E. T. A. HoffmannContes

Le Magnétiseur
1814





LE MAGNÉTISEUR.

SCÈNES DE LA VIE PRIVÉE.
Séparateur


Songe, mensonge.


Les rêves sont de l’écume, dit le vieux baron en étendant la main vers le cordon de la sonnette pour que le vieux Kaspar vînt l’éclairer jusqu’à sa chambre à coucher ; car il était tard, un vent piquant d’automne pénétrait dans le vaste salon d’été mal garanti, et Maria, étroitement enveloppée dans son châle, les yeux à demi-fermés, semblait ne pouvoir plus résister à l’envie de dormir.

« Et cependant, reprit-il avant d’avoir sonné, et le corps penché en avant hors du fauteuil, les deux mains appuyées sur ses genoux, et cependant je me souviens de bien des rêves extraordinaires que j’ai faits étant jeune ! — Eh ! mon excellent père, s’écria Ottmar, quel rêve n’est donc pas extraordinaire ? mais ceux-là seuls qui nous révèlent une circonstance frappante, les esprits précurseurs des grandes destinées, comme dit Schiller, qui nous transportent tout à coup d’un élan rapide dans les sombres et mystérieuses régions où nos yeux débiles n’osent jeter que de timides regards, ceux-là seuls nous causent une impression profonde dont personne ne peut se dissimuler la puissance. »

Le baron répliqua d’une voix sourde : « Tout rêve, vaine écume ! — Je m’empare, répartit Ottmar, de ce dicton même des matérialistes qui trouvent tout naturels les plus merveilleux phénomènes, tandis que souvent la chose la plus naturelle leur paraît prodigieuse et inconcevable, et j’y vois un sens allégorique remarquable.

— Quel contre-sens vois-tu, s’il te plaît, à ce vieux et trivial adage ? » demanda Maria en bâillant. Ottmar répondit en souriant, avec les paroles de Prospero1 : « Relève les franges du voile de tes yeux et écoute-moi avec bonté !… Sérieusement, chère Maria, si tu avais moins envie de dormir, tu aurais déjà pressenti de toi-même que cette comparaison des rêves avec l’écume, car c’est des rêves qu’il s’agit, c’est-à-dire d’un des phénomènes les plus profondément sublimes de la vie humaine, ne peut s’entendre que de l’écume la plus noble de toutes. Or, c’est évidemment celle de l’effervescent, pétillant et impétueux Champagne, que tu ne dédaignes pas de flûter quelquefois, malgré le fier mépris qu’en véritable demoiselle tu manifestes pour le jus de la treille en général. Vois ces milliers de petites bulles qui surgissent le long du verre comme autant de perles et qui s’agitent en mousse à la surface, ce sont les esprits volatils qui se dégagent impatiemment de leur prison matérielle. Ainsi vit et se meut, pareille à cette écume, notre essence spirituelle, qui, affranchie de ses liens terrestres et déployant gaîment ses ailes, s’élance avec bonheur au-devant des esprits supérieurs de même ordre, hôtes de l’empire céleste qui nous est à tous promis, et qui admet et comprend sans effort, dans leur signification la plus intime, les événements surnaturels ou mystiques. Il se peut donc aussi que les rêves soient le résultat de cette fermentation qui suscite nos esprits vitaux, devenus libres et flottants quand le sommeil vient enchaîner nos sens, en substituant à la vie expansive une vie d’intensité supérieure, qui non seulement nous fait pressentir les mystérieux rapports du monde des esprits invisibles, mais laisse notre âme planer réellement au-delà des limites de l’espace et du temps.

Il me semble entendre raisonner ton ami Alban, s’écria le vieux baron en s’efforçant de se soustraire aux souvenirs qui l’avaient rendu rêveur. Vous connaissez du reste mon incrédulité sur cette matière. Ainsi tout ce que tu viens de débiter est fort beau à entendre, et certaines âmes sentimentales ou jalouses de le paraître peuvent s’y complaire ; mais rien que pour être systématique, tout cela est faux ! D’après tes théories de relation avec le monde des purs esprits, et, que sais-je encore, ne serait-on pas porté à croire que les rêves doivent procurer à l’homme un état de béatitude infinie ? Mais tous mes rêves que j’appelle remarquables, parce que le hasard leur a attribué une certaine influence sur mon existence (j’appelle hasard une sorte de coïncidence absolue et spéciale pour chaque individu, de circonstances diverses, et équivalant à une péripétie complète), tous ces rêves, dis-je, étaient désagréables et même fort pénibles, au point de me rendre souvent malade, quoique je m’abstinsse de toute contention d’esprit à ce sujet, attendu qu’il n’était pas de mode alors de scruter et de vouloir approfondir tout ce dont la nature nous a sagement dérobé le secret.

Vous savez, mon excellent père, répliqua Ottmar, comment mon ami Alban et moi nous pensons sur tout ce que vous appelez hasard, coïncidence de circonstances diverses, etc. Et quant à la mode des investigations indiscrètes, mon bon père voudra bien réfléchir que cette mode, ayant son fondement dans la nature même de l’homme, est des plus anciennes. Les adeptes de l’antique Saïs…

Halte-là ! s’écria le baron, brisons, s’il vous plaît, une discussion que je suis d’autant moins propre à soutenir aujourd’hui que je ne me sens nullement disposé à tenir tête à ton bouillant enthousiasme pour le merveilleux. Je ne puis dissimuler qu’aujourd’hui même, le neuf septembre, je suis vivement préoccupé d’un souvenir de ma jeunesse dont il m’est impossible de m’affranchir ; et si je vous racontais cette aventure, elle prouverait à Ottmar comment un rêve, qui se liait d’une manière toute particulière à la réalité, me frappa de l’impression la plus funeste.

