Le Magnétiseur - 2

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À peine Ottmar eut-il prononcé le mot de magnétisme, que la figure de Bickert eut une contraction nerveuse d’abord imperceptible, ensuite plus marquée, et qui envahit enfin crescendo tous les muscles, de sorte que, une grimace des plus bouffonnes se dessinant en manière de fortissimo sur sa physionomie, le baron, placé en face de lui. était près de partir d’un éclat de rire, lorsque Bickert se leva, faisant mine de vouloir prendre la parole. Ottmar s’empressa de lui présenter un verre de punch, que le peintre avala avec une pantomime ironique, et Ottmar poursuivit ainsi son récit :

« Alban avait été d’abord adonné de corps et d’âme au Mesmérisme, et cela, pendant que la doctrine du magnétisme se propageait, sans aucun retentissement encore, de côté et d’autre. Il était même partisan des crises violentes que Théobald rejetait avec horreur. Par suite de discussions variées, résultat des opinions différentes des deux amis sur cette matière, Alban, qui ne pouvait nier l’évidence de plusieurs expériences faites par Théobald, et qui cédait involontairement aux séduisantes hypothèses de celui-ci sur l’influence purement psychique, se convertit peu à peu au magnétisme rationnel, et devint enfin un sectateur décidé de la nouvelle école, qui réunit les deux méthodes, à l’instar de celle de Puységur ; mais Théobald, ordinairement si complaisant à se soumettre aux convictions étrangéres, ne se départit pas le moins du monde de son système, et persista opiniâtrement à rejeter toute médecine physique comme superflue.

» Toute l’ambition de Théobald, — il voulait par conséquent y consacrer sa vie, — tendait à approfondir autant que possible les mystérieux phénomènes de l’influence psychique, et à devenir, par son application infatigable, et par une complète indépendance d’idées, un digne élève de la seule nature. Dans cette vue, la vie contemplative à laquelle il se dévouait, devait, comme une espèce de sacerdoce, le sanctifier par une série d’initiations de plus en plus élevées, jusqu’à ce qu’il lui fût permis de pénétrer dans le sanctuaire intime du grand temple d’Isis ! — Alban, qui avait une confiance sans bornes dans les dispositions naturelles de son ami, l’encouragea dans son projet ; et lorsqu’enfin Théobald, reçu docteur, prit congé de lui pour retourner dans sa ville natale, le dernier mot d’Alban fut qu’il eût à rester fidèle à ce qu’il avait entrepris.

» Peu de temps après, Alban reçut de Théobald une lettre dont le style désordonné témoignait du désespoir, du bouleversement intérieur qui s’étaient emparé de lui. Le bonheur de sa vie, écrivait-il, était à jamais détruit ; il ne lui restait plus qu’à partir pour la guerre, puisque c’était là qu’était allée la jeune fiancée qu’il chérissait en délaissant sa paisible demeure ; et la mort seule pouvait le délivrer des tourments affreux qu’il endurait. — Alban ne prit ni repos ni trêve ; il partit sur le champ pour se rendre près de son ami, et, après bien des efforts perdus, il parvint enfin à rendre à son esprit un certain degré de tranquillité.

» La mère de la jeune fille aimée de Théobald apprit à Alban que, durant le séjour passager d’un corps de troupes étrangères, un officier italien avait été logé chez eux. Il devint, au premier aspect, éperdûment amoureux de sa fille, et lui fit la cour avec cet excès d’ardeur qui caractérise sa nation. Il était doué en outre de tous les agréments qui captivent le cœur des femmes, de sorte qu’il éveilla en peu de jours dans le cœur de la jeune fille une passion telle, que le pauvre Théobald fut complètement oublié, et qu’elle ne vivait et ne respirait plus que pour l’officier italien. Mais il fut obligé de suivre l’armée : dès lors un trouble funeste s’empara de la pauvre jeune fille, qui, ayant sans cesse devant elle l’image de son bien-aimé, croyait le voir couvert de blessures dans d’horribles combats, renversé à terre et mourant son nom sur les lèvres, de telle sorte qu’un véritable dérangement de sa raison l’empêcha de reconnaître le malheureux Théobald, qui arrivait tout joyeux de l’espoir d’embrasser enfin son épouse chérie.

» Dès qu’Alban fut parvenu à rappeler Théobald à la vie, il lui confia le moyen infaillible qu’il avait conçu pour lui rendre le cœur de sa bien-aimée, et Théobald trouva le conseil d’Alban tellement conforme à sa conviction intime, qu’il ne douta pas un seul instant de son heureux succès. Il suivit donc aveuglément tout ce que son ami lui prescrivit dans son intérêt…

» Je sais, Bickert, dit Ottmar en s’interrompant, ce que tu voudrais bien dire ; je compatis à ta peine, et rien n’est plus amusant que le désespoir comique avec lequel tu saisis le verre de punch que t’offre Maria si gracieusement. Mais tais-toi, je t’en prie ! ton sourire aigre-doux est la meilleure des réflexions, et vaut mieux que toutes les phrases que tu pourrais imaginer, qui ne feraient que gâter l’effet de mon récit. Ce que j’ai à vous dire, du reste, est si admirable et si touchant, que la contagion du plus puissant intérêt te gagnera toi-même malgré toi. Ainsi, fais attention ; et vous, mon bon père, vous verrez que je tiens rigoureusement ma parole. »

Le baron ne répondit que par un : hum ! hum ! significatif. Maria regardait Ottmar en face les yeux grandement ouverts, et sa charmante petite tête appuyée sur sa main, de sorte que ses blonds cheveux ondoyaient sur son bras en boucles abondantes.

Ottmar reprit : « Si les journées de la jeune fille étaient agitées et orageuses, ses nuits étaient tout à fait terribles. Toutes les apparitions funestes dont elle était tourmentée, prenaient un caractère plus décidé, plus effrayant. Elle appelait d’une voix déchirante son bien-aimé, et elle semblait, au milieu de mille sanglots étouffés, exhaler elle-même son âme auprès de son cadavre sanglant.

