Le Mahâbhârata (traduction Ballin)/Volume 1/Chap30

Traduction par Ballin, L..
Paris E. Leroux (1p. 195-205).
MAHÂBHÂRATA


LIVRE DE ÇALYA




SECTION II, DE L’ENTRÉE DANS L’ÉTANG




CHAPITRE XXX


ARRIVÉE DE YOUYOUTSOU


Argument : Combat de Bhîmasena et d’Arjouna contre l’armée des Gândhâriens. Ruine de l’armée Kourouide. Douryodhana s’enfuit à pied et sans suite. Captivité et délivrance de Sañjaya. Il rencontre Douryodhana. Leur colloque. Douryodhana entre dans l’étang. Arrivée de Kripa, de Kritavarman et du Dronide. On emmène les princesses à la ville. Leurs lamentations. Youyoutsou, avec l’agrément d’Youdhishthira, les accompagne. Son arrivée à la ville. Son colloque avec Vidoura. Aspect désolé de Hastinapoura.


1567. Sañjaya dit : Alors, ô grand roi, les suivants du fils de Soubala, pleins de colère, ayant fait le sacrifice de leurs vies, entourèrent les fils de Pândou (en poussant) de grands cris.

1568. Arjouna, qui songeait à compléter la victoire de Sahadeva, et l’énergique Bhîmasena, semblable à un serpent irrité, les attaquaient.

1569. À l’aide de Gândîva, Dhanañajya rendait vain le désir de ceux qui, des lances, des épées, des javelots à la main, voulaient tuer Sahadeva.

1570. Bîbhatsou coupa, avec des bhallas, les bras qui venaient de saisir leurs armes, des guerriers qui accouraient ; il (coupa) aussi leurs têtes et (tua) leurs chevaux.

1571. Tués, ils tombaient à terre, ayant perdu la vie sous les coups de l’ambidextre, le héros du monde, (qui les avait) frappés.

1572, 1573. Alors le roi, fils de Dhritarâsthra, irrité à la vue de la destruction de son armée, ayant rassemblé de tous côtés la multitude des chars, les éléphants, les chevaux et les fantassins qui restaient, les autres ayant été tués, dit ces paroles à tous ceux (qu’il avait) réunis :

1574. Revenez rapidement, après avoir attaqué tous les fils de Pândou avec les troupes qui forment leur armée. Tuez aussi le Pâñcâla avec son armée.

1575. Ces (hommes) enragés au combat, ayant reçu ses paroles avec une inclination de tête, se jetèrent sur les fils de Prithâ, d’après les ordres de ton fils.

1576. Les fils de Pândou couvraient de flèches semblables à des serpents, ces restes (de ton armée dont les autres combattants) avaient été tués, qui les attaquaient sans tarder.

1577. Ô excellent Bharatide, cette armée fut détruite en un instant par les magnanimes (Pândouides). Quand elle fut entrée dans la bataille, elle ne trouva pas de protecteur.

1578, 1579. En se présentant (au combat), la crainte l’empêcha de se tenir ferme et groupée. On ne distinguait plus (sur le champ) de bataille les points cardinaux ni les espaces intermédiaires, les chevaux courant de tous côtés, entourés de poussière par (les mouvements de) l'armée. Cependant, de nombreux guerriers, s’étant glissés hors de l’armée Pândouide,

1580. Attaquaient presque aussitôt les tiens, ô Bharatide. Alors, ô descendant de Bharata, ton armée fut complètement détruite.

1581. Ô Bharatide, ces onze armées complètes, rassemblées dans l’intérêt de ton fils, furent détruites dans (leur) combat (contre) les Pândouides et les Sriñjayas, ô roi.

1582. Parmi ces milliers de rois tués, (qui étaient) tes (partisans), le seul Douryodhana, grièvement blessé, était vu (encore vivant).

1583, 1584. Ayant inspecté tout l’horizon, ayant vu la terre dégarnie (de soldats), ayant contemplé les fils de Pândou joyeux et réussissant dans (leurs) combats, de tous côtés, ayant même entendu les cris et le bruit des flèches de ces magnanimes, privé de tous ses soldats,

1585. Dépourvu d’armée et de moyens de transport, Douryodhana, ô grand roi, envahi par la peur, songea à fuir.

1586. Dhritarâshtra dit : Mon armée étant complètement exterminée et le camp entièrement détruit, que restait-il de l’armée des fils de Pândou ?

1587, 1588. Je te le demande, ô Sañjaya. Dis-le moi, car tu es habile ; (dis-moi aussi) ce que fit, dans sa folie, mon fils Douryodhana, quand ce roi fut seul et qu’il eut vu la destruction de l’armée.