— Peut-être, mon excellent père, dit Ottmar, fournirez-vous ainsi à mon ami Alban et à moi un précieux argument de plus à l’appui de la théorie, aujourd’hui bien établie, de l’influence magnétique, laquelle résulte d’observations multipliées sur le sommeil et les rêves.

— Rien que le mot de magnétisme m’irrite à l’excès, s’écria le baron en fronçant le sourcil, mais chacun a ses idées : tant mieux pour vous si la nature souffre patiemment que vos mains audacieuses tiraillent le voile qui la couvre, et ne vous fait pas expier par votre ruine votre folle curiosité. — Ne discutons pas, mon excellent père, sur des opinions dépendantes de la conviction la plus intime, répliqua Ottmar ; mais cette histoire de votre jeunesse ne peut-elle, s’il vous plait, se formuler en récit ? »

Le baron s’enfonça dans son fauteuil, et il parla ainsi, son regard expressif levé au ciel, comme c’était son habitude lorsqu’il était profondément ému :

« Vous savez que j’ai reçu mon éducation militaire au lycée noble de Berlin2. Parmi les maîtres qui y professaient, il se trouvait un homme que je ne saurais oublier de ma vie. À présent même, je ne puis penser à lui sans un frisson intérieur, je dirais presque sans effroi ; il me semble souvent qu’il va ouvrir la porte et paraître devant moi tel qu’un fantôme ! — Sa taille gigantesque ressortait encore davantage à cause de son extrême maigreur ; tout son corps paraissait n’être qu’un assemblage d’os et de nerfs. Il devait avoir été pourtant dans sa jeunesse un joli homme, car ses grands yeux noirs lançaient encore à son âge d’ardents rayons dont on avait peine à supporter l’éclat. Fort avancé dans la cinquantaine, il possédait encore l’adresse et la vigueur d’un jeune homme. Tous ses mouvements étaient vifs et résolus : dans l’escrime à l’épée et au sabre, il était supérieur aux plus habiles, et il maîtrisait le cheval le plus fougueux, jusqu’à le faire fléchir sous lui en gémissant. Il avait été autrefois major au service danois, et il s’était vu, disait-on, obligé de s’expatrier après avoir tué en duel son général. Plusieurs prétendaient que cela n’était pas arrivé en duel ; mais que, sur un mot offensant du général, le major lui avait passé son épée au travers du corps, sans lui laisser le temps de se mettre en garde. Bref, il s’était enfui du Danemarck, et exerçait au lycée équestre, avec le grade de major, les fonctions d’instructeur supérieur pour la fortification.

» Irascible au plus haut degré, il suffisait d’un mot, d’un coup d’œil pour le faire entrer en fureur. Il châtiait les élèves avec une rigueur systématique, et cependant tous lui étaient attachés d’une manière surprenante. Ainsi, une fois, le cruel traitement qu’il avait fait subir à l’un d’entre eux, en violation de tous les usages et réglements de la discipline, ayant éveillé l’attention des supérieurs, une enquête à ce sujet fut ordonnée. Mais l’élève puni n’accusa que lui-même, et plaida si chaleureusement la cause du mnjor, qu’on dut le tenir pour exempt de tout méfait.

» Il y avait des jours où il ne se ressemblait pas à lui-même. L’accent ordinairement rude et courroucé de sa voix sourde devenait alors cadencé et inexprimablement sonore, et l’on était séduit par la fascination de son regard. Plein d’aménité et d’indulgence, il passait à chacun ses petits écarts, et lorsqu’il serrait la main à l’un de nous qui avait mieux réussi dans son travail, c’était comme s’il l’eût fait son serf par une puissance magique irrésistible ; car, eût-il imposé en ce moment, comme preuve d’obéissance, la mort la plus douloureuse, qu’on l’aurait subie aussitôt et sans murmurer. Mais ces jours de calme étaient ordinairement suivis d’une tempête furieuse, qui forçait tout le monde à fuir ou à se cacher devant lui. Alors il endossait dès le matin son uniforme danois rouge et passait toute la journée, que ce fut l’été ou l’hiver, à courir à pas de géant dans le grand jardin dépendant du palais du lycée. On l’entendait parler seul en langue danoise avec une voix épouvantable et les gestes les plus frénétiques. Il tirait son épée, et, comme s’il eût eu affaire à un adversaire redoutable, il donnait et parait des bottes, jusqu’à ce qu’un coup de sa main renversât son antagoniste imaginaire ; alors il paraissait broyer son cadavre sous les pieds avec des jurements et des blasphèmes épouvantables ; et puis il se sauvait à travers les allées d’une course étonnamment rapide ; il grimpait aux arbres les plus élevés, et se livrait aux bruyants éclats d’un rire ironique, de manière à nous glacer malgré nous de stupeur, quand nous l’entendions de l’intérieur du logis. Ces crises duraient ordinairement vingt-quatre heures, et l’on remarqua qu’il en était constamment atteint au retour de chaque équinoxe. Le jour d’après il ne paraissait même pas se douter de rien de ce qui s’était passé ; seulement il était plus intraitable, plus emporté, plus violent que jamais, jusqu’à ce qu’il revint peu à peu à ses dispositions bienveillantes.