» À l’heure de la nuit où ces crises terribles étaient les plus intenses, Théobald se fit conduire près du lit de la jeune fille par sa mère. Là il s’asseyait, et dirigeait sa pensée sur elle avec toute l’énergie de la volonté, en la regardant d’un œil fixe et infatigable. Quand elle eut subi plusieurs fois cette épreuve, l’impression de ses rêves parut devenir plus faible, car le ton de voix passionné avec lequel elle prononçait auparavant le nom de l’officier, n’avait plus cette expression qui pénétrait au fond du cœur, et de profonds soupirs venaient soulager fréquemment sa poitrine oppressée. Théobald ensuite portant sa main sur la sienne, l’appela doucement, tout doucement par son nom. L’effet ne se fit pas attendre : elle répéta encore le nom de l’officier, mais avec une hésitation marquée ; il semblait qu’elle cherchât à se rappeler chaque syllable, chaque lettre, comme si une pensée étrangère fût venue traverser sa première illusion. Bientôt après elle ne dit plus rien : il semblait seulement, au mouvement de ses lèvres, qu’elle voulait parler, mais qu’elle en était empêchée par une certaine impression extérieure.

» Cela s’était déjà répété plusieurs nuits de suite. Alors Théobald commença, en tenant une de ses mains serrée dans la sienne, à parler à voix basse et par phrases interrompues. C’étaient des allusions au temps lointain de leur enfance. Tantôt il parcourait, en sautant, avec Augusta (ce n’est qu’à présent que le nom de la jeune fille me revient à la mémoire), le spacieux jardin de l’oncle, et cueillait pour elle les plus belles cerises, en montant au haut des arbres ; car il s’arrangeait toujours pour lui réserver les meilleures choses, à l’exclusion des autres enfants. Tantôt c’était l’oncle lui-même qu’il obsédait des plus pressantes prières, jusqu’à ce qu’il obtint le grand et beau livre d’images, plein des costumes de tous les peuples. Alors les deux enfants, agenouillès ensemble sur un fauteuil, penchés sur la table, feuilletaient le volume. Il y avait à chaque page un homme et une femme représentés au milieu d’un site de leur patrie, et c’étaient toujours Théobald et Augusta. Ils désiraient être ainsi seuls dans les mêmes contrées étrangères, vêtus de ces costumes extraordinaires, et pouvoir jouer avec les belles fleurs et les belles plantes. — Quel fut l’étonnement de la mère d’Augusta, lorsqu’une nuit celle-ci se mit à parler en entrant tout à fait dans les idées de Théobald ; elle aussi était redevenue la jeune fille de sept ans, et ils continuaient alors tous deux, d’un commun accord, leurs jeux imaginaires.

» Bien plus, Augusta rappela d’elle-même les circonstances les plus caractéristiques de leurs années d’enfance. — Elle était naturellement très violente, et se révoltait souvent avec emportement contre sa sœur ainée, qui, du reste,vraiment méchante par caractère, se plaisait à la tourmenter gratuitement, ce qui occasionait entre elles mainte scène tragi-comique.

» Ainsi une fois, les trois enfants étaient assis ensemble, durant une soirée d’hiver, et la sœur ainée, de plus mauvaise humeur que jamais, taquinait la petite Augusta avec tant d’obstination que celle-ci pleurait de colère et de chagrin. Théobald s’occupait, suivant son habitude, à dessiner toutes sortes de figures, qu’il savait ensuite expliquer assez sensément. Afin d’y mieux voir, il voulut moucher la chandelle, mais par mégarde il l’éteignit. Alors Augusta de profiter de la circonstance, et d’appliquer à sa sœur ainée, en revanche de ses injustes caprices, un solide soufflet. L’enfant court aussitôt, en pleurant et en criant, auprès de son père, l’oncle de Théobald, et dénonce celui-ci comme l’ayant frappée après avoir éteint la chandelle. L’oncle accourt et reproche à Théobald son odieuse méchanceté. Celui-ci, quoiqu’il connût bien la coupable, n’opposa aucune dénégation. Augusta se sentit secrètement déchirée de douleur, lorsqu’elle entendit accuser Théobald d’avoir éteint la chandelle exprès avant de frapper, pour pouvoir rejeter le délit sur son compte ; mais plus elle se désolait, plus l’oncle s’efforçait de la rassurer, en lui disant que le vrai coupable était découvert, et toute la ruse du méchant Théobald déjouée.

» Enfin, lorsque l’oncle se mit en devoir de procéder au dur châtiment, son cœur se brisa, elle parla, elle avoua tout. Mais l’oncle ne prit cet aveu que pour l’effet de l’extrême attachement de la jeune fille pour son cousin, et toutefois la présomption de l’entêtement de Théobald, qui, plein d’un véritable héroïsme, se trouvait heureux en ce moment de souffrir pour Augusta, lui valut une cruelle et sanglante correction.

» Le désespoir d’Augusta fut sans bornes. Toute la violence de son caractère, toutes ses manières impérieuses avaient disparu. Le généreux Théobald devint pour elle un maître absolu, auquel elle se dévoua de son plein gré. Il pouvait disposer suivant son caprice de ses joujoux, de ses plus belles poupées ; et tandis qu’autrefois il était obligé d’acheter le simple droit de rester auprès d’elle, en allant récolter des feuilles et des fleurs pour sa dinette, c’était elle maintenant qui se trouvait trop heureuse de le suivre à travers les broussailles, où il galopait sur son vaillant cheval de bois8. Mais autant était devenu passionné l’attachement d’Augusta pour Théobald, autant il semblait que l’injuste traitement qu’il avait subi pour elle eût enflammé le cœur de celui-ci, et son affection pouvait presque se comparer à l’amour le plus ardent.

