Le Magasin d’antiquités/Tome 2/69

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 265-275).



CHAPITRE XXXII.


Kit ne fit pas le paresseux le lendemain matin. Il sauta à bas du lit avant le jour et commença à se préparer pour ’expédition tant désirée. Agité à la fois par les événements de la veille et par la nouvelle inattendue qu’il avait reçue le soir, il n’avait guère goûté de sommeil durant les longues heures d’une nuit d’hiver ; des rêves sinistres qui avaient assiégé son chevet l’avaient tellement fatigué, que ce fut pour lui un repos de se trouver debout sur ses pieds.

Mais, quand c’eût été le commencement de quelque grand travail, comme ceux d’Hercule, avec Nelly pour but, quand c’eût été le départ pour quelque voyage de longue haleine, à pied même, dans cette saison rigoureuse, condamné à toutes les privations, entouré de tous les genres d’obstacles, menacé de mille peines, de mille fatigues, de mille souffrances ; quand c’eût été l’aurore d’un grand jour d’entreprise laborieuse, capable de mettre à l’épreuve toutes les ressources de sa fermeté, de son courage et de sa patience, qu’on lui laissât voir seulement en perspective la chance de le terminer heureusement par la satisfaction et le bonheur de Nell, Kit n’aurait pas déployé moins de zèle, il n’aurait pas montré moins d’impatience et d’ardeur.

Il n’y avait pas que lui qui fût éveillé et sur pied. Un quart d’heure après, toute la maison était en mouvement. Chacun était affairé, chacun voulait contribuer pour sa part à hâter les préparatifs. Le gentleman, il est vrai, ne pouvait guère rien faire par lui-même ; mais il exerçait une surveillance générale, et peut-être n’y avait-il personne qui se donnât autant de mouvement. Il ne fallut pas longtemps pour arranger les bagages ; tout était prêt dès le point du jour. Alors Kit commença à regretter qu’on eût été aussi vite, car la chaise de poste qui avait été louée d’avance ne devait arriver qu’à neuf heures ; et d’ici là, il n’y avait que le déjeuner pour remplir l’attente d’une heure et demie.

Oui, mais Barbe ? Il ne faut pas l’oublier. Barbe avait fort à faire ; mais tant mieux, après tout, Kit pourrait l’aider, et c’était bien la manière la plus agréable de tuer le temps. Barbe ne fit aucune objection à cet arrangement ; et Kit, poursuivant l’idée qui la veille au soir lui était venue si subitement, commença à se douter que sûrement Barbe l’aimait et que sûrement il aimait Barbe.

Barbe, de son côté, s’il faut dire la vérité, comme on doit toujours la dire, Barbe semblait, de toutes les personnes de la maison, celle qui s’associait avec le moins de plaisir à tout ce mouvement ; et Kit, dans l’expansion de son cœur, lui ayant fait connaître tout son ravissement, toute sa joie, Barbe devint encore plus abattue et parut voir avec moins de plaisir que jamais le voyage projeté.

« Vous n’êtes pas plutôt de retour au logis, Christophe, dit Barbe du ton le plus insouciant du monde, vous n’êtes pas plutôt de retour au logis, que vous voilà tout content de partir.

— Ah ! mais vous savez pourquoi ? répondit Kit. Pour ramener miss Nell ! pour la revoir ! Songez donc !… et puis, ça me fait tant de plaisir de penser que vous aussi vous allez la voir enfin, Barbe ! »

La jeune fille ne dit pas absolument qu’elle n’y trouverait pas un grand plaisir ; mais elle exprima si parfaitement par un petit mouvement de tête ce qu’il y avait dans son cœur, que Kit en fut tout déconcerté et se demanda, simple comme il était, pourquoi elle témoignait tant de froideur.

« Vous verrez, dit-il en se frottant les mains, si elle n’a pas la plus douce, la plus jolie figure que vous ayez jamais aperçue. Je suis bien sûr que vous le direz comme moi. »

Barbe secoua de nouveau la tête.

« Qu’y a-t-il donc, Barbe ? dit Kit.