» Je ne sais d’où provenaient les bruits étranges et merveilleux répandus sur son compte parmi les domestiques du lycée, et même dans la ville parmi le peuple. Par exemple, on prétendait qu’il pouvait conjurer le feu, qu’il savait guérir les maladies par l’imposition des mains, et même par ses seuls regards ; et je me souviens encore qu’il chassa un jour à coups de bâton des gens qui voulaient absolument qu’il exerçât en leur faveur ce rare talent. Un vieil invalide, affecté à mon service, affirmait ouvertement, comme une chose notoire, qu’il y avait bien des choses à dire sur la personne et la conduite surnaturelles de monsieur le major, et il racontait comment, bien des années auparavant, dans une tempête sur mer, le malin esprit lui était apparu, et lui avait promis non seulement de le délivrer du péril, mais de le douer d’une force surhumaine et de maintes facultés miraculeuses, offre à laquelle avait souscrit le major en se dévouant à l’esprit de ténèbres. De là résultaient les rudes combats qu’il avait à soutenir contre le démon qu’on voyait apparaître dans le jardin, tantôt sous la forme d’un chien noir, tantôt avec celle de quelque animal effrayant ; mais tôt ou tard le major devait succomber indubitablement par quelque affreuse catastrophe. — Tout improbables et ridicules que me parussent ces récits, je ne pouvais néanmoins me défendre d’une terreur secrète, et, malgré mon sincère attachement pour le major, qui me témoignait lui-même une affection toute spéciale, il se mêlait pourtant à mes sentiments pour cet homme extraordinaire je ne sais quoi d’indéfnissable et d’incessamment menaçant.

» Il me semblait en effet que j’étais obligé par une puissance supérieure à lui rester fidèlement dévoué, comme si l’instant où cesserait ma sujétion dût être aussi celui de ma perte. Bien que sa présence me causât toujours une sorte de satisfaction, j’éprouvais cependant, en même temps, une certaine inquiétude, une certaine contrainte insurmontable qui comprimait toutes mes facultés, et je frémissais malgré moi de cette étrange position. Si j’étais resté longtemps près de lui, s’il m’avait témoigné un redoublement d’amitié, et surtout quand, suivant son habitude, son regard fixement cloué sur moi, et serrant étroitement ma main dans la sienne, il m’avait entretenu de mainte histoire merveilleuse, cette influence énergique et singulière pouvait me réduire à l’épuisement le plus extrême. Je me sentais affaibli et abattu au point de défaillir.

» J’omets toutes les scènes bizarres qui eurent lieu entre mon maître amical et moi ; car il prenait même part à mes jeux d’enfant, et m’aidait avec zèle à construire les forteresses en miniature que je me plaisais à établir dans le jardin, d’après les règles les plus strictes du génie militaire. — Je viens au point important. — C’était, je me le rappelle positivement, dans la nuit du 8 au 9 septembre de l’année 17… Je rêvai donc, et mon illusion avait toute la force de la réalité, que le major ouvrait doucement ma porte, qu’il s’approchait de mon lit à pas lents, et qu’arrêtant sur moi ses yeux noirs avec une fixité effrayante, il me posait la main droite sur le front, de manière à me cacher les yeux, ce qui ne m’empêchait pourtant pas de le voir debout devant moi. Le saisissement et la peur m’arrachèrent un gémissement. Il dit alors d’une voix sourde : ‹ Misérable enfant de la terre, reconnais ton seigneur et maître ! À quoi bon te raidir et te débattre sous un joug dont tu cherches en vain à t’affranchir ? Ainsi que ton Dieu, je lis dans la profondeur la plus intime de ton être, et tout ce que tu as jamais tenu secret, tout ce que tu voudrais cacher en toi-même, m’apparaît clairement et à découvert. Mais pour que tu n’oses pas, ver de terre infime, douter de ma puissance absolue sur toi, je veux pénétrer, d’une manière qui soit visible pour toi-même, jusque dans le sanctuaire de tes pensées. › — Soudain je vis étinceler dans sa main un instrument pointu, et il le plongea au centre de mon cerveau !… En poussant un horrible cri de terreur, je me réveillai, baigné d’une sueur d’angoisse, et prêt à m’évanouir.

» Enfin je me remis ; mais un air étouffant et lourd m’oppressait, et il me sembla entendre à une grande distance la voix du major qui m’appelait coup sur coup par mon prénom. J’attribuais cela à l’émotion que m’avait laissée cet épouvantable rêve. Je sautai de mon lit, et j’ouvris les fenêtres pour laisser entrer l’air extérieur dans cette chambre brûlante. Mais quelle fut ma frayeur, lorsque je vis, à la clarté de la lune, le major dans son uniforme de parade, tel absolument qu’il m’était apparu dans mon rêve, se diriger, par la grande avenue, vers la grille qui donnait issue dans la campagne. Il l’ouvrit, et en repoussa les battants, après être sorti, si violemment, que les gonds et les verroux craquèrent avec fracas, et que le bruit résonna longtemps dans le calme de la nuit. — Qu’est-ce à dire ? que veut faire le major au milieu des champs à pareille heure ? pensai-je en moi-même. Et une anxiété inexprimable s’empara de moi. Comme entrainé par une force irrésistible, je m’habillai à la hâte, j’allai réveiller notre inspecteur, un bon vieillard de soixante et dix ans, le seul homme que le major craignit et ménageât, même dans ses plus violents paroxismes, et je lui racontai mon rêve, ainsi que ce qui s’était passé ensuite. Le vieillard m’écouta avec une extrême attention et me dit : ‹ Moi aussi, j’ai cru entendre fermer rudement la grille du jardin, mais j’ai cru que c’était une illusion, non sans penser toutefois qu’il pourrait bien être arrivé quelque chose d’extraordinaire au major, et qu’il serait à propos de visiter sa chambre. ›