» L’oncle remarqua ce double changement ; mais ce ne fut que plusieurs années après, lorsqu’il apprit, à sa grande surprise, la vérité de ce qui s’était passé, qu’il vit clairement à quel point les deux enfants avaient ressenti l’un pour l’autre un véritable et profond amour ; et il approuva alors de grand cœur leur engagement mutuel de rester étroitement unis toute leur vie.

» Cet événement dramatique de leur enfance devait servir une seconde fois à réunir l’heureux couple. — Augusta commença la représentation de cette scène au moment où son père arrivait plein de colère, et Théobald, de son côté, ne manqua pas de jouer adroitement son rôle. Jusqu’alors Augusta se montrait dans le jour silencieuse et chagrine. Mais le matin qui suivit cette nuit-là, elle fit à sa mère la confidence inattendue que depuis quelque temps elle rêvait vivement de Théobald, et qu’elle s’étonnait qu’il ne revint pas, ou du moins n’écrivit pas. Son désir de le revoir s’accrut chaque jour davantage, et alors Théobald n’hésita pas plus longtemps à paraître devant Augusta, comme s’il fût arrivé immédiatement ; car il avait évité soigneusement de se montrer depuis le jour où elle ne l’avait pas reconnu.


Augusta l’accueillit avec les transports de l’amour le plus vif. Bientôt après elle avoua, en répandant un torrent de larmes, qu’elle lui avait été infidèle, et comment un étranger était parvenu, sans qu’elle sut comment, à le chasser de son souvenir, et à la faire pour ainsi dire renoncer à sa propre nature, sous l’influence irrésistible d’une puissance inconnue. Mais l’image consolante de Théobald qui était venue remplir ses rêves avait conjuré les esprits malfaisants de qui elle était captive. Maintenant elle était forcée de convenir qu’elle ne pouvait même plus se retracer en souvenir la physionomie de l’étranger ; et Théobald seul, disait-elle, était vivant dans son cœur. — Alban et Théobald étaient fermement convaincus que la véritable folie qui avait troublé l’esprit d’Augusta était complètement dissipée, et rien ne s’opposait plus à l’union… »

Ottmar n’avait plus que deux mots à dire pour conclure sa narration, lorsque Maria, jetant un cri étouffé, tomba évanouie de son siége dans les bras de Bickert, qui s’était promptement élancé. Le baron se leva saisi d’effroi, Ottmar courut aider Bickert, et tous deux portèrent Maria sur le sopha. Elle était raide et pâle comme un cadavre : toute trace de vie avait disparu de son visage, convulsivement crispé. « Elle est morte ! elle est morte ! s’écria le baron. — Non, dit Ottmar, c’est impossible ! il faut qu’elle vive : Alban viendra à notre secours.

— Alban ! Alban peut-il donc ressusciter les morts ! » s’écria Bickert. — À l’instant, la porte s’ouvrit et Alban entra. Avec sa démarche composée et solennelle, il s’approcha silencieusement de la jeune fille evanouie. Le baron le regardait en face d’un œil ardent de colère. Personne ne pouvait parler. Alban semblait ne voir que Maria : il fixa son regard sur elle : « Maria ! qu’avez-vous ? » dit-il d’un ton imposant. Une légère contraction agita ses nerfs. Alors il saisit sa main, et, sans cesser de la regarder, il dit : « Pourquoi cette épouvante, messieurs ? Les battements du pouls sont faibles, mais réguliers. — Je trouve cette chambre pleine de vapeur : il faut ouvrir une fenêtre. Maria se remettra aussitôt de cette attaque de nerfs insignifiante et nullement dangereuse. » Bickert fit ce qu’il demandait, Maria alors ouvrit les yeux, et son regard tomba sur Alban. « Laisse-moi, homme effroyable ! je veux mourir au moins sans tourments, » murmura-t-elle avec des sons confus. Et cachant, pour échapper au regard d’Alban, son visage dans les coussins du sopha, elle tomba dans un profond sommeil, comme le témoignaient ses lourdes aspirations.

Un sourire singulier, presque effrayant, passa sur les lèvres d’Alban. Le baron quitta impétueusement sa place ; il paraissait prêt à se livrer à une sortie violente. Alban le regarda fixement, et d’un too à moitié sérieux, où perçait évidemment une certaine ironie, il dit : « Soyez tranquille, monsieur le baron ! la petite est un peu impatiente : mais quand elle se réveillera de ce sommeil bienfaisant, ce qui aura lieu sans faute demain matin à six heures, qu’on lui donne douze de ces gouttes, et il ne sera plus question de rien. » — Il présenta à Ottmar le petit flacon qu’il avait tiré de sa poche, et quitta la chambre à pas lents.

« Voilà bien le docteur aux miracles ! » s’écria Bickert, lorsqu’on eut emporté Maria endormie dans sa chambre, et qu’Ottmar se fut retiré, — « le regard profond et extatique de l’illuminé, les manières emphatiques, la prédiction prophétique, le petit flacon d’élixir miraculeux. — Je regardais, pour voir s’il n’allait pas à mes yeux s’évaporer dans l’air, comme Swedenborg, ou du moins sortir, comme Beireis, avec son frac subitement changé de noir en rouge.9

— Bickert ! » interrompit le baron, qui avait vu emporter Maria sans bouger de son fauteuil, muet et consterné, « Bickert ! qu’est devenue notre joyeuse soirée ? Mais j’avais pressenti intérieurement que quelque malheur viendrait me frapper aujourd’hui, j’avais deviné qu’un accident fatal ramènerait Alban parmi nous. Et précisément au moment où Ottmar le citait, il a paru, semblable au génie familier qui veille constamment. Dis-moi, Bickert ! n’est-ce pas par cette porte qu’il est entré ?

