Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap33

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 221-228).

MAHÂBHÂRATA


LIVRE DE ÇALYA




SECTION III, DU COMBAT À LA MASSUE




CHAPITRE XXXIII


CONVERSATION DE DOURYODHANA AVEC YOUDHISHTHIRA


Argument : Dhritarâshtra interroge Sañjaya, qui lui raconte ce qu’a fait Douryodhana. Réponse de Douryodhana à Dharmarâja. Il demande à ne combattre à la fois que contre un seul adversaire. Réponse de Youdhishthira qui consent à ce qu’il combatte un seul adversaire. Douryodhana choisit la massue comme arme et se prépare au combat. Reproches que lui fait Youdhishthira. Menaces de Douryodhana.


1817. Dhritarâshtra dit : Mais, que fit mon fils, ce héros tourmenteur des ennemis, naturellement enclin à la colère, quand (il se vit) ainsi humilié ?

1818. Car il n’avait jamais entendu aucune espèce d’injure, le rang royal le rendant digne des respects du monde entier.

1819. Comment put, dans son orgueil, endurer des paroles affligeantes, celui dont l’éclat, comme celui du soleil, (exigeait) l’ombre d’un parasol,

1820. Et par la faveur duquel, ô Sañjaya, tu as vu toute cette terre, avec les barbares et les habitants des bois, puissamment soutenue ?

1821, 1822. Raconte-moi, ô Sañjaya, ce qu’il dit à ces fils de Pândou, spécialement (en se voyant) menacé par eux, étant privé des siens et tout à fait seul, et en entendant incessamment des paroles mordantes et inspirées par la victoire (de ses ennemis).

1823, 1824. Sañjaya dit : Ô roi, le maître des hommes, ton fils, plongé dans l’eau, menacé par Youdhishthira en compagnie de ses frères, ô Indra des rois, se trouvait dans une triste situation, et se tenait toujours sous les eaux. Ayant entendu (ces) paroles irritantes, et soupiré longuement et profondément,

1825. Le roi Douryodhana émergea de l’eau, en agitant les deux bras à plusieurs reprises, songea à combattre et dit au roi (Youdhishthira) :

1826. Vous, ô fils de Prithâ, (vous êtes) tous (les cinq réunis), avec vos armes, vos chars et vos attelages. Moi, je suis tout seul, dans le malheur, dépourvu de char, et mes chevaux sont tués.

1827. Enveloppé de nombreux (adversaires), qui se sont approchés de moi, après avoir pris leurs armes, comment oserai-je engager le combat, tout seul, à pied, et ayant déposé mon épée.

1828. Mais, ô Youdhishthira, faites que je puisse vous combattre un à un, car il n’est pas juste de vouloir qu’un seul (homme) livre bataille à plusieurs.

1829. Surtout (s’il est) sans cuirasse, fatigué, en fâcheuse position, grièvement blessé dans (tous) ses membres, et si son attelage et ses soldats sont tués.

1830. Je ne crains cependant, ni toi, ni le fils de Prithâ Vrikodara, ni Phâlgouna, ni le Vasoudevide, ni même les Pâñcâlas,

1831. Ni les deux jumeaux, ni Youyoudhâna, ni tes autres soldats. Moi seul, irrité, je les arrêterai tous en combattant.

1832. Ô maitre suprême des hommes, la gloire des gens de bien a son origine dans le devoir. (Voici ce que) je propose, pour mettre à couvert le devoir et la renommée.

1833. Je vais me lever ; je tiendrai tête à vous tous, en vous rencontrant (successivement) dans le combat, comme l’année (le fait) pour les saisons.

1834, 1835. Ô fils de Pândou, tenez-vous bien ; sans armes, sans char, avec ma (seule) énergie, je vous ferai disparaître vous qui avez des chars et des chevaux, comme (disparaissent) les constellations à la fin de la nuit. Aujourd’hui, je m’acquitterai de la dette (que j’ai contractée) envers les glorieux Kshatriyas.

1836-1838. En te tuant avec tes frères, je m’acquitterai envers Vâhlika, Drona, Bhîshma, le magnanime Karna, les deux héros Jayadratha et Bhagadatta, Çalya, roi de Madra, Bhoûriçravas, mes fils, le Soubalide Çakouni, mes amis, mes partisans et mes parents, ô excellent Bharatide.