1589, 1590. Sañjaya dit : Ô roi, la grande armée des fils de Pândou était réduite à deux milliers de chars, sept centaines d’éléphants, cinq mille chevaux et cent centaines de fantassins. Dhrishtadyoumna, ferme dans le combat, l’avait réunie autour de lui.

1591. Ô le plus grand des Bharatides, le roi Douryodhana (était) alors seul ; le meilleur des maîtres de char ne se voyait pas un seul compagnon, sur (le champ de) bataille.

1592. Le maître de la terre, (resté) seul, ayant vu la destruction de son armée et ses ennemis rugissants, ayant même vu, ô grand roi,

1593. 1594. Son propre cheval tué, l’abandonna, tourna le dos et s’enfuit (droit) devant toi. L’énergique roi Douryodhana, maître de onze armées complètes, (réduit à l’état de) fantassin, alla vers l’étang, après avoir pris sa massue. Alors, ô maître des hommes, ne s’étant pas éloigné beaucoup.

1595. Il se rappela les paroles du sage kshattar (Vidoura) habitué (à remplir ses) devoirs. (Il pensa) : Le grand sage Vidoura avait assurément prévu ce (qui est arrivé).

1596. Dans la bataille, il se fera un grand massacre des nôtres et des Kshatriyas (me dit-il). En réfléchissant ainsi, le roi se préparait à entrer dans l’étang,

1597. Le cœur brûlé de chagrin à la vue de la destruction de l’armée, ô roi. Mais les Pândouides, ayant Dhrishtadyoumna à leur tête, ô grand roi,

1598, 1599. Pleins de colère, couraient contre ton armée. Au moyen de Gândîva, Dhanañjaya rendait vains les désirs que tes troupes rugissantes, armées de lances, d’épées et d’épieux, (pouvaient conserver de remporter la victoire). Les ayant tuées avec des flèches aiguës, ainsi que leurs parents et leurs amis,

1600. Arjouna, se tenant sur son char attelé de chevaux blancs, brillait d’un grand éclat. Le fils de Soubala étant tué, avec les chevaux, les chars et les éléphants,

1601. Ton armée était comme un grand bois (que l’on a) coupé. Dans l’armée de Douryodhana, contenant (jadis) plusieurs centaines de mille (hommes),

1602. On ne voyait vivant aucun autre grand guerrier que le héros fils de Drona, Kritavarman,

1603. Le Gotamide Kripa et le prince ton fils, ô roi. En me voyant avec le Satyakide, Dhrishtadyoumna dit :

1604. Pourquoi avoir fait celui-ci prisonnier ? Il n’y a aucun avantage à (le laisser) vivant. Le grand guerrier petit-fils de Çini, entendant ces paroles de Dhrishtadyoumna,

1605. Leva un glaive tranchant et se prépara à me tuer. Le grand sage Krishnadvaipâyana s’approcha de lui en disant :

1606. Que Sañjaya vive et soit délivré. Il ne faut en aucune façon le tuer. Le petit-fils de Çini ayant entendu ces paroles de Dvaipâyan et fait l’âñjali,

1607-1609. Me lâcha, (en exécution) de cet (ordre), et (me) dit : C’est bien, va-t-en, ô Sañjaya. Pour moi, sans armes, ayant déposé mon armure et pris congé de lui, (le corps) baigné de sang, je me dirigeai, (quand) le soir (fut venu), vers la ville, (en vertu) de cette permission. Ô roi, je vis le roi Douryodhana grièvement blessé, se tenant seul, la massue à la main, éloigné de la distance d’un kroça. (Quant à) lui, les yeux pleins de larmes, il ne pouvait pas me voir.

1610. Quand il m’aperçut me tenant ainsi (immobile) avec tristesse, il me regarda. Moi aussi je le voyais, pleurant et seul, sur le champ de bataille.

1611. Pendant un instant, il ne put pas me parler, à moi qui (de mon côté étais) dévoré de chagrin. Alors, je lui racontai tout ce qui concernait ma captivité,

1612. Ma délivrance, et comment la vie m’avait été accordée, grâce à Dvaipâyana. Après avoir réfléchi un instant et repris conscience (de lui-même),

1613. Il m’interrogea sur ses frères et sur toutes les armées . Je lui racontai tout (ce qui était arrivé, et dont j’avais été) témoin oculaire :

1614. Tous tes frères sont tués, l’armée est détruite. Trois de tes chars existent encore, ô maître suprême des hommes (lui dis-je).