— Certainement, répliqua Bickert ; et ce n’est qu’à présent que j’y prends garde. Comme un autre Cagliostro, il nous a fait là un petit tour de passe-passe, que notre inquiétude et notre anxiété nous ont empêché de remarquer. L’unique porte du vestibule, là-bas, je l’ai fermée en dedans moi-même, et en voici la clef : — je peux m’être trompé, cependant, et l’avoir laissée ouverte. — » Bickert alla visiter la porte, et s’écria en riant à son retour : « Le Cagliostro est complet : la porte est exactement fermée, comme je le disais.

— Hum ! dit le baron, le docteur aux miracles commence à se transformer en un vulgaire escamoteur. — J’en suis fâché, répartit Bickert, Alban a la réputation d’un habile médecin, et, à vrai dire, lorsque notre Maria, autrefois si bien portante, tomba malade de ces scélérats de maux de nerfs, et que tous les moyens curatifs eurent échoué, Alban la guérit en peu de semaines par l’application du magnétisme. — Tu t’es décidé bien difficilement à le permettre, et seulement après les instances réitérées d’Ottmar, en voyant, hélas ! se flétrir de plus en plus cette fleur magnifique, qui levait auparavant vers le soleil une tête si libre et si joyeuse…

Crois-tu que j’aie bien fait de céder aux prières d’Ottmar ? demanda le baron. — À cette époque, assurément, répondit Bickert ; mais le séjour prolongé d’Alban chez toi ne me flatte pas précisément ; et quant au magnétisme…

— Tu le rejettes absolument ? dit le baron. — Point du tout, répliqua Bickert. Je n’aurais pas même besoin, pour y croire, de maints phénomènes produits par lui, et dont j’ai été témoin. Oui, je ne le sens que trop, en lui résident les secrets de l’enchainement et des merveilleuses corrélations de la vie organique. Mais toute notre science là-dessus reste une besogne à faire ; et l’homme dût-il acquérir un jour l’entière possession de cet intime secret de la nature, je verrais dans celle-ci une mère qui aurait perdu par mégarde un instrument tranchant qui lui servait à façonner mille objets charmants pour le plaisir et la récréation de ses enfants, et dans nous-mêmes, les enfants qui, venant à trouver l’instrument dangereux, se blesseraient à coup sûr, en voulant indiscrètement imiter leur mère dans la confection des mêmes ouvrages.

— Tu viens d’exprimer avec une admirable justesse le fond de ma pensée, dit le baron ; mais quant à ce qui regarde particulièrement Alban, j’éprouve un embarras extrême pour m’expliquer et accorder entre eux tous les sentiments singuliers que me fait éprouver son voisinage. Parfois, je crois être parfaitement éclairé sur son compte ; l’abus de sa science profonde l’a fait tomber dans de folles rêveries ; mais son zèle, ses succès lui concilient justement l’estime. — Mais ce n’est qu’en son absence qu’il m’apparaît ainsi ; s’approche-t-il de moi, cette image s’évanouit aussitôt, et je suis frappé de terreur en discernant dans ce caractère vingt traits difformes pris isolément, sans pouvoir cependant en former un tout analogue. Lorsque Oltmar, il y a plusieurs mois, l’amena ici comme son ami le plus intime, il me sembla que je l’avais déjà vu quelque part. Ses manières délicates, sa conduite réservée me complurent ; mais, en général, sa société n’avait pas de charme pour moi. Bientôt après, et cela m’a plus d’une fois frappé grièvement au cœur, Maria, immédiatement après l’apparition d’Alban auprès d’elle, Maria, comme tu le sais, fut atteinte de cette singulière maladie. Je dois l’avouer, Alban, dès que je me déterminai à le consulter, entreprit sa guérison avec un zèle incomparable ; il y mit un dévouement. une constance, une abnégation qui devaient lui mériter, grâce à la réussite la plus complète, une affection et une reconnaissance sans bornes. J’aurais voulu le couvrir d’or !… eh bien le moindre mot de remercîmentme coûtait à lui adresser ; sa méthode magnétique m’inspirait d’autant plus d’horreur, qu’elle était couronnée d’un plus grand succès ; Alban me devint enfin lui-même plus odieux de jour en jour, et il me semblait que, dussé-je moi-même lui devoir mon salut dans un imminent danger, cela ne lui ferait rien gagner dans mon esprit prévenu. Et pourtant son air solennel, ses discours mystiques, même son charlatanisme, lorsqu’il magnétise, par exemple, les tilleuls, les ormes, et quels autres arbres encore ? lorsque, les bras tendus vers le Nord, il prétend attirer en lui une force nouvelle émanée du principe universel, tout cela me remue d’une certaine manière, malgré le mépris que je ressens au fond du cœur pour de pareilles manœuvres. Mais, Bickert ! écoute bien : la circonstance la plus étrange est que depuis qu’Alban est ici, je me vois plus souvent que jamais ramené à penser à mon major danois, dont je vous ai tout à l’heure raconté l’histoire. Ce soir même, ce soir, lorsqu’il me parla avec ce sourire sardonique et vraiment infernal, en fixant sur moi ses grands yeux noirs comme des charbons, le major en personne était devant moi ; oui, c’est une ressemblance frappante !

