouves-tu (seul) dans (ce) bois solitaire.

3640. Je ne vois ni Dousçâsana, ni le grand guerrier Karna, ni tous ces amis (qui t’entouraient). Pourquoi cela, ô taureau des Bharatides ?

3641. Certes, il est difficile de connaître l’issue du Kritânta (du sort), du moment que toi, le seigneur des peuples, tu gis (ici), souillé de poussière.

3642. Ce tourmenteur des ennemis, qui (jadis) marchait en tête de ceux que l’aspersion sur la tête (avait sacrés rois), dévore (maintenant) la poussière ! Quel changement le temps n’apporte-t-il pas ?

3643. Où est ton parasol sans tache, où est ton éventail, ô prince ? Où est ta grande armée, ô le plus grand des princes ?

3644. Assurément, il est difficile de connaître à fond, les causes (qui dirigent) la marche des affaires, puisque, après avoir été le précepteur du monde, tu en es arrivé à une (aussi lamentable) situation.

3645. En vérité, la prospérité de tous les mortels parait bien instable, quand on a vu l’adversité qui t’a (atteint), toi qui, (jadis), rivalisas (de bonheur) avec Çakra (lui-même).

3646, 3647. Ayant entendu les paroles de ce (brahmane) dévoré de chagrin, ton fils, ô maître suprême des hommes, passa la main sur ses yeux pour les essuyer, et, versant de (nouvelles) larmes, que le chagrin lui arrachait, tint à tous ces héros, Kripa et les autres un discours approprié (aux circonstances).

3648. La destruction de tous les êtres, (dit-il), arrive quand le moment en est venu. C’est une loi que l’on dit imposée aux mortels par le créateur.

3649. Elle m’a manifestement atteint. Je suis arrivé à cette catastrophe, après avoir (jadis) protégé la terre.

3650. Grâce au ciel, je n’ai pas tourné le dos dans les combats, quoiqu’il arrivât. Grâce au ciel, c’est principalement par fraude que les méchants m’ont frappé à mort.

3651. Grâce au ciel, j’ai (toujours) fait tous mes efforts (pour bien) combattre. Grâce au ciel, je péris en combattant, après avoir vu tuer mes parents et mes amis.

3652. Grâce au ciel, j’ai la consolation suprême de vous voir, échappés sains et saufs à cette destruction des hommes.

3653. Que votre amitié ne vous porte pas à pleurer ma mort. Si les Védas sont une règle (certaine) pour vous, j’ai conquis les mondes impérissables.

3654. En pensant à la force de Krishna, à l’énergie démesurée, (je suis heureux de constater) qu’il ne m’a pas fait me départir de l’observation exacte des devoirs des Kshatriyas.

3655. Ces devoirs ont été observés par moi. Il ne faut pas me pleurer. Vous avez (aussi) fait (tout) ce qui convenait en ma faveur.

3656. Vous vous êtes efforcés de triompher, mais le destin est difficile à vaincre. Après avoir prononcé ces mots, les yeux troublés par les larmes,

3657. Le roi se tut (et fut), sur le champ de bataille, fortement agité (par les douleurs qui le torturaient), ô Indra des rois. En voyant le roi pleurer ainsi de douleur,

3658. Le fils de Drona flamboya de colère comme le feu qui détruit le monde (à la fin du youga). Ayant serré les mains de fureur,

3659. La voix entrecoupée par les larmes, il dit au roi : « Mon père a été tué très méchamment, par ces (hommes) vils.

3660. La peine que j’en ressens, n’est (cependant) pas égale à celle que me cause aujourd’hui ton (malheur), ô roi. Ô puissant, entends ce que je vais te dire, (en jurant) par la vérité,

3661, 3662. Par les présents (que j’ai faits), par mes sacrifices et par mes actions pieuses, par la vertu et par mes bonnes œuvres. Aujourd’hui, sous les yeux du Vasoudevide, j’enverrai, par tous les moyens (que je pourrai trouver), tous les Pâñcâlas à la demeure du roi des morts. Mais, ô grand roi, tu dois m’en donner la permission. »

3663. Le Kourouide, ayant entendu cette parole du fils de Drona, qui remplissait (son cœur) de satisfaction, dit à Kripa :

3664. « Ô précepteur, apporte-moi vite une cruche remplie d’eau. » Celui-ci, le plus grand des brahmanes, ayant reçu cet ordre du roi,

3665. Prit une cruche remplie d’eau et l’apporta au roi. Ô grand roi, maître des hommes, ton fils lui dit :

3666. Ô le plus grand des brahmanes, si tu y consens et si tu veux (faire) ce qui m’est agréable, j’ordonne que le fils de Drona soit consacré par l’aspersion, (en qualité de) généralissime de l’armée.

3667. Les gens instruits des devoirs ont dit qu’en vertu de l’ordre du roi, les brahmanes doivent combattre, surtout s’ils ont (précédemment pratiqué) la loi des kshatriyas.

3668. Le Çaratvatide Kripa, ayant entendu les paroles du roi, aspergea, selon ses ordres, le Dronide, (pour l'instituer) dans la fonction de maître de l’armée.

3669. Ô grand roi, celui-ci (sacré) par l’aspersion, embrassa le plus grand des rois et s’en alla en faisant retentir de ses cris toutes les directions de l’horizon.

3670. Indra des rois, Douryodhana, baigné de sang, acheva de passer, (en ce lieu), cette nuit qui apportait la terreur à tous les êtres.

3671. Ces (trois héros) se hâtèrent de quitter le champ de bataille, ô roi. Ils emportaient de tristes souvenirs et leur esprit était ébranlé par le chagrin.


Fin du livre de Çalya.