» La cloche de la maison eut bientôt réveillé maîtres et élèves, et nous nous dirigeâmes avec des flambeaux, formant une sorte de procession solennelle, par le long corridor, vers l’appartement du major. La porte était fermée, et les vaines tentatives qu’ on fit pour l’ouvrir avec le passe-partout nous prouvèrent qu’on avait tiré les verrous à l’intérieur. La porte principale qui donnait dans le jardin, par laquelle le major aurait dû passer pour sortir, était également fermée et cadenassée comme la veille au soir. Enfin, quand nous vîmes que tous nos appels restaient sans réponse, nous brisâmes la porte de la chambre à coucher, et là, — l’œil hagard et menaçant, la bouche ouverte et sanguinolente, le major était étendu mort sur le carreau, dans son grand uniforme danois rouge, tenant son épée d’une main convulsivement crispée ! — Tous nos efforts pour le rappeler à la vie furent infructueux. »

Le baron se tut. — Ottmar était sur le point de dire quelque chose ; cependant il s’en abstint, et il paraissait, le front appuyé sur sa main, s’occuper de coordonner d’abord dans son esprit les réflexions qu’il voulait émettre. Ce fut Maria qui rompit le silence en s’écriant : « Ah ! mon bon père ! — quel épouvantable événement ! je vois le terrible major avec son uniforme danois, le regard fixe et dirigé sur moi : c’en est fait de mon sommeil de cette nuit ! »

Le peintre Franz Bickert, qui, depuis quinze ans, vivait dans la maison du baron en qualité d’ami intime de la famille, n’avait pris jusque-là aucune part à la conversation, ce qui lui arrivait assez souvent. Mais il s’était promené de long en large, les bras croisés derrière le dos, faisant toutes sortes de grimaces bouffonnes, et même essayant de temps en temps une cabriole grotesque. Il éclata tout d’un coup : « La baronne3 a parfaitement raison ! dit-il. À quoi bon ces récits effrayants, à quoi bon ces histoires romanesques, précisément avant l’heure de se coucher ? Cela, du moins, est fort contraire à ma pauvre théorie du sommeil et des rêves, qui n’a, il est vrai, pour point d’appui que quelques millions d’expériences. — Si monsieur le baron n’a jamais eu que des rêves pénibles, c’est uniquement parce qu’il ignorait cette théorie, et que par conséquent il ne pouvait la pratiquer. Ottmar, qui argue d’influences magnétiques, d’action des planètes, et de je ne sais quoi encore, peut bien avoir raison jusqu’à un certain point ; mais ma théorie munit d’une cuirasse à l’épreuve de tous les rayons des astres nocturnes.

— En ce cas, je suis réellement bien curieux de connaître ton admirable théorie ! s’écria Ottmar. — Laisse parler notre ami Franz, dit le baron ; il saura bien nous convaincre à son gré de tout ce qu’il lui plaira. » — Le peintre s’assit vis-à-vis de Maria, et, après avoir pris une prise avec une contenance comique et un sourire doucereux et grimacier, il commença :

« Honorable assemblée ! Les rêves sont de l’écume : ceci est un vieux, très honnête et très expressif proverbe allemand. Mais Ottmar l’a si adroitement interprêté, et tellement subtilisé, que, tandis qu’il parlait, je sentais réellement surgir dans mon cerveau les petites bulles dégagées de la matière et venant s’unir avec le principe spirituel supérieur. Toutefois, n’est-ce pas dans notre esprit que s’opère la fermentation d’où jaillissent ces parties plus subtiles, qui ne sont elles-mêmes qu’un produit du même principe ? — Je demande enfin si notre esprit trouve en lui seul tous les éléments nécessaires à la production de ce phénomène, ou si, d’après une loi d’équilibre, quelque mobile hétérogène y concourt avec lui ? Et je réponds à cela : que la nature, cette magnifique reine, n’est pas si complaisante à l’égard de notre esprit, que de le laisser manœuvrer dans le vaste champ de l’espace et du temps, avec une pleine indépendance, et dans l’illusion qu’il agit et se meut autrement que comme un subalterne employé à l’accomplissement des fins qu’elle se propose. Nous sommes si intimement liés sous les rapports incorporels ou physiques avec tous les objets extérieurs, avec la nature entière, que l’élimination absolue de notre principe intellectuel, quand elle serait admissible, impliquerait la destruction de notre existence. La vie que vous nommez intensive est une condition de notre vie expansive, et pour ainsi dire un reflet de celle-ci. Mais les images et les figures de cette vie réelle nous apparaissent alors, comme recueillies dans un miroir concave, avec d’autres proportions, et par conséquent sous des formes bizarres et inconnues, bien qu’elles ne soient que des caricatures d’originaux vraiment existants. Je soutiens hardiment que jamais un homme n’a imaginé ni rêvé aucune chose dont les éléments ne pussent être indiqués dans la nature, à laquelle il nous est absolument interdit de nous soustraire.