— Eh parbleu ! s’écria Bickert, voilà toute l’explication de tes étranges mouvements à son sujet. Ce n’est pas Alban, c’est le major danois qui t’inquiète et t’obséde. Le brave docteur porte la peine de son nez recourbé et de ses yeux noirs rayonnants. Tranquillise-toi tout à fait et chasse les sombres idées qui t’agitent. Alban peut être un visionnaire, mais assurément il veut le bien et il le pratique ; passons-lui donc ses charlataneries, qu’il les garde comme un jouet innocent, et accordons-lui notre estime à titre de médecin habile et clairvoyant. »

Le baron se leva et dit en prenant les mains de Bickert : « Franz, ce que tu viens de dire est contraire à ta conviction intime : c’est un palliatif que tu emploies pour calmer mes craintes et mon inquiétude ; mais… je le sens amèrement au fond de mon âme, Alban est mon mauvais démon ! — Franz ! je t’en supplie ! je réclame ton attention, ta prévoyance, tes conseils, ton appui, si quelque accident venait à ébranler, à compromettre mon vieil édifice de famille ! — Tu me comprends : il suffit. »

Les deux amis s’embrassèrent, et minuit était sonné depuis longtemps lorsque chacun eut regagné sa chambre pensif et l’esprit inquiet. — À six heures précises, Maria se réveilla, comme Alban l’avait prédit. On lui donna douze gouttes du petit flacon, et deux heures après, elle parut, enjouée et florissante, dans le salon de réunion, où son père, Ottmar et Bickert l’accueillirent pleins de joie. Alban s’était enfermé dans sa chambre, et fit dire qu’une correspondance pressante l’y retiendrait toute la journée.

٭
Lettre de Maria à Adelgonde


Te voilà donc délivrée des périls et des soucis de cette vilaine guerre, et tu as enfin trouvé un asile sûr. Non ! je ne puis te dire, chère et tendre amie, ce que j’ai ressenti lorsqu’après un si long intervalle, j’ai revu tes charmants petits caractères. J’ai failli, dans l’excès de mon impatience, déchirer cette lettre si chère et trop solidement cachetée. D’abord, j’ai lu et relu, sans savoir pour cela davantage ce que tu me disais, jusqu’à ce qu’enfin devenue plus tranquille, j’ai appris avec ravissement que ton frère chéri, mon bien-aimé Hypolite, se porte bien, et que je le reverrai bientôt. Ainsi, aucune de mes lettres ne t’est parvenue ? Ah ! chère Adelgonde ! ton amie a été bien malade, très malade, mais à présent il n’en est plus question, quoique mon mal fût tellement incompréhensible, même pour moi, qu’à présent encore je frémis en y pensant ; et cette émotion, disent mon frère et le médecin, est encore un symptôme de maladie qui doit être radicalement détruit.

N’exige pas que je te dise ce que j’ai eu par le fait : je ne le sais pas moi-même. Nulle douleur, nulle souffrance qui puisse se désigner par un nom connu ; et cependant j’avais absolument perdu et ma gaîté et mon repos. — Je voyais tout sous un autre aspect. Des mots dits à haute voix, des pas légers me perçaient la tête comme des aiguillons. Parfois, autour de moi, mille objets inanimés prenaient une voix, un accent, et, dans des langues merveilleuses, m’agaçaient jusqu’à la plus extrême impatience. Les fantaisies les plus bizarres venaient m’arracher à la vie réelle. Croirais-tu bien, ma bonne Adelgonde, que les folles histoires de féerie de L’oiseau vert, du prince Fakardin, de la princesse de Trébisonde, et que sais-je encore, comme la tante Klara savait si bien nous les raconter, se revêtirent pour moi d’un caractère de réalité vraiment effrayant ; car c’était moi-même qui subissais les transformations dont le méchant magicien me rendait victime.

Oui, c’est bien ridicule à dire à quel point ces sottises agissaient sur moi, et d’une manière si pernicieuse, que je devins de jour en jour plus faible et plus languissante. Tantôt je m’affligeais mortellement pour un rien, une bagatelle ; tantôt je me réjouissais jusqu’à l’extravagance pour quelque pareille niaiserie. Et mes forces vitales se consumaient ainsi dans les violents accès d’une volonté inconnue qui absorbait tout mon être. Certains objets qui auparavant m’étaient tout à fait indifférents, non seulement me frappaient avec vivacité, mais me faisaient éprouver même d’indicibles tourments. C’est ainsi que j’avais conçu une telle horreur des lys, que je m’évanouissais à l’aspect de leurs fleurs, fussent-elles à une distance considérable ; car je voyais s’élancer de leurs blancs calices des petits basilics luisants, et qui dardaient leurs langues aiguës contre moi.

Mais comment, chère Adelgonde, te donner une idée même imparfaite de cet état singulier, auquel je ne pourrais pas donner le nom de maladie, s’il ne m’avait affaiblie progressivement au point que j’entrevoyais à la fin ma mort comme imminente. — Maintenant je veux te confier quelque chose de particulier : c’est ce qui a rapport à ma guérison. Je la dois à un excellent homme qu’Ottmar avait déjà introduit dans la maison, et qui, parmi tous les fameux et habiles médecins de la Résidence, est assurément le seul en possession du secret de guérir promptement et infailliblement une aussi étrange maladie que la mienne.

Mais ce qu’il y a de particulier, c’est que dans mes rêves et mes visions habituels je voyais constamment apparaître un bel homme, grave, qui, malgré sa jeunesse, m’inspirait une vénération profonde, et qui, sous divers costumes, mais toujours avec une robe traînante et une couronne de diamants sur la tête, jouait, dans le monde imaginaire de mes contes magiques, le rôle du roi romantique des esprits. Une liaison intime et tendre devait exister entre nous, car il me témoignait une affection extrême, en retour de laquelle j’aurais donné ma vie. Tantôt il me faisait l’effet du sage roi Salomon, et d’autres fois, par une aberration inconcevable, je pensais malgré moi au Sarastro de la Flûte enchantée10, que j’ai vu représenter dans la capitale.

