Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap36

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 238-247).


CHAPITRE XXXVI


LÉGENDE DE LA MALÉDICTION DE SOMA


Argument : Janamejaya demande des détails rétrospectifs sur le voyage de Râma. Vaiçampâyana les lui donne. Départ de Râma pour son voyage aux tîrthas, ses préparatifs et sa générosité. Il arrive à Prabhâsa. Janamejaya demande des détails sur les tîrthas. Le brahmane lui raconte d’abord l’histoire de Prabhâsa. Soma, gendre de Daksha, ayant négligé ses autres épouses au profit de l’une d’elles, est maudit par son beau-père et perd son éclat. Les dieux demandent sa grâce. Daksha retire sa malédiction à condition que son gendre aura une conduite plus régulière et se baignera à Prabhâsa suivant les rites. Soma s’y soumet et reprend son éclat. Suite du voyage de Râma.


1969. Janamejaya 8 dit : Lorsque, cette guerre étant imminente, le roi Râma partit jadis avec les Vrishniens, (il dit) en s’adressant à Keçava :

1970. Keçava, je ne secourerai ni le fils de Dhritarâshtra, ni les fils de Pândou, (mais) je suivrai mon chemin,

1971. Après avoir ainsi parlé, Râma, destructeur des Kshatriyas, s’en alla. Tu dois encore, ô brahmane, me raconter son arrivée .

1972. Explique-moi, dans (tous ses) détails, l’arrivée de Râma (auprès des Pândouides), (et dis-moi) comment il vit le combat (de Douryodhana et de Bhîma), car tu es habile, ô très grand (brahmane).

1973. Vaiçampâyana dit : Pendant que les magnanimes fils de Pândou se trouvaient à Oupaplavya, le meurtrier de Madhou fut envoyé vers Dhitarâshtra,

1974. Ô guerrier aux grands bras, pour (traiter de) la paix, en vue du (plus grand) bien de toutes les créatures. Étant allé à Hastinâpoura, et ayant rencontré Dhritarâshtra,

1975. Il lui tint des discours sincères et surtout profitables, (mais) le roi n’agit pas jadis, comme il le lui avait conseillé.

1976. Et Krishna, le guerrier aux grands bras, le plus excellent des êtres, n’ayant pu parvenir à apaiser la querelle, revint à Oupaplavya, ô roi des hommes.

1977. Alors, congédié sans succès par les Dhritarâshtrides, ô tigre des hommes, Krishna, revenu vers les fils de Pândou, leur parla ainsi :

1978. Les Kourouides, poussés par le destin, ne suivent pas mes conseils, ô fils de Pândou. Accompagnés par moi, entreprenez (la guerre) dans (le mois de) Poushya.

1979. Alors, quand les armées furent distribuées (dans leurs campements), le plus excellent d’entre les (hommes) forts, le Rohinien aux grands bras, dit à son frère Krishna :

1980. Ô guerrier aux grands bras, secourons-les aussi. Krishna ne suivit pas alors ce conseil (de son frère).

1981, 1982. Alors, le très glorieux Halâyoudha, descendant d’Yadou, l’âme remplie de colère, entreprit, avec tous les Yadouides, au moment de la conjonction lunaire de Maitra, un pèlerinage aux tirthas 9 de la Sarasvati. Le dompteur des ennemis, Bhoja, suivit Douryodhana

1983. Mais le Vasoudevide, accompagné par Youyoudhâna, suivit les fils de Pândou. Le héros Rohinien étant parti dans le mois de Poushya, le meurtrier de Madhou,

1984. Ayant mis en avant les Pândouides, se dirigea contre les Kourouides, et Râma, en s’en allant, dit en chemin à ses serviteurs :

1985. Faites tous les préparatifs pour le voyage aux tîrthas. Apportez à Dvârakâ toutes les choses nécessaires, les feux (du sacrifice, en particulier, et amenez) les sacrificateurs.

1986. (Apportez) l'or, l’argent, les vêtements, (amenez) les vaches, les éléphants, les chars, les chevaux et les bêtes de somme (telles que) les ânes et les chameaux.

1987. Que tout le matériel utile (pour le voyage aux) tîrthas soit rapidement apporté, et hàtez-vous de vous diriger vers la Sarasvatî.