1839. Le roi se tut après avoir dit ces paroles.

1840. Youdhishthira dit : Grâce au ciel, toi aussi, ô Souyodhana, tu connais le devoir des Kshatriyas ; grâce au ciel tu songes au combat, ô guerrier aux grands bras.

1841. Grâce au ciel, tu es un héros, ô descendant de Kourou ; grâce au ciel tu connais la guerre, car, (à toi) seul, tu veux nous combattre tous.

1842. Étant seul, aie (donc) affaire à un adversaire unique, et combats-le avec l’arme qui te plaira. Quant à nous, (nous serons) les spectateurs (du combat).

1843. Ô héros, moi que voici, je t’accorde plus que tu ne désirais. Tu seras roi après avoir tué un seul (d’entre nous), ou bien, (si tu es) tué, tu monteras au Svarga.

1844. Douryodhana dit : Si un seul héros pousse son cri de guerre pour me combattre et si tu y consens, que cette massue me soit accordée comme l’arme de mon choix,

1845. Que celui de vous qui se croit capable, à lui seul, de me tuer, dans un combat singulier, vienne, à pied, combattre contre moi à la massue.

1846. Les combats de chars offrent (des aspects) variés, selon l’endroit où ils se livrent ; que cet unique combat à la massue soit tout à fait merveilleux.

1847. Les hommes aiment à changer d’armes. Permets donc que nous changions le (mode du) combat.

1848. Ô guerrier aux grands bras, je vous vaincrai à la massue, toi, tes frères puînés, les Pâñcâlas, les Sriñjayas et tes autres soldats.

1849. Car, ô Youdhisthira, Çakra lui-même ne m’inspire pas la moindre crainte.

1850, 1851. Youdishthira dit : « Lève-toi, lève-toi, fils de Gândhârî. Combats contre moi. Tu es fort. En te rencontrant, seul, avec un seul (adversaire) dans le combat à la massue, (toi qui es) fort, sois un homme. Ô fils de Gândhârî, apporte toute ton attention au combat. Il n’y a plus maintenant de vie pour toi, Indra (lui-même) te protégeât-il.»

1852. Sañjaya dit : Le tigre des hommes, ton fils, n’endura pas (patiemment) ces (menaces). Placé au milieu de l’eau, soufflant comme un grand serpent dans une caverne,

1853. Constamment aiguillonné ainsi, par des paroles (acerbes), il ne supporta pas plus ce discours, qu’un excellent cheval (ne supporte) le fouet.

1854, 1855. L’héroïque prince, ayant pris la lourde massue de fer garnie d’ornements d’or, soufflant comme le roi des serpents, se leva à l’intérieur de l’eau, dont son élan troubla (la pureté). Ayant percé l’eau solidifiée, et mis la massue de fer sur son épaule,

1856-1858. Ton fils se leva, brûlant comme le soleil. Alors l’intelligent et très fort Dhritarâshtride saisit sa lourde massue de fer, damasquinée, ornée d’or. Le Bharatide avec sa massue, parut, aux hommes qui le virent tenant cette arme à la main, pareil à une montagne avec ses sommets, semblable à Roudra irrité, la lance en main ; il brilla comme le soleil lançant ses rayons.

1859. Tous les Pâñcâlas virent le roi ton fils, et se réjouirent de toutes parts, en le voyant levé

1860. Tous les Pâñcâlas et les Pândouides se frappèrent réciproquement dans la main. Mais ton fils Douryodhana, considérant ces gestes comme une raillerie,

1861, 1862. Levant les yeux avec colère, comme s’il voulait consumer les Pândouides (avec le feu de son regard), fronçant les sourcils où se marquèrent trois rides, recouvrant (de ses lèvres) ses dents serrées, adressa alors (ces paroles) aux fils de Pândou accompagnes de Keçava,

1863. Douryodhana dit : Vous avez ri, ô Pândouides, vous en recevrez la récompense. Vous irez, immédiatement, tués (par moi), au séjour d’Yama.