Hélas ! chère Adelgonde, juge de mon effroi lorsqu’au premier abord je reconnus dans Alban le roi romantique de mes rêves. — Alban est en effet ce médecin extraordinaire que bien antérieurement Ottmar avait amené une fois de la Résidence comme son ami de cœur, et qui néanmoins, pendant ce court séjour, avait si peu provoqué mon attention que je ne pouvais même pas ensuite me rappeler ses traits. Mais lorsqu’il revint, appelé pour me donner ses soins, il me fut impossible de définir l’étrange sensation dont son aspect me pénétra. Alban ayant en général dans sa physionomie, dans toutes ses manières une certaine dignité, je dirais presque quelque chose d’impératif qui l’élève au-dessus de son entourage, il me sembla, dès qu’il eut fixé sur moi son regard sérieux et perçant, que je devais me soumettre sans restriction à tout ce qu’il prescrivait, comme s’il lui suffisait de vouloir bien positivement ma guérison pour l’opérer.

Ottmar disait qu’on allait me traiter par le magnétisme, et qu’au moyen de certains procédés Alban devait me mettre dans un état d’exaltation et de sommeil factice, grâce auquel je concevrais moi-même exactement le caractère de ma maladie, et je préciserais la manière de me rétablir. Tu ne saurais croire, chère Adelgonde, quel sentiment extrême d’inquiétude, de crainte, d’épouvante m’agitait à la pensée de cette existence sans conscience, et pourtant supérieure à la vie réelle. Cependant, je ne le sentais que trop clairement, j’aurais fait de vains efforts pour me soustraire à ce qu’Alban avait résolu.

Les moyens en question furent employés, et, en dépit de ma répugnance, de mes craintes, je n’en ai éprouvé que des effets salutaires. Mes couleurs, mon enjouement sont revenus, et au lieu de cette tension névralgique effrayante, pendant laquelle la chose la plus indifférente devenait souvent pour moi un supplice, je me trouve dans un état passablement tranquille. Ces folles visions de mes rêves ont disparu, et le sommeil me restaure ; ou les images bizarres qui m’apparaissent en dormant me récréent au lieu de me tourmenter. Pense un peu, chère Adelgonde : je rêve souvent maintenant, par exemple, que je puis, les yeux fermés, comme si un sens nouveau m’était donné, reconnaître les couleurs, distinguer les métaux, lire, etc., dès qu’Alban me le demande ; souvent même il m’ordonne d’examiner mon intérieur et de lui dire tout ce que j’y vois, ce que je fais aussitôt avec la plus grande précision.

Parfois je suis contrainte d’arrêter exclusivement ma pensée sur Alban lui-même. Je le vois devant moi et je tombe insensiblement dans un état de rêverie, où, perdant enfin la conscience de mon individualité, j’entre dans une sphère d’idées étrangères qui ont l’éclat et la pureté de l’or, et qui me pénètrent d’une animation singulière. Je reconnais que c’est Alban qui formule en moi ces divines pensées ; car il occupe alors lui-même, comme une flamme sacrée et vivifiante, le foyer de mon être qu’il dirige ; et s’il me quitte, spirituellement s’entend, l’éloignement physique est indifférent, aussitôt tout le prestige s’évanouit. Ce n’est que dans cet état de sympathie et de transsubstantiation pour ainsi dire que je jouis réellement de la vie ; et s’il dépendait de lui de rompre cette union de nos principes intelligents, mon être succomberait sans doute à l’amertume de ce sombre abandon. Oui, tandis que j’écris ces lignes, je ne le sens que trop, c’est lui seul qui m’inspire au moins les termes propres à expliquer cette mystérieuse corrélation de lui à moi.

Je ne sais, ma bonne Adelgonde, si je ne te parais pas ridicule ou peut-être atteinte d’une manie fantastique, et surtout si tu me comprends. En ce moment même, il m’a semblé que tes lèvres avaient murmuré doucement et tristement le nom d’Hypolite. — Crois bien que jamais Hypolite n’a été aimé de moi plus vivement : je le nomme bien souvent dans mes prières à Dieu : que les saints anges le préservent au milieu des batailles sanglantes de toute atteinte meurtrière ! — Mais depuis qu’Alban est mon seigneur et maître, il me semble que ce n’est que par lui que je peux aimer plus ardemment et plus profondément mon Hypolite. J’imagine avoir la puissance de m’élancer vers lui, tel que son génie protecteur, et de le couvrir de mes prières comme un séraphin de son aile, de manière à déjouer toutes les trahisons du démon du meurtre. Alban, l’homme excellent et sublime, me conduira dans ses bras comme une épouse sanctifiée par cette vie de spiritualisme ; mais l’enfant inexpérimenté peut-il se hasarder sans son maître dans les orages du monde ?

Ce n’est que depuis peu de jours que j’ai reconnu tout à fait la véritable magnanimité d’Alban. — Mais croirais-tu, chère Adelgonde, que lorsque j’étais plus malade et dans mes excès d’irritation, il s’élevait souvent dans mon âme d’odieux soupçons contre mon seigneur et maître ? Ainsi je croyais avoir trahi l’amour et la fidélité, quand je voyais s’élever devant moi, même au milieu de mes prières pour mon Hypolite, la figure d’Alban irritée et menaçante de ce que je voulusse sans lui me hasarder à franchir les limites qu’il m’avait prescrites, comme un enfant mutin et indocile aux conseils de son père, qui sort du jardin paisible pour aller courir dans la forêt, où de méchantes bêtes, avides de sang, guettent leur proie, cachées derrière les buissons verdoyants et fleuris ! Ah ! Adelgonde ! que ces doutes cruels me rendirent malheureuse ! — Moque-toi bien de moi, si je te dis que j’en vins jusqu’à penser qu’Alban me tendait un piège infernal, et songeait, sous les saintes apparences d’un sauveur miraculeux, à allumer dans mon cœur un amour terrestre… Ah ! Hypolite !…

Dernièrement, nous étions familièrement réunis le soir, mon père, mon frère, le vieux Bickert et moi ; Alban, suivant son habitude, était encore engagé dans une longue promenade. Il était question des rêves, et mon père ainsi que Bickert nous avaient raconté toutes sortes d’histoires merveilleuses et récréatives. Alors Ottmar prit aussi la parole, et il raconta comment un ami d’Alban, d’après ses conseils et sous sa surveillance, était parvenu à gagner l’ardent amour d’une jeune fille, en se tenant près d’elle à son insu, durant son sommeil, et en maîtrisant en sa propre faveur, par des moyens magnétiques, la direction de ses pensées. En outre, il arriva que mon père ainsi que notre vieil ami Bickert se déclarèrent, comme ils ne l’avaient jamais fait en ma présence, les adversaires décidés du magnétisme, et en quelque sorte les accusateurs d’Alban.