1988. Amenez les ritvijs10 et les plus excellents brahmanes par centaines. Après avoir donné ses ordres à ses serviteurs, le très puissant Baladeva

1989. Entreprit, ô roi, le pèlerinage aux tîrthas, au moment où (s’effectua) la destruction des Kourouides. Il remonta partout la Sarasvatî contre le courant,

1990, 1991. Entouré des ritvijs, de ses amis et des autres excellents brahmanes, des chars, des éléphants, des chevaux et de ses serviteurs, ô excellent Bharatide, et de nombreux véhicules attelés d’ânes et de chameaux pour les gens ayant (déjà parcouru) une longue vie, pour les enfants, pour ceux qui sont épuisés et pour ceux dont les membres sont fatigués.

1992. On avait aussi préparé des dons abondants, destinés à être délivrés aux besoigneux, ou offerts comme (marque de) respect.

1993. Ô roi, on donnait à un brahmane, quel qu’il fût, sa nourriture, en quelque lieu qu’il lui plût de la manger,

1994. Par l’ordre du Rohinien, (des gens) placés de distance en distance dans ce but, font, de tous côtés, des amas de comestibles et de boissons, ô roi.

1995. Des vêtements précieux, des lits de repos et des couches, y sont disposés, dans le but d’honorer les brahmanes qui désirent (se livrer aux) plaisirs.

1996. Là où il y a un brahmane, ou un Kshatriya, qui prend son repas, ô Bharatide, tout y parait disposé pour lui-même.

1997. Chacun marche ou s’arrête, comme il lui plaît. (Il y a) des véhicules pour ceux qui désirent continuer leur route, des boissons pour ceux qui ont soif,

1998. Des aliments agréables au goût, pour ceux qui sont affamés. Les hommes (de service) apportent en ces lieux des vêtements et des ornements.

1999. Cette route, qui offre le plaisir à tous, paraît, aux hommes qui la suivent, pareille au Svarga, ô roi.

2000, 2001. Il y règne une gaîté continuelle, on y jouit d’une nourriture agréable, on y (trouve) réunies (toutes sortes de) félicités. Elle est entourée de centaines de marchands avec leurs marchandises, d’arbres et de lianes diverses, et (on y rencontre) diverses sortes de joyaux.

2002. Alors, le grand héros d’Yadou, le fidèle et magnanime Halabhrit (Baladeva, Râma), qui appliquait son esprit à observer les règles de l’ascétisme, ô roi, donna aux brahmanes, dans les tîrthas salutaires (qu’il visita), des trésors (considérables), en outre du salaire (qui leur était dû) pour les sacrifices.

2003. Des vaches laitières, des génisses bien parées, aux cornes garnies d’or, par milliers, des chevaux nés dans divers pays, des chars et de beaux esclaves (furent offerts) aux brahmanes

2004. Ainsi que des joyaux, des perles, des diamants et du corail, de l’or et de l’argent bien purifiés. Râma donna, aux plus élevés (en dignité) d’entre eux, un vase de fer et un vase de cuivre.

2005. C’est ainsi que le magnanime (Râma), répandit des dons abondants dans les meilleurs tîrthas de la Sarasvati, après quoi, cet (homme) à la force incomparable, devenu parfait, arriva graduellement à Kouroukshetra.

2006, 2007. Janamejaya dit : Ô le plus excellent des (hommes qui marchent sur) deux pieds, explique-moi, ô adorable, successivement et en suivant l’ordre régulier, les qualités des tîrthas de la Sarasvatî, le fruit qu’on en retire, et la description des œuvres (qu’il faut pratiquer pour en obtenir ce fruit), ô le plus grand des brahmanes qui connaissent la science sacrée.

2008. Vaiçampâyana dit : Ô roi, écoute en détail, l’origine et les qualités des tîrthas. C’est une chose pieuse, que je vais t’expliquer en entier, ô Indra des rois,

2009. D’abord, ô grand roi, l’illustre héros de Yadou, avec la troupe des ritvijs, des amis et des prêtres, s’approcha du salutaire (tîrtha) Prabhâsa, dans lequel le roi des étoiles, qui était rongé par la consomption,

2010. Fut délivré de la malédiction (qui pesait sur lui), (et) reprit son éclat pour illuminer le monde entier, ô Indra des hommes. Or, de ce que ce (dieu y acquit le privilège) d’éclairer (l’univers), ce tîrtha, le meilleur (qui soit) sur la terre (fut appelé) Prabhâsa.