— Rien, » s’écria Barbe.

Et Barbe fit la moue, pas de ces moues qui enlaidissent, mais une jolie petite moue qui fit encore mieux voir le vermeil de ses lèvres couleur de cerise.

Il n’y a pas d’école où l’élève fasse de progrès plus rapides que celle où Kit avait pris son premier grade en donnant un baiser à Barbe. Il comprit la pensée de Barbe ; il sut tout de suite sa leçon par cœur ; Barbe était le livre ; il le lut tout couramment comme si les pages en étaient imprimées.

« Barbe, dit Kit, vous n’êtes pas fâchée contre moi ? »

Oh ! mon Dieu ! non. Pourquoi Barbe serait-elle fâchée ? Quel droit avait-elle d’être fâchée ? Et puis, qu’est-ce que cela faisait qu’elle fût fâchée ou non ? Qui est-ce qui faisait attention à elle ?

« Moi, dit Kit ; moi naturellement. »

Barbe dit qu’elle ne savait pas pourquoi c’était lui naturellement.

Kit répondit qu’elle devait pourtant le savoir ; qu’elle n’avait qu’à y penser un peu.

Certainement oui, elle voulait bien y penser un peu. Mais ça n’empêche pas qu’elle ne voyait pas pourquoi « c’était lui naturellement. » Elle ne comprenait pas ce que Christophe entendait par là. D’ailleurs, elle était sûre qu’on avait besoin d’elle en haut, et elle était obligée de monter.

« Non, Barbe, dit Kit la retenant doucement, séparons-nous bons amis. Dans mes chagrins, je n’ai cessé de songer à vous. J’eusse été, sans vous, bien plus malheureux encore que je ne l’ai été. »

Bonté céleste ! que Barbe était jolie avec la rougeur qui colora son visage, toute tremblante comme un petit oiseau qui se recoquille !

« Sur mon honneur, je vous dis la vérité, continua Kit avec chaleur, mais je ne la dis pas aussi fortement que je le voudrais. Si je désire que vous ayez quelque satisfaction à voir miss Nell, c’est seulement parce que je serais content si vous aimiez ce que j’aime. Voilà tout. Quant à elle, Barbe, je mourrais volontiers pour lui rendre service ; mais vous en feriez autant si vous la connaissiez comme je la connais, j’en suis bien sûr. »

Barbe fut touchée, elle eut regret de s’être montrée si indifférente.

« Voyez-vous, reprit Kit, je me suis habitué à parler d’elle, à penser à elle absolument comme si elle était devenue un ange. Au moment où je m’apprête à la revoir, je me rappelle comme elle souriait, comme elle était contente lorsque j’arrivais, comme elle me tendait la main et disait : « Voilà mon vieux Kit ! » ou quelque chose comme ça. Je pense au plaisir de la voir heureuse, avec des amis autour d’elle, traitée comme elle le mérite, comme elle doit l’être. Mais moi, je ne me considère que comme son ancien serviteur, comme un garçon qui a chéri en elle son aimable, bonne et gentille maîtresse, et qui se serait mis au feu pour la servir et qui s’y mettrait encore, oui, encore. D’abord, je n’ai pu m’empêcher de craindre que, si elle revenait avec des amis auprès d’elle, elle n’eût oublié ou rougi d’avoir connu un humble garçon comme moi, et qu’ainsi elle ne me parlât froidement, ce qui m’aurait percé jusqu’au fond du cœur plus que je ne saurais le dire, Barbe. Mais en y songeant de nouveau, j’ai réfléchi que sûrement je lui faisais injure : j’ai donc pris le dessus, espérant bien la trouver telle qu’elle était toujours autrefois. Cette espérance, ce souvenir m’ont animé du désir de lui plaire, et de me montrer à ses yeux tel que je voudrais être toujours comme si j’étais encore à son service. Si je trouve du plaisir à penser tout ça, et la vérité est que j’en éprouve beaucoup, c’est à elle encore que j’en suis redevable ; je l’en aime et je l’en honore d’autant plus. Voilà l’honnête et exacte vérité, chère Barbe ; sur ma parole, voilà tout. »

La petite Barbe n’était ni entêtée ni capricieuse ; et comme elle se sentit pleine de remords, elle fondit tout bonnement en larmes. Nous n’avons pas à rechercher où cette conversation eût pu les conduire en se prolongeant : car en ce moment on entendit les roues de la chaise de poste, puis la sonnette retentit à la porte du jardin, et aussitôt toute la maison fut en rumeur. Si l’on s’était engourdi un peu, il y eut alors un redoublement de vie et d’énergie.