1864. Sañjaya dit : Ton fils Douryodhana, émergeant de cette eau, se tenait, baigné de sang, la massue à la main,

1865. Le corps baigné d’eau de ce (héros) couvert de sang, brillait alors comme une montagne ruisselante.

1866. À ce moment, les Pândouides considérèrent ce héros la massue à la main, semblable à Vaivasvant irrité, ayant à la main la massue Kinkara.

1867. Ce (prince) héroïque, rugissant comme un taureau, joyeux, et faisant un bruit pareil à celui d’un nuage orageux, défia les fils de Prithâ au combat à la massue.

1868. Douryodhana dit : Ô Youdhishthira, et vous autres aussi, approchez-vous de moi un à un, car la loi ne permet pas de faire combattre un homme seul contre plusieurs ;

1869. Surtout s’il a déposé son armure, s’il est fatigué et enfoncé dans les eaux, s’il a les membres grièvement blessés, et si ses soldats et ses chevaux sont tués.

1870. Certes, tous doivent (à leur tour) combattre contre moi ; mais tu sais ce qui, en toutes choses, est convenable ou ne l’est pas.

1871. Youdhishthira dit : Tu n’avais pas (jadis) cette sagesse, ô Souyodhana. Où était-elle, quand de nombreux grands guerriers combattirent (à plusieurs) Abhimanyou et le tuèrent ?

1872. La loi des Kshatriyas est cruelle, sans égards (pour personne), sans aucune compassion. Autrement, comment aurait-on pu tuer Abhymanyou dans ces conditions ?

1873. Vous connaissez tous la loi. Tous, vous êtes des héros qui avez fait le sacrifice de votre vie. L’accès du monde d’Indra a jadis été promis à ceux qui combattront conformément à la loi.

1874. Mais si c’est la loi même qu’un seul ne doive pas être tué par plusieurs, comment alors plusieurs (guerriers réunis), pénétrés de cette (opinion), purent-ils se résoudre à tuer Abhimanyou ?

1875. Toute personne qui se trouve dans la peine, pèse (scrupuleusement) la connaissance (qu’elle a) de la loi. Celui qui (est hors de danger et solide) sur ses pieds, voit fermée la porte de l’autre monde.

1876. Mets ta cuirasse, ô héros, lie tes chevaux et munis-toi de toute autre chose dont tu puisses avoir besoin, ô Bharatide.

1877, 1878. Je t’accorde de nouveau, ô héros, ton unique souhait. Quand tu auras tué un seul des cinq fils de Pândou, avec lesquels tu désires combattre, certes, tu seras roi, ou, (si tu es tué), tu atteindras le Svarga. Et, sauf (de t’accorder) la vie dans le combat, que pouvons-nous faire qui te soit agréable, ô mon cher ?

1879. Sañjaya dit : Alors, ô roi, ton fils prit son armure dorée, et son casque bariolé et orné d’or.

1880. Ce (prince), ton fils, ô roi, ayant attaché son casque et revêtu une armure étincelante et dorée, brilla comme le roi doré des montagnes.

1881. Douryodhana ton fils, armé de sa massue, couvert de son armure, dit, avant de commencer le combat, à tous les fils de Pândou :

1882. Qu’un seul des illustres frères se mesure avec moi à la massue. Je vais combattre, soit Sahadeva, soit Bhîma, soit Nakoula,

1883. Soit Phâlgouna, soit toi, ô excellent Bharatide. Je vais combattre, et quand j’aurai engagé la lutte, je triompherai sur le champ de bataille.

1884. Aujourd’hui, ô tigre des hommes, avec ma massue ornée de plaques d’or, je finirai cette guerre, difficile à terminer.

1885. Je crois que personne ne m’est comparable dans le combat à la massue. Avec cette arme, je vous tuerai tous, même (si vous êtes) réunis.

1886. (Vous) tous, (vous n’êtes) pas capables de me combattre régulièrement. (Mais) il ne me convient plus de prononcer des paroles gonflées d’orgueil.

1887, 1888. Seulement, ces (paroles) vont porter leur fruit devant vous. Dans un instant, elles seront vraies ou fausses. Que maintenant celui qui doit combattre avec moi prenne sa massue.