» Abstraction faite des impressions intérieures et inévitables qui émeuvent notre ame et la mettent dans un état de tension anormal, comme un effroi subit, une grande peine de cœur, etc., je prétends que notre esprit, sans la prétention de franchir les limites naturelles qui lui sont assignées, peut aisément extraire des scènes les plus agréables de la vie, cette essence volatile qui engendre, au dire d’Ottmar, les petites bulles dont se forme l’écume du rêve. Quant à moi, qui manifeste, surtout le soir, comme on voudra bien me l’accorder, une bonne humeur à toute épreuve, je prépare à la lettre mes rêves de la nuit, en me faisant passer par la tête mille folies, qu’ensuite mon imagination reproduit devant moi durant mon sommeil, avec les plus vives couleurs et de la manière la plus récréative ; et je choisis dans mes idées favorites le sujet de mes représentations dramatiques.

— Qu’entends-tu par ces mots ? demanda le baron.

— Nous devenons en rêvant, poursuivit Bickert, ainsi qu’un spirituel écrivain en a déjà fait la remarque, poètes et auteurs dramatiques par excellence, en saisissant avec précision et dans leurs moindres détails des caractères d’individualités étrangères qui se formulent à notre esprit avec une parfaite vérité. Eh bien ! c’est la base de mon système. Ainsi je pense parfois aux nombreuses aventures plaisantes de mes voyages, à maints originaux que j’ai rencontrés dans le monde, et la nuit d’après, mon imagination, en ressuscitant ces divers personnages avec tous leurs ridicules et leurs traits comiques, me donne le spectacle le plus divertissant du monde. Il me semble alors que je n’aie eu devant moi, durant la soirée, que le canevas, le croquis de la pièce, à laquelle le rêve, docile pour ainsi dire à la volonté du poète, vient communiquer la chaleur et la vie. Je vaux à moi seul la troupe entière de Sacchi, qui joue la farce de Gozzi peinte et nuancée d’après nature, en y mettant tant d’illusion, que le public représenté pareillement dans ma personne y croit ni plus ni moins qu’à la réalité.4

» Comme je vous l’ai dit, je ne comprends pas dans ces rêves, pour ainsi dire volontairement amenés, ceux qui sont le résultat d’une disposition d’esprit exceptionnelle provenant des circonstances étrangères, ou la conséquence d’une impression physique externe. Ainsi tous ces rêves, dont presque chaque individu a quelquefois éprouvé le tourment, comme de tomber du faite d’une tour, d’être décapité, etc., etc., sont ordinairement produits par quelque souffrance physique que l’esprit, plus indifférent pendant le sommeil à la vie animale et restreint à des fonctions rétroactives, explique à sa façon ou motive sur quelque incident fantastique des apparitions qui l’occupent. Je me rappelle un songe où j’assistais à une soirée de punch en joyeuse compagnie. Un fier-à-bras d’officier, que je connais parfaitement, poursuivait de ses sarcasmes un étudiant, qui finit par lui lancer son verre à la tête ; il s’ensuivit une bagarre générale ; et, tout en voulant rétablir la paix, je me sentis blessé à la main si grièvement, que la douleur cuisante du coup me réveilla : que vois-je ? — ma main saignait véritablement, car je m’étais écorché à une grosse épingle fichée dans la couverture.

— Ah ! Franz ! s’écria le baron, cette fois ce n’était pas un rêve agréable que tu t’étais préparé !

— Hélas ! hélas ! dit Bickert d’une voix lamentable : est-on responsable des maux que le destin nous inflige souvent en punition de nos fautes ? Moi aussi j’ai eu certainement des rêves horribles, désolants, épouvantables qui me donnèrent le délire et des sueurs froides d’angoisse…

— Ah ! fais-nous-en part, s’écria Ottmar, dussent-ils réfuter et confondre ta théorie !

— Mais, au nom du ciel ! interrompit Maria d’un ton plaintif, vous ne voulez donc pas avoir pitié de moi ?

— Non, répliqua le peintre, à présent plus de pitié : — oui, moi aussi j’ai rêvé comme un autre les choses les plus terrifiantes ! — Ne suis-je pas allé en effet chez la princesse Almaldasongi qui m’avait invité à venir prendre le thé, avec le plus magnifique habit galonné par-dessus une veste richement brodée, et parlant l’italien le plus pur, — lingua Toscana in bocca Romana5 ? — N’étais-je pas épris pour cette beauté ravissante d’un amour passionné tout à fait digne d’un artiste ; et ne lui disais-je pas les choses les plus touchantes, les plus poétiques, les plus sublimes ? lorsqu’on baissant les yeux par hasard je m’aperçus, à ma profonde consternation, que je m’étais bien habillé en tenue de cour avec la dernière recherche, mais que j’avais oublié la culotte ! »