2011. Janamejaya dit : Comment l’adorable Soma (la lune) fut-il atteint de consomption, et comment se baignat-il dans cet excellent tîrtha ?

2012. Comment, après s’y être baignée, la lune recouvra-t-elle sa plénitude ? Ô grand mouni (sage), expose-moi tout cela en détail.

2013. Vaiçampâyana dit : Ô maître des hommes, Daksha 11 avait vingt-sept filles vivantes. Il les donna (en mariage) à Soma.

2014. Ces épouses de Soma aux œuvres brillantes, se plaisaient dans les conjonctions de la lune avec les maisons lunaires, qu’elles servaient à classer.

2015. Toutes avaient de grands yeux et une beauté sans pareille sur la terre. Mais parmi elles, Rohinî l’emportait par la beauté des formes.

2016. C’est pourquoi cet adorable auteur de la nuit fit l’amour avec elle. Elle en fut vivement aimée, ce qui fit qu’il ne cessa de cohabiter avec elle.

2017. Car, ô Indra des rois, Soma habitait longtemps avec Rohinî (seule). Cela irrita toutes ces magnanimes dont le nom est Nakshatra (constellations, maisons lunaires).

2018. Elles allèrent trouver leur père et s’empressèrent de dire à Prajâpati : Soma ne demeure pas avec nous ; il va toujours vers Rohinî.

2019. Nous que voici, nous habiterons toutes réunies, près de toi, n’ayant qu’une nourriture restreinte et entièrement soumises à la mortification ascétique, ô maître des créatures.

2020. Mais Daksha, après les avoir entendues parler ainsi, dit à Soma : Va également chez tes épouses. Qu’un grave péché ne te souille pas,

2021. Cependant Daksha leur dit à toutes : « Approchez-vous de la lune. Pour obéir à mes ordres, (cet astre) brillant habitera avec (vous) toutes. »

2022, 2023. Et alors, congédiées (par leur père), elles allèrent à la demeure de Çitâmçou (l’astre aux rayons froids). Cependant, ô maître de la terre, l’adorable Soma ne cessa, même alors, d’habiter seulement avec Rohinî, étant continuellement sous l’empire de ses charmes. Alors, toutes ces (autres épouses) se réunirent pour dire de nouveau à leur père :

2024. Nous resterons près de toi, soumises à ton obéissance. Soma n’habite pas avec nous. Il n’exécute pas tes ordres.

2025. Après les avoir entendues parler ainsi, Daksha dit à Soma : Habite également avec toutes tes épouses, pour que je ne te maudisse pas, ô brillant.

2026. Or, sans égard pour cette parole de Daksha, l’adorable lune restait avec Rohinî. Mais les (autres épouses), irritées de cet (abandon),

2027. Allèrent vers leur père, le saluèrent (en inclinant) la tête, et lui dirent : « Sois notre protecteur. Soma ne demeure pas avec nous.

2028. L’adorable lune habite toujours exclusivement chez Rohinî. Elle n’a pas égard à tes ordres et ne recherche pas notre amour.

2029, 2030. Protège-nous et fais que Soma s’approche de nous. » Ayant entendu ces (plaintes), Bhagavant irrité, ô maître des hommes, envoya, dans sa colère à Soma, la consomption qui s’empara du maître des étoiles. La lune, minée par la phtisie, dépérissait de jour en jour.

2031. L’astre de la nuit, ô roi, faisait tous ses efforts pour échapper à cette consomption. Ayant offert des sacrifices de plusieurs sortes, ô grand roi,

2032. Il n’était pas délivré de la malédiction (qui pesait sur lui), et s’acheminait même vers sa destruction (totale). Alors, Soma s’épuisant, les plantes (dont il est le nourricier) cessèrent de pousser,

2033. Toutes avaient perdu leurs forces. De toutes parts, leurs sucs étaient sans saveur. La ruine des plantes étant produite, celle des êtres vivants (en fut la conséquence).