Tous les doutes, tous les soupçons que j’avais conçus contre lui furent réveillés au fond de mon âme. Je supposai de nouveau qu’il se servait de manœuvres mystérieuses et diaboliques pour me faire son esclave, et qu’il m’ordonnerait alors d’oublier absolument Hypolite pour être lui seul l’objet de mes pensées et de mes sentiments. Une émotion inconnue jusqu’alors me pénétra d’une anxiété mortelle. Je voyais Alban dans sa chambre, entouré d’instruments bizarres, de vilaines plantes, de pierres, de métaux rayonnants et d’animaux hideux, décrivant des cercles dans l’air avec des mouvements convulsifs. Son visage, ordinairement si calme et si grave, affreusement contracté m’offrait l’aspect d’un larve hideux, et dans l’orbe de ses yeux agrandis et d’un rouge ardent serpentaient avec une vitesse incroyable d’immondes basilics lisses et étincelants, tels que ceux que j’avais cru voir autrefois s’élancer de la corolle des lys.

Tout à coup il me sembla qu’un torrent glacial glissait le long de mon dos : je me réveillai de mon état d’évanouissement ; Alban était devant moi. mais, ô grand Dieu ! ce n’était pas lui, non ! c’était le larve épouvantable, création fantastique de mon imagination frappée ! — Combien ne fus-je pas honteuse de moi-même le lendemain matin ! Alban était instruit de mes doutes injurieux, et son affectueuse bienveillance l’a seule empêché de me le faire sentir ; mais il savait comment je m’étais représenté sa personne, puisqu’il lit au-dedans de mon être mes pensées les plus secrètes, que ma vénération et ma soumission pour lui ne me permettent pas d’ailleurs de vouloir lui cacher.

Du reste, il attache très peu d’importance à cette crise nerveuse, et l’attribue uniquement à la vapeur du tabac turc que mon père avait fumé ce soir-là. Si tu avais pu voir de quelle prévenante sollicitude, de quels soins tout paternels m’entoura alors mon excellent maître. Ce n’est pas seulement le corps qu’il sait conserver en santé, non, c’est l’esprit surtout qu’il initie aux délices d’une vie supérieure ! —

Si ma bonne amie Adelgonde pouvait seulement être auprès de moi et jouir de la vie réellement bienheureuse que nous menons ici au sein d’une paix modeste ! Bickert est toujours le joyeux vieillard d’autrefois ; mon père et Ottmar seuls montrent parfois une disposition d’humeur singulière et un peu triste. L’uniformité de nos habitudes n’est pas faite pour plaire sans doute aux hommes lancés dans le tourbillon du monde et des affaires.

Alban nous entretient en langage pompeux des traditions et des mythes sacrés de l’Inde et de l’antique Égypte. — Souvent la préoccupation de ces étranges mystères provoque en moi, surtout sous les grands hêtres du parc, un sommeil insurmontable et vivifiant, dont je me réveille animée d’un nouveau bien-être. Je me compare à peu près dans ces occasions à Miranda, dans la Tempête de Shakespeare, quand Prospero cherche en vain à la tenir éveillée pour écouter sa narration. Ce sont justement les paroles de Prospero qu’Ottmar m’adressait encore l’autre jour : « Cède à ta fatigue : tu ne peux pas faire autrement. »

Maintenant, ma chère Adelgonde, tu connais entièrement ma vie intérieure, je t’ai tout confié, et cela soulage mon cœur. Les lignes ci-jointes pour Hypolite… etc.

٭
Fragment d’une lettre d’Alban à Théobald

 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . a été dépassé. — La piété est une habitude constante des actions pieuses ; et toute action pieuse est une hypocrisie, bien qu’elle soit faite dans le but non pas tant d’abuser le prochain que de se délecter soi-même au reflet éblouissant de l’éclatante auréole d’or faux, à l’aide de laquelle on s’est improvisé Saint.

N’as-tu pas senti maintes fois, mon cher Bramine, s’élever dans ton propre sein des mouvements et des idées que tu ne pouvais concilier avec ce que tu tiens pour juste et sage, par suite de l’habitude, et sans oser sortir de l’ornière creusée par la morale surannée des nourrices ? Or, tous ces doutes contre les principes dogmatiques de ma mère l’oie, tous ces bouillants penchants qui viennent se heurter contre la digue artificielle opposée à leur torrent par les systèmes des moralistes, l’irrésistible tentation de secouer joyeusement dans l’espace les ailes rapides dont on se sent pourvu, et de s’élancer vers les régions supérieures, ce sont là, nous dit-on, autant de pièges de Satan contre lesquels ont bien soin de nous prémunir les pédants ascétiques. Nous devons, à les entendre, fermer les yeux comme des enfants crédules, pour éviter d’être aveuglés par les rayons éblouissants de la splendeur du Christ saint, qu’ils nous montrent partout dans la nature, déterminant la borne infranchissable à notre essor. Mais tout penchant qui propose un but supérieur à l’exercice de nos facultés mentales ne saurait être illicite ; il doit au contraire, étant inséparable de la nature humaine d’où il dérive, tendre à l’accomplissement des fins de notre existence, lequel implique nécessairement le développement le plus étendu et le plus parfait possible de nos facultés physiques et intellectuelles.