1615. Voilà ce que me dit Krishna dvaipâyana au moment de mon départ. Ayant longtemps soupiré et m’ayant regardé à plusieurs reprises,

1616. Ce (prince), ton fils, me toucha de la main et me dit : Nul autre que toi ne survit au combat, ô Sañjaya.

1617. Je n’en vois pas un second ici-bas, (de mon côté), et les fils de Pândou sont réunis à leurs compagnons. Sañjaya, tu peux dire au roi, au maître aveugle :

1618-1620. Douryodhana ton fils, entré dans l’étang, (parla) ainsi : Quel est donc celui qui, placé dans ma position, pourrait vivre, privé de tels amis, de ses fils, de ses frères, et la royauté venant de lui être enlevée par les fils de Pândou ? Tu peux lui dire tout cela et (lui apprendre) que, échappé vivant, (mais) grièvement blessé dans la grande bataille, (je me suis) caché dans un étang. Puis, ayant ainsi parlé, il entra dans ce grand étang, ô puissant.

1621-1623. Le roi solidifia l’eau par un charme magique. Quand il fut entré et (que je fus) resté seul, je vis les trois chars du héros Çaratvatide Kripa, du fils de Drona, le meilleur des maitres de chars, et de Boja Kritavarman, qui, réunis, blessés de flèches, leurs chevaux fatigués, s’approchaient de ce côté. M’ayant aperçu, ils poussèrent rapidement leurs chevaux.

1624. Ils me dirent, quand ils se furent approchés de moi : Grâce au ciel, tu es vivant, ô Sañjaya. Puis tous m’interrogèrent sur le roi ton fils.

1625. Peut-être, ô Sañjaya, (me dirent-ils), Douryodhana, notre roi, vit-il (encore). Je leur appris que le roi était sauf.

1626. Je leur rapportai tout ce que Douryodhana m’avait dit et je leur indiquai même l’étang où il était entré.

1627. Açvatthâman, ô roi, ayant entendu le récit que je venais de faire et vu le grand étang, exhala ses plaintes.

1628. Hélas, (dit-il), ce roi ne sait pas que nous vivons, car, réunis à lui, nous sommes (encore) capables de combattre les ennemis.

1629. Ces trois grands guerriers, excellents maitres de chars, après s’être lamentés longtemps en ce lieu, ayant aperçu les fils de Pândou sur (le champ) de bataille,

1630. Me firent monter sur le char bien orné de Kripa. Et les trois chars, seuls restes de ce qui avait été détruit, se dirigèrent vers le campement de l’armée.

1631. Le soleil était couché. Les troupes épouvantées pleuraient, parce qu’elles avaient appris que tes fils étaient tués,

1632. Alors, ô grand roi, des hommes vieillis dans (l’occupation de) protéger les femmes, prirent les épouses du roi et s’avancèrent vers la ville.

1633. On entendit en ce lieu un grand bruit, (causé) par ces femmes qui pleuraient et se lamentaient, en apprenant la ruine de l’armée.

1634. Alors, ces jeunes femmes, ne cessant de pleurer, pareilles à des orfraies femelles, faisant résonner de leurs cris le sol de la terre,

1635. Ou bien se frappaient la tête, ou bien, pleurant, de tous côtés, s’arrachant les cheveux, avec les mains et les ongles,

1636. Elles poussaient des cris de : Ah ! Ah ! et, affligées, se frappant la poitrine, pleuraient et se lamentaient, ô maître des hommes.

1637. Alors, les gens de la maison de Douryodhana, malades de terreur, ayant des larmes dans la voix, s’avancèrent vers la ville, emmenant les épouses du roi.

1638. 1639. Les portiers, leur baguette professionnelle à la main, ayant pris des lits brillants, (ornés) de couvertures précieuses, s’en retournèrent rapidement à la ville protectrice des hommes, ô maître des hommes. D’autres aussi, montés sur des chariots de guerre attelés de mules,

1640, 1641. Ayant pris leurs propres épouses, s’avancèrent vers la ville. O grand roi, les hommes qui y allaient virent ces belles femmes que, naguère, le soleil même ne voyait pas dans leurs demeures, ô excellent Bharatide.

1642-1644. Elles s’en allèrent rapidement à la ville, ayant leurs maris et leurs parents tués. Les hommes, jusqu’aux bergers, (qui s’enfuyaient loin) de leurs troupeaux, (laissés ainsi) sans gardiens, coururent (aussi) vers la ville, se regardant les uns les autres, tourmentés par la terreur (que leur inspirait) Bhîmasena, et ayant aussi une crainte violente et terrible des (autres) fils de Prithâ. Pendant que cette pénible fuite avait lieu,

1645. Youyoutsou, l’esprit égaré par le chagrin, réfléchissait aux circonstances présentes, (en disant) : Douryodhana est vaincu dans les combats par les fils de Pândou à l’héroïsme terrible.