Sans laisser à personne le temps de se formaliser de son incartade, Bickert continua avec feu : « Dieu ! que vous dévoilerai-je encore des calamités terribles qui ont empoisonné mes rêves ? Une fois, revenu à ma vingtième année, je me faisais une fête de danser au bal avec elle. J’avais mis ma bourse à sec pour donner à mon vieil habit un certain air de fraîcheur en le faisant retourner adroitement, et pour m’acheter une paire de bas de soie blancs. J’arrive enfin heureusement à la porte du salon étincelant de mille lumières et de superbes toilettes : je remets mon billet ; mais ne voilà-t-il pas qu’un chien damnable de portier ouvre devant moi l’étroit coulisseau d’un poêle, en me disant, d’un ton poli à mériter qu’on l’étranglât tout vif : ‹ Que monsieur se donne la peine d’entrer, c’est par là qu’il faut passer pour arriver dans le salon. › Mais ce ne sont encore là que des misères auprès du rêve affreux qui m’a tourmenté et supplicié la nuit dernière : ha !… J’étais de venu une feuille de papier cavalier, ma silhouette figurait juste au milieu comme marque distinctive ; et quelqu’un… c’était, dans le fait, un enragé de poète bien connu de tout le monde, mais disons quelqu’un, ce quelqu’un était armé d’une plume de dindon démesurément longue, mal fendue et dentelée, avec laquelle, tandis qu’il composait des vers raboteux et barbaresques, il griffonnait sur moi, pauvre infortuné, et me lacérait dans tous les sens. Une autre fois, un démon d’anatomiste ne s’est-il pas amusé à me démonter comme une poupée articulée, et à torturer mes membres par toutes sortes d’essais diaboliques, en voulant voir, par exemple, quel effet produirait un de mes pieds adapté au milieu du dos, ou bien mon bras droit joint en prolongement à ma jambe gauche ?… »

Le baron et Ottmar interrompirent Franz par un bruyant éclat de rire ; la disposition à la mélancolie était dissipée, et le baron s’écria : « N’ai-je pas raison de dire que le vieux Franz est le véritable boute-en-train de notre petit cercle familier ? De quelle manière pathétique n’a-t-il pas entamé la discussion de notre thème pour conclure par une excellente plaisanterie humoristique, dont l’effet inattendu a été d’autant plus sublime. Il a réussi à faire disparaître notre sérieux solennel, et en un clin d’œil nous avons été ramenés, comme par une commotion subite, du monde imaginaire dans la vie positive, pleins de joie et de vivacité.

— Mais ne croyez pas, reprit le peintre, que j’aie débité là, comme un bouffon, des lazzis pour votre bon plaisir. Non ! ces rêves abominables m’ont bien réellement tourmenté, et il se peut même que je les aie provoqués moi-même involontairement.

— L’ami Franz, dit Ottmar, a quelques preuves en faveur de sa théorie sur la cause des rêves ; cependant sa démonstration, relative à l’enchaînement et aux conséquences de ses principes purement hypothétiques, n’est pas précisément merveilleuse. Du reste, il n’en est pas moins une manière plus noble de rêver ; et c’est de celle-là seule que l’homme profite dans ce sommeil vivifiant et bienheureux où son âme, rapprochée du principe absolu et essentiel, s’abreuve à cette source divine d’une force et d’une vertu magiques.

— Garde à nous ! dit le baron, Ottmar va remonter aussitôt sur son cheval de bataille pour faire une nouvelle excursion dans les régions inconnues, que nous autres mécréants, à ce qu’il prétend, ne pouvons entrevoir que de loin, comme Moïse la terre promise ; mais nous tâcherons de rendre ce brusque départ impraticable. Il fait une bien vilaine nuit d’automne : qu’en dites-vous ? Si nous restions encore à jaser une petite heure, si nous activions le feu mourant de la cheminée, et si Maria nous préparait à sa manière un excellent punch, ce serait une source où s’abreuverait du moins volontiers notre humeur vive et joyeuse. » Bickert leva les yeux au ciel d’un air extasié, poussa un profond soupir, et puis se pencha devant Maria avec une attitude humblement suppliante. Maria, qui était restée assise et silencieuse livrée à une secrète méditation, partit d’un franc éclat de rire, ce qu’il lui arrivait de faire très rarement, en voyant la posture grotesque du vieux peintre, et elle s’empressa de se lever pour tout préparer soigneusement suivant le désir de son père.

Bickert trottait çà et là d’un air affairé ; il aidait Kaspar à apporter du bois, et, tandis qu’il soufflait le feu, agenouillé de profil devant la cheminée, il réclamait instamment d’Ottmar qu’il se montrât un peu son digne élève, en le dessinant dans celle position comme une parfaite étude, sans omettre de rendre exactement les beaux reflets dont la flamme éclairait en ce moment son visage. Le vieux baron s’égayait de plus en plus, et même, ce qui n’avait lieu que dans ses jours de plus grande satisfaction, il se fit apporter sa longue pipe turque garnie d’un bouquin d’ambre précieux. Enfin, quand la vapeur agréable et subtile du tabac turc commença à s’épandre dans le salon, et quand Maria fit égoutter dans le bol d’argent le jus de citron sur le sucre qu’elle avait elle-même cassé en morceaux, il sembla à tout le monde qu’un esprit familier et gracieux fût venu présider à ce bien-être, tel que toute idée de passé et d’avenir dut s’effacer et s’anéantir devant la suprême jouissance du moment présent.

« N’est-ce pas une chose bien remarquable, s’écria le baron, que la préparation du punch réussisse toujours si parfaitement à Maria ? Pour moi, je n’en pourrais vraiment plus goûter d’autre. C’est en vain d’ailleurs qu’elle transmet les instructions les plus minutieuses sur la proportion des parties intégrantes et sur tout le reste. Notre lunatique Katinka6, par exemple, avait fait un jour le punch devant moi, de point en point d’après la recette de Maria : eh bien, je n’ai pas pu avaler le premier verre. Il semble que Maria prononce, en outre, sur la liqueur, une formule magique qui lui transmet cette perfection merveilleuse. — En est-il autrement, s’écria Bickert, n’est-ce pas la magie de la grâce, le charme de l’élégance dont notre Maria sait animer tout ce qu’elle fait ; il suffit de l’avoir vue préparer le punch pour le trouver parfait et délicieux.