En même temps que la voiture de voyage, M. Chukster arriva en fiacre. Il était porteur de certains papiers et de fonds supplémentaires pour le gentleman, à qui il les remit. Ce devoir accompli, M. Chukster présenta ses devoirs à la famille ; puis se réconfortant par un bon déjeuner qu’il fit debout, en péripatéticien, il assista avec une indifférence parfaite au chargement de la chaise de poste.

« Le snob est de la partie, à ce que je vois, monsieur ? dit-il à M. Abel Garland. Je croyais que la dernière fois on ne l’avait pas emmené, parce qu’on avait lieu de craindre que sa présence ne fût pas très-agréable au vieux buffle.

— À qui, monsieur ? demanda M. Abel.

— Au vieux gentleman, répondit M. Chukster un peu interdit.

— Notre client préfère l’emmener, dit sèchement M. Abel. Il n’y a plus de ces précautions-là à prendre avec eux : les liens de parenté qui existent entre mon père et une personne qui a toute leur confiance, seront une garantie suffisante de la nature amicale de cette excursion.

— Ah ! pensa M. Chukster regardant par la fenêtre, tout le monde excepté moi. Un snob passe avant moi ! à la bonne heure. Il n’a pas pris, à ce qu’il paraît, le billet de banque de cinq livres, mais je n’ai pas le moindre doute qu’il ne soit toujours à la veille de quelque chose comme ça. Il y a longtemps que je l’ai dit avant cette affaire. — Tiens ! Voilà une fillette qui est diablement gentille ! Parole d’honneur, une jolie petite créature ! »

C’était Barbe qui était l’objet des remarques flatteuses de M. Chukster. Pendant qu’elle se tenait près de la voiture prête à partir, ce gentleman se sentit saisi tout à coup d’un très-vif intérêt pour la fillette. Il s’en alla en flânant dans un coin du jardin, où il prit position à distance convenable pour jouer de la prunelle. Comme c’était un vrai Lovelace, la coqueluche du beau sexe, et par conséquent fort au courant de ces petits artifices qui vont droit au cœur, M. Chukster prit une pose à effet : il appuya une main sur sa hanche, et de l’autre ajusta les boucles flottantes de sa chevelure. C’est une attitude à la mode dans les cercles élégants, et, pour peu qu’on l’accompagne d’un gracieux sifflement, elle a souvent, comme on sait, un succès immense.

Cependant telle est la différence des mœurs de la ville et de celles de la campagne, que personne ne prit garde le moins du monde à cette pose engageante ; car toutes ces bonnes gens ne songeaient qu’à adresser leurs adieux aux voyageurs, à s’envoyer des baisers avec la main, à agiter leurs mouchoirs, enfin à une foule de pratiques bien moins élégantes et moins distinguées que la pose de M. Chukster. Déjà le gentleman et M. Garland étaient dans la voiture, le postillon en selle, et Kit, bien enveloppé d’un manteau, bien emmitouflé, était monté sur le siège de derrière. Près de la chaise de poste se tenaient mistress Garland, M. Abel, la mère de Kit et le petit Jacob ; à quelque distance, la mère de Barbe qui portait le poupon éveillé Tous faisaient signe de la tête et des bras, saluaient ou criaient « Bon voyage ! » avec toute l’énergie dont ils étaient capables. Au bout d’une minute, la voiture fut hors de vue ; M. Chukster resta seul à son poste. Il avait encore présent aux yeux Kit, debout sur son siège, envoyant de la main un adieu à Barbe, et l’image de Barbe lui renvoyant le même salut, sous ses yeux, lui Chukster, Chukster l’homme à bonnes fortunes, Chukster, sur qui tant de belles dames avaient laissé tomber leurs regards, du haut de leur phaéton, le dimanche à la promenade dans les parcs !