2034. Toutes les créatures étaient faibles, parce que l’astre de la nuit était épuisé. Alors, ô maître de la terre, les dieux s’approchèrent de Soma et lui dirent :

2040. Qu’est-ce que cette forme que tu prends ? Pourquoi ne brille-t-elle pas ? Explique-nous toutes les causes (qui te mettent dans) ce grand danger 12.

2041. Quand nous aurons entendu tes explications, nous agirons en conséquence. La lune (celle qui a un lièvre pour emblème), ainsi interrogée, leur répondit à tous,

2042. (En leur apprenant) la cause de la malédiction (qui l’avait frappée), et la consomption (qu’elle éprouvait). Les dieux allèrent trouver Daksha et lui dirent :

2043. Ô adorable, apaise ta colère contre Soma. Que cette malédiction soit retirée, car la lune est épuisée, et on n’en voit plus à peine qu’une toute petite partie.

2044. Son dépérissement, ô maître des dieux, mène les créatures à leur perte, ainsi que les plantes, les herbes et les diverses semences.

2045. Dans leur ruine est notre propre ruine, et sans nous que devient le monde ? En reconnaissant qu’il en est ainsi, ô gourou du monde, tu dois t’apaiser.

2046. Ainsi interpellé, Prajâpati (le maître des créatures) répondit aux dieux : « Cette parole que j’ai prononcée ne saurait être annulée autrement

2047. Que par un certain moyen, qui fera cesser (son effet), ô bienheureux. Que la lune se tienne constamment, d’une manière égale, avec toutes ses épouses.

2048. La lune, en se plongeant dans l’excellent tîrtha de la Sarasvatî, se remettra à croître. Ô dieux, la parole que je (prononce) est vraie.

2049. Perpétuellement Soma ira en décroissant pendant la moitié d’un mois, mais toujours (aussi il ira) en croissant pendant (une autre) moitié de mois. Cette parole (que) je (prononce) est vraie.

2050. Qu’il aille vers la mer occidentale, au lieu où la Sarasvatî se réunit à l’Océan, qu’il rende hommage au maître des dieux, et il retrouvera son brillant éclat. »

2051. Alors, sur l’ordre du rishi divin, Soma se dirigea vers la Sarasvatî. Il alla à Prabhâsa, le premier des tîrthas de cette rivière.

2052. En s’y baignant dans la nuit de la nouvelle lune, le très glorieux (acquit) un grand éclat. Il illumina le monde et obtint la propriété d’avoir des rayons froids.

2053. Tous les dieux, ô Indra des rois, étant allés à l’excellent (tîrtha) Prabhâsa, se présentèrent avec Soma devant Daksha.

2054. Et alors Prajâpati congédia toutes les divinités. L’adorable, satisfait, adressa encore ces paroles à Soma :

2055. Ne méprise jamais, ô mon fils, ni les femmes, ni les brahmanes. Va, et sois toujours attentif à suivre mes ordres.

2056. Celui-ci, congédié, ô grand roi, retourna à sa demeure. Les créatures se réjouirent et redevinrent comme (elles étaient) jadis.

2057. Je t’ai ainsi raconté tout au long, comment l’astre des nuits fut maudit, et comment le tîrtha Prabhâsa devint le plus excellent des tîrthas,

2058. Parce que l’illustre (dieu) qui a un lièvre pour emblème, s’étant baigné dans cet excellent tîrtha Prabhâsa, pendant la nuit de la nouvelle lune, s’accroît continuellement.

2059. Et c’est pour cela qu’on le connaît sous le nom de Prabhâsa, ô protecteur de la terre, car après s’y être baignée, la lune acquit un grand éclat.

2060. Or, de là, l’inébranlable Bali (Balarâma) alla à la source de Camasa (la coupe), que les hommes appellent Camasodbheda.

2061. Et Halâyoudha y ayant distribué des présents distingués et s’y étant baigné selon la règle, après avoir fait pénitence pendant une nuit,

2062, 2063. (Ce) frère aîné de Keçava se hâta d’aller à la fontaine où les Siddhas obtinrent une grande récompense (de leur ascétisme), et un grand bonheur, et où, grâce à la vigueur des plantes et à la fertilité du sol, ils reconnurent la Sarasvatî quoiqu’elle fût cachée 13