— Très galant ! répartit Ottmar, mais avec ta permission, ma chère sœur, cela n’est pas rigoureusement vrai. Je tombe d’accord avec notre bon père que tout ce que tu prépares, tout ce qui a passé par tes mains fait naître aussi en moi, en y touchant ou en le dégustant, une satisfaction particulière. Mais quant à l’enchantement qui en est la cause, je l’attribue à des rapports spirituels plus élevés, non pas seulement à ta grâce et à ta beauté, comme notre ami Bickert, qui rapporte naturellement tout à cela parce qu’il te fait la cour déjà depuis ta huitième année.

— Qu’allez-vous encore faire de moi ce soir ? s’écria Maria plaisamment ; à peine suis-je échappée aux apparitions et aux revenants nocturnes, que tu vois en moi-même quelque chose de mystérieux, et que je cours encore risque, quand même je ne songerais plus au terrible major, ni à aucun autre spectre de son espèce, de me prendre moi-même pour un fantôme, et d’avoir peur de ma propre image réfléchie dans une glace.

— Il serait vraiment fâcheux, dit le baron en riant, qu’une jeune fille de seize ans fût réduite à ne pouvoir plus se regarder au miroir, sans prendre sa propre image pour un fantôme ; mais d’où vient donc qu’aujourd’hui nous ne pouvons nous débarrasser du fantastique ?

— Et pourquoi vous-même, mon bon père, répondit Ottmar, me donnez-vous à chaque instant, involontairement, sujet d’émettre mon opinion sur toutes ces choses que vous répudiez de prime abord comme un tas de sornettes inutiles et même dangereuses, et à cause desquelles, avouez-le, vous êtes un peu l’ennemi de mon cher Alban ? — La nature ne peut pas nous faire un crime de l’instinct de recherche, du désir de connaître qu’elle-même a mis en nous ; il semble bien plutôt qu’elle a disposé l’échelle par laquelle nous nous élevons vers les choses spirituelles d’autant plus facilement, que notre curiosité innée agit activement en nous.

— Et quand nous nous croyons arrivés à une grande hauteur, ajouta Bickert, zest ! nous dégringolons honteusement, et nous reconnaissons, au vertige qui nous a saisis, que l’air subtil des régions supérieures ne convient pas du tout à nos lourdes têtes.

— Je ne sais, en vérité, Franz, répliqua Ottmar, ce que je dois penser de toi depuis quelque temps, je dirais presque depuis l’arrivée d’Alban dans la maison. Autrefois tu étais disposé de toute ton âme, de tout ton cœur, à la conception du merveilleux. Tu méditais sur les formes bizarres et les taches colorées des ailes des papillons, sur les fleurs, les pierres ; tu…

— Halte ! s’écria le baron, peu s’en faut que nous ne retombions sur le même chapitre que tout à l’heure. Tout ce que tu déterres avec ton mystique Alban, cher Ottmar, dans les coins les plus cachés, je pourrais dire tout ce que vous extrayez de votre capharnaüm fantastique pour élever un édifice ingénieux, mais dépourvu de toute base solide, tout cela, je le mets au rang des rêves qui ne sont et ne seront jamais pour moi, suivant ma maxime, que de l’écume ; et il en est de même des résultats vaporeux du travail intérieur de l’esprit que du gaz dégagé par les liquides, qui n’a ni consistance, ni saveur, ni durée. On peut les comparer aux minces copeaux, résidus du travail du tourneur, auxquels le hasard donne quelquefois une forme déterminée, sans qu’on ait jamais songé à y voir la perfection d’une œuvre exécutée par l’artiste. Au reste, le système de Bickert me parait si positif que je chercherai certainement à le pratiquer.

— Puisqu’il est dit que nous ne pouvons ce soir nous débarrasser des rêves, dit Ottmar, qu’il me soit permis de raconter un événement dont Alban m’a fait part dernièrement, et dont le récit ne troublera pas la joyeuse disposition d’esprit où nous sommes à présent. — Tu peux raconter, dit le baron, seulement à la condition que tu seras fidèle à cet engagement, et que Bickert, en outre, pourra librement émettre ses réflexions.

— Vous exprimez un vœu intime de mon âme, mon cher père, s’écria Maria ; car les récits d’Alban causent en général sinon une profonde terreur, du moins une telle tension d’esprit, que, malgré l’espèce de contentement qu’ils procurent, on éprouve après les avoir entendus un singulier épuisement. — Ma chère Maria sera contente de moi, répliqua Ottmar ; mais quant aux commentaires de Franz, je n’en veux pas, parce qu’il croira trouver dans cette histoire la confirmation de sa théorie des rêves. Et vous, mon bon père, vous vous convaincrez de la rigueur de vos préventions à l’égard de mon cher Alban et de la science que Dieu lui a donné le pouvoir d’exercer.

— Je noierai dans le punch, dit Bickert, toutes les remarques qui me viendront sur la langue ; mais je veux rester libre de faire autant de singeries qu’il me plaira. Je ne fais aucune concession la-dessus. — Accordé ! » s’écria le baron. Et Ottmar, sans plus de préambule, commença en ces termes :

« Mon ami Alban connut à l’université de J.... un jeune homme dont l’extérieur avantageux séduisait tout le monde au premier abord, et qui se voyait accueilli partout avec bienveillance et empressement. L’analogie de leurs études, consacrées à la médecine, et la circonstance de leur réunion chaque matin dans la salle des cours, où leur zèle assidu les amenait tous deux toujours les premiers, établirent bientôt entre eux des relations intimes, et peu à peu ils furent liés de l’amitié la plus étroite ; car Théobald, ainsi s’appelait ce jeune homme, joignait au meilleur caractère l’âme la plus expansive. Mais chaque jour se développaient en lui davantage une susceptibilité excessive et une imagination rêveuse, voisine d’une molle langueur, lesquelles, dans ce siècle positif, qui, tel qu’un lourd géant bardé de fer, marche en avant sans se soucier de ce qu’il broye sur son passage, paraissaient si mesquines et si efféminées, que la plupart en faisaient un sujet de raillerie.