Mais il est hors de notre sujet de retracer comme quoi M. Chukster, exaspéré par ce fait monstrueux, resta là quelque temps comme s’il avait pris racine dans le sol, protestant en lui-même contre Kit, ce prince des perfides, cet empereur du Mogol et des intrigants, et comme quoi il rattacha dans sa pensée cette révoltante circonstance à l’ancien trait d’hypocrisie du schelling. Nous n’avons rien de mieux à faire que de suivre les roues qui tournent, et de tenir compagnie à nos voyageurs durant leur pénible excursion d’hiver.

C’était par une journée d’un froid aigu ; un vent violent soufflait au visage des voyageurs et blanchissait la terre durcie en dépouillant les arbres et les haies de la gelée qui les couvrait, et qu’il faisait tournoyer comme un tourbillon de poussière. Mais qu’importait à Kit le mauvais temps ! Il y avait même dans ce vent qui arrivait avec des mugissements quelque chose de libre et de rafraîchissant qui eût été agréable si le souffle n’avait pas été si fort. Tandis qu’il balayait tout sur le passage de son nuage de glace, jetant à terre les branches sèches et les feuilles flétries, et les emportant pêle-mêle, il semblait à Kit qu’une sympathie générale régnait dans la nature en faveur du même but, et que tout y mettait le même intérêt et le même empressement qu’eux-mêmes. Chaque bouffée semblait les pousser en avant. Croyez-vous que ce ne fût rien que de leur livrer bataille à chaque pas, de les forcer à livrer passage, de les vaincre l’une après l’autre, de les regarder venir, ramassant toutes leurs forces et leur furie pour les assaillir, de leur faire tête un moment, le temps de les laisser passer en sifflant, et alors de se donner le plaisir de se retourner pour les voir fuir par derrière, honteux comme des vaincus, d’entendre leur rage expirante dans le lointain, frémissant encore au travers des arbres robustes qui se courbent devant les derniers efforts de la tempête !

Toute la journée, il neigea sans interruption. La nuit vint, brillante et étoilée ; mais le vent n’était pas tombé, et le froid était des plus vifs. Parfois, vers la fin de ce long relais, Kit ne pouvait s’empêcher de souhaiter qu’il fît un peu plus chaud ; mais quand on s’arrêtait pour changer de chevaux, et qu’il avait battu la semelle pendant quelques minutes, payé le postillon, éveillé l’autre, qu’il s’était donné du mouvement à droite et à gauche jusqu’à ce que les chevaux fussent attelés, il avait si chaud, que le sang lui fourmillait au bout des doigts. Alors il lui semblait qu’avec un peu moins de froid il perdrait la moitié du plaisir et de l’honneur du voyage. Là-dessus, il s’élançait gaiement sur sa banquette, chantant aux accords joyeux des roues qui recommençaient à tourner ; et, laissant les bons citadins dormir dans leurs lits bien chauds, il poursuivait sa course le long de la route solitaire.

Cependant les deux gentlemen qui étaient à l’intérieur, fort peu disposés à dormir, trompaient le temps par la conversation. Pressés l’un et l’autre de la même impatience, leur entretien roulait souvent sur l’objet de leur expédition, sur la manière dont elle avait été conduite, sur les espérances et les craintes que leur en inspirait le dénoûment. Des premières, ils en avaient beaucoup ; des secondes, peu, peut-être même aucune, au delà de cette inquiétude indéfinissable qui est inséparable d’une espérance subitement éveillée et d’une attente prolongée.

Dans un moment de repos après une de leurs conversations, et quand déjà la moitié de la nuit s’était écoulée, le gentleman, devenu de plus en plus silencieux et pensif, se tourna vers son compagnon et lui dit brusquement :

« Êtes-vous un auditeur patient ?