1646. Le maitre des onze armées complètes et ses frères ont été tués dans la bataille, ainsi que les Kourouides qui avaient Bhîshma et Drona pour conducteurs.

1647. Mais moi seul, j’ai échappé par hasard, et grâce au destin. Tous les (soldats qui étaient dans les) camps, éparpillés de toutes parts,

1648. S’enfuient çà et là, ayant leurs chefs tués et leur gloire anéantie, par un malheur qu’ils n’ont pas su prévoir, et les yeux troublés par la crainte,

1649. Scrutant les dix directions de l’horizon comme des gazelles effarées. Les quelques compagnons de Douryodhana qui survivent,

1650. Ayant pris avec eux les épouses du roi, se sont avancés vers la ville. Je crois, ô roi, que le moment est venu d’y aller aussi.

1651. Ayant imploré Youdhishthira et Bhîmasena, le grand guerrier leur fit part de ce dessein à tous les deux.

1652. Le roi, toujours compatissant, y donne son approbation. Le guerrier aux grands bras congédia le fils de la Vaiçyâ après l’avoir embrassé.

1653. Alors celui-ci, étant monté sur son char, poussa rapidement les chevaux et fit conduire les épouses du roi vers la ville,

1654. Et, ayant des larmes dans les yeux et dans la voix, accompagné de ceux (qui conduisaient les épouses du roi), se hâta d’entrer dans Hastinapoura, au moment du coucher du soleil.

1655. Il vit le très sage Vidoura qui, les yeux pleins de larmes, l'esprit dévoré de chagrin, s’était éloigné du voisinage du roi.

1656. (Vidoura) véritablement ferme lui dit, comme il se plaçait devant lui et le saluait : Grâces au ciel, tu es vivant, ô mon fils, après avoir assisté à cette ruine de Kourou.

1657. Comment es-tu venu ici sans que le roi revienne avec toi ? Fais m’en connaître en détail tous les motifs.

1658. Youyoutsou dit : Çakouni ayant été tué avec ses amis, son fils et ses parents, le roi Douryodhana, dont le reste de la suite avait péri,

1659. A abandonné son cheval, a tourné le dos et s’est enfui de peur. Quand le roi a été parti du quartier général,

1660, 1661. Tout (le monde), que la terreur bouleversait, courait vers la ville. Les surintendants du harem, ayant fait monter sur des voitures les épouses du roi et de ses parents, se sont enfuis de peur. Ayant demandé congé au roi (Youdhishthira, qui était) avec Keçava,

1662. Je suis rentré dans Hastinapoura pour protéger les fuyards. En entendant ces paroles prononcées par le fils de la Vaiçyâ,

1663. Vidoura, à l’âme incomparable, connaissant tous les devoirs, prêta considération à tout ce qui était arrivé et dit ces mots à Youyoutsou :

1664. Dans cette destruction des Bharatides, tout ce qui est arrivé est en ta faveur. La compassion que tu as (montrée), a satisfait aux devoirs (que tu avais envers ta) famille. 1665. Grâce au ciel (nous), les sages, nous t’avons considéré comme (notre) soleil (quand tu es) arrivé à la ville, (en venant) de ce combat qui effraie les héros.

1666. Tu es le bâton (de vieillesse) du roi aveugle, (vieillard) cupide, manquant de prévoyance, souvent averti et dont l’esprit, qu’un destin (jaloux) avait égaré, (n’a pas su écouter les conseils qui pouvaient le sauver).

1667. Toi seul, ô mon fils, tu survis au malheur qui l’a atteint de toutes parts. (Après t’être) reposé ici, tu visiteras demain le roi Youdhishthira.

1668-1671. Après cette rencontre avec Youyoutsou, (dans laquelle), les yeux pleins de larmes, il avait ainsi parlé, Vidoura entra dans la demeure du roi, où les citadins et les villageois criaient à tue tête : Ah ! Ah ! malheur ! (palais) sans joie, dont le bonheur était parti, pareille à un séjour dont les jardins sont anéantis ; paraissant vide et déchue de sa puissance. Vidoura, qui connaissait tous les devoirs, l’esprit égaré, plus malheureux que le malheur même, ô roi, entra dans la ville en soupirant sans bruit. Youyoutsou (y entra) aussi et habita pendant cette nuit dans son appartement.

1672. Très affligé, réfléchissant que les Bharatides avaient mutuellement causé leur ruine complète, il ne consentit pas à recevoir les salutations des siens.