» Alban seul, indulgent pour l’âme tendre de son ami, ne dédaignait pas de le suivre dans ses petits jardins fantastiques tout fleuris, quoiqu’il s’appliquât sans cesse à le rappeler aux rudes tempêtes de
À peine Ottmar eut-il prononcé le mot de magnétisme, que la figure de Bickert eut une contraction nerveuse d’abord imperceptible, ensuite plus marquée,


NOTES DU TRADUCTEUR

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1. Prospero, personnage de La Tempête de Shakespeare.

2. Cet établissement portait le nom d’Académie équestre ou des chevaliers ; c’est aujourd’hui l’École des cadets.

3. L’usage en Allemagne est d’attribuer aux enfants le titre du chef de la famille.

4. Le comte Carlo Gozzi, Vénitien, est justement célèbre par ses comédies fantastiques, auxquelles Sacchi, excellent arlequin, et chef d’une troupe de comédiens bouffes, ajoutait le plus piquant attrait, par les improvisations satiriques dont il brodait les canevas romanesques de l’auteur. Gozzi s’acharna à décrier le genre de drames mis à la mode par l’abbé Chiari, et bientôt jaloux des succès plus légitimes de Goldoni, il le prit aussi à partie, et parvint, à force d’esprit et de gaîté, à captiver la préférence du public. Gozzi est mort au commencement du XIXe siècle. Hoffmann professait pour lui une vive admiration.

5. C’est-à-dire : le dialecte toscan dans une bouche romaine. Florence a gardé, en Italie, le privilège de la pureté du langage, et Rome celui de la prononciation la plus correcte.

6. Katinka, nom de Catherine en langue russe.

7. On sait que Mesmer fut, pour ainsi dire, le créateur du magnétisme. Son système suppose un fluide universel en circulation constante dans tous les êtres organisés. Il crut y reconnaître des rapports sensibles avec le fluide magnétique proprement dit, et cette opinion servit de base à sa théorie des pôles et des divers courants que n’a pas justifiée l’expérience après lui. Ses expériences étaient, en outre, compliquées de formalités reconnues depuis superflues, et d’appareils mécaniques dont l’influence a été aussi contestée. Il croyait du reste que les cures qu’il opérait n’étaient dues qu’aux crises ou convulsions nerveuses déterminées chez les malades ; mais cette fausse interprétation des résultats de sa découverte ne devait pas subsister longtemps. Les observations de nouveaux magnétiseurs firent reconnaître qu’il suffisait du sommeil produit par les passes pour opérer dans l’organisme des modifications efficaces et salutaires. Le chevalier Barberin, ou Barbarin, quoique élève de Mesmer, alla plus loin. Il prétendit que toute l’action du magnétisme dépendait de la foi et de la volonté. Il poussa jusqu’à ses dernières conséquences cette théorie spiritualiste, et s’en servit pour expliquer tous les miracles mentionnés dans l’Évangile. « Veuillez le bien, allez, et guérissez ! » Telle était la devise qu’il avait adoptée en conséquence de ses principes, qui ne tendaient, selon lui, qu’à soulager le prochain par le sentiment actif d’une charité exaltée. Ce fut surtout en Allemagne que ses idées trouvèrent des partisans. Mais elles furent beaucoup modifiées par les sectateurs du magnétisme en France, où le comte Maxime de Puységur, dont le frère observa le premier le phénomène du somnambulisme factice, fut le chef d’une nouvelle école, qui, tout en reconnaissant la puissance supérieure de l’esprit, admet les procédés pratiques qui formaient l’élément du mesmérisme.

Hoffmann, que devait séduire une science tellement imprégnée d’imagination, et qui touche aux limites du monde invisible, a gardé pourtant, à son égard, un scepticisme qu’il intéresse de constater. Le magnétisme sert de pivot et d’élément à cinq ou six de ses contes ; mais nulle part il ne manifeste aussi nettement que dans celui-ci les doutes que lui inspiraient les doctrines fondées sur d’aussi étranges phénomènes. L’histoire de Théobald semble être une application des arguments de leurs défenseurs, même en faveur de leur emploi dans l’ordre intellectuel et moral. Mais le héros principal est un type odieux dont on ne reprochera pas à l’auteur d’avoir atténué la perversité, pour dissimuler le danger des spéculations chimériques et immorales dont il abuse.

Malgré la couleur métaphysique de ce conte dont la lecture exige une attention scrupuleuse, et sa facture même un peu abstraite, comme le sujet, il y règne jusqu’à la dernière ligne un intérêt puissant, et l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer de la délicatesse et de la grace dans les détails, surtout dans l’histoire de Théobald, ou de la profondeur des aperçus dans les lettres d’Alban et de Maria. Nous n’avons pas voulu d’ailleurs qu’on imputât à l’extrême difficulté de sa traduction, l’omission dont nous pouvions le laisser l’objet à l’exemple des premiers éditeurs d’Hoffmann.



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