Je sais, mon cher Bramine (je ne puis vraiment te qualifier autrement d’après ta manière d’envisager la vie), qu’en voilà bien assez pour te provoquer à la controverse, puisque ta conduite est basée sur l’opinion opposée à celle que je viens seulement d’indiquer. Sois persuadé toutefois que j’estime ta vie contemplative et tes efforts pour pénétrer dans les mystères de la nature par une application d’esprit de plus en plus soutenue. Mais pourquoi, bornant timidement tes désirs à jouir, dans une extase inactive, de l’aspect merveilleux de cette clef de diamant étincelante, ne pas la saisir d’une main hardie et ferme, pour t’ouvrir le mystérieux domaine sur
sentiment actif d’une charité exaltée. Ce fut surtout en Allemagne que ses idées trouvèrent des partisans. Mais elles furent beaucoup modifiées par les sectateurs du magnétisme en France, où le comte Maxime de Puységur, dont le frère observa le premier le phénomène du somnambulisme factice, fut le chef d’une nouvelle école, qui, tout en reconnaissant la puissance supérieure de l’esprit, admet les procédés pratiques qui formaient l’élément du mesmérisme.

Hoffmann, que devait séduire une science tellement imprégnée d’imagination, et qui touche aux limites du monde invisible, a gardé pourtant, à son égard, un scepticisme qu’il intéresse de constater. Le magnétisme sert de pivot et d’élément à cinq ou six de ses contes ; mais nulle part il ne manifeste aussi nettement que dans celui-ci les doutes que lui inspiraient les doctrines fondées sur d’aussi étranges phénomènes. L’histoire de Théobald semble être une application des arguments de leurs défenseurs, même en faveur de leur emploi dans l’ordre intellectuel et moral. Mais le héros principal est un type odieux dont on ne reprochera pas à l’auteur d’avoir atténué la perversité, pour dissimuler le danger des spéculations chimériques et immorales dont il abuse.

Malgré la couleur métaphysique de ce conte dont la lecture exige une attention scrupuleuse, et sa facture même un peu abstraite, comme le sujet, il y règne jusqu’à la dernière ligne un intérêt puissant, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la délicatesse et de la grace dans les détails, surtout dans l’histoire de Théobald, ou de la profondeur des aperçus dans les lettres d’Alban et de Maria. Nous n’avons pas voulu d’ailleurs qu’on imputât à l’extrême difficulté de sa traduction, l’omission dont nous pouvions le laisser l’objet à l’exemple des premiers éditeurs d’Hoffmann.



des chevaux de bois généralement connus en France, et qui sont, comme on sait, réduits à l’immobilité. Celui-ci consiste simplement en un long bâton termine par une tête de cheval, avec une bride ; il y en a où sont adaptées des routettes, et l’on comprend comment l’enfant est libre de galopper sur une pareille monture.

9. Emanuel Swedberg, anobli sous le nom Swedenborg, naquit à Stockolm en 1688. Après avoir consacré plus de la moitié de sa vie à l’étude et à la pratique des sciences naturelles et mathématiques, qui lui valurent autant de réputation que de richesses et d’honneurs, il se crut appelé par Dieu même à un apostolat spirituel, ayant pour but la fondation d’une nouvelle théosophie. Dans les nombreux ouvrages où il a développé ses singulières doctrines, il rend compte de ses visions, de ses entretiens avec Dieu et les anges. Il a prétendu expliquer toutes les merveilles du monde spirituel, la nature des intelligences, la vie future, l’organisation du ciel, de l’enfer, etc. — Son mysticisme trouva de nombreux partisans dans toute l’Europe, et de nos jours encore, il existe une secte régulière de Swedenborgistes, exerçant un culte toléré publiquement en Suède, en Angleterre et aux États-Unis. Cette doctrine compte surtout de nombreux adhérents dans la partie méridionale de l’Afrique, au centre de laquelle un point de leur croyance suppose l’existence matérielle d’une Jérusalem nouvelle, complètement organisée. — En 1787, il se forma à Stockolm une société exégétique, qui prétendit rattacher aux dogmes de Swedenborg la théorie du magnétisme animal. On trouve aussi dans ses ouvrages quelques idées relatives au système crânologique.

Godefroy Christophe Beireis, né à Mulhausen, mort, en 1809, à l’âge de quatre-vingts ans, était professeur de chimie et de médecine à l’université de Helmstædt. C’était un homme fort savant, et doué d’un excellent caractère. Il s’était formé plusieurs magnifiques collections d’objets d’art, de science et de curiosité, qui auraient suffi pour illustrer sa mémoire, à défaut de la célébrité qu’il acquit en Allemagne par la singularité de sa vie et le mystérieux qu’il cherchait à répandre sur toutes ses actions. Il assurait avoir trouvé le secret de faire de l’or, et racontait naïvement l’histoire de ses voyages à Paris, à Rome, etc., bien que, de notoriété publique, il n’eût jamais quitté les provinces germaniques. Il n’a laissé aucun ouvrage digne d’intérêt.

Quant au fameux Cagliostro, cité plus bas, né, dit-on, à Palerme, au milieu du XVIIIe siècle, les traditions les plus contradictoires circulent encore sur sa véritable origine, ses prétendus talents, et ses friponneries contestées ; il passa sa vie à courir l’Europe, jouant partout, avec un rare succès, le rôle d’un thaumaturge inspiré, d’un prophète et d’un opérateur infaillible. Impliqué dans le célèbre procès du collier, il fut mis à la Bastille, et exilé ensuite par l’arrêt qui le déchargeait de l’accusation de compticité. Trois ans plus tard, l’inquisition de Rome le fit arrêter comme propagateur sacrilège de la franc-maçonnerie, et sa condamnation à mort fut commuée en une réclusion perpétuelle. On croit qu’il mourut en 1795.

10. Célèbre opéra de Mozart, imité, en France, sous le titre des Mystères d’Isis.


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