— Comme bien d’autres, je suppose, répondit en souriant M. Garland. Je puis l’être si ce qu’on me raconte m’intéresse ; dans le cas contraire, je puis faire semblant de l’être. Pourquoi me demandez-vous ça ?

— J’ai sur les lèvres un court récit, et je vais vous mettre tout de suite à l’épreuve. C’est très-court. »

Et sans attendre une réponse, il appuya sa main sur le bras de M. Garland et s’exprima ainsi :

« Il y avait autrefois deux frères qui s’aimaient tendrement l’un l’autre. Il existait entre leurs âges une certaine disproportion : quelque douze ans. Peut-être était-ce une raison pour accroître leur attachement mutuel. Cependant, malgré la distance qui les séparait, ils devinrent rivaux de bonne heure. La plus profonde, la plus forte affection de leurs cœurs se porta sur le même objet.

« Le plus jeune s’en aperçut le premier, à diverses circonstances qui éveillèrent son attention et sa vigilance. Je ne vous dirai pas quelle douleur il éprouva, à quelle agonie son âme fut en proie, quelle lutte il eut à soutenir contre lui-même. Il avait eu une enfance maladive. Son frère, plein de patience et d’égards au sein de sa belle santé et de sa force, s’était bien souvent sevré des plaisirs qu’il aimait pour rester assis au chevet du malade, lui racontant de vieilles histoires jusqu’à ce que son visage pâle s’illuminât d’un éclat extraordinaire ; ou pour le porter dans ses bras jusqu’à quelque lieu champêtre où il veillait sur le pauvre et triste enfant, pendant qu’il jouissait là d’une brillante journée d’été et du spectacle de la santé, partout dans la nature alentour, excepté en lui-même ; en un mot, pour lui servir de tendre et fidèle garde-malade. Je ne m’étendrai pas sur tout ce qu’il fit pour conquérir l’amour de la pauvre et faible créature ; car mon histoire n’aurait pas de fin. Mais quand arriva le temps de la rivalité, le cœur du plus jeune frère se remplit du souvenir de ces jours d’autrefois. Le ciel lui donna la force d’acquitter, par les sacrifices réfléchis d’une âme déjà mûrie par les années, les soins donnés par un élan de dévouement juvénile. Il ne troubla point le bonheur de son frère. La vérité ne s’échappa jamais de ses lèvres ; il quitta son pays, avec l’espoir de mourir à l’étranger.

Le frère aîné épousa cette femme… qui depuis longtemps est dans le ciel et légua une fille à son mari.

« Si vous avez vu quelque galerie de portraits d’une ancienne famille, vous aurez dû remarquer combien de fois la même physionomie, la même figure, souvent la plus belle et la plus simple de toutes, se perpétue à vos yeux dans diverses générations, et comme vous pouvez suivre à la trace la même douce jeune fille à travers toute une longue ligne de portraits, ne vieillissant jamais, ne changeant jamais, comme le bon ange de la famille, toujours là pour assister les siens à l’heure des épreuves, peut-être pour les racheter de leurs fautes…

« Dans cette fille revivait la mère. Vous pouvez juger avec quel amour celui qui avait perdu la mère presque en l’obtenant s’attacha à cette enfant, sa vivante image. Elle grandit ; elle devint femme, elle donna son cœur à un homme qui n’en était pas digne. Eh bien ! son tendre père ne put la voir s’affliger et languir dans la peine. Il se dit que peut-être, après tout, cet homme qu’il regrettait de lui voir aimer valait mieux qu’il ne paraissait ; qu’en tout cas, il ne pourrait manquer de s’améliorer dans la compagnie d’une telle femme. Le pauvre père joignit leurs mains : le mariage s’accomplit.

« Le malheur qui suivit cette union, le froid abandon et les reproches immérités, la pauvreté qui vint fondre sur la maison, les luttes de la vie quotidienne, ces luttes trop mesquines et trop pénibles pour être racontées, mais affreuses à traverser : tout cela, la jeune femme le supporta comme les femmes seules savent le supporter, dans le dévouement profond de leur cœur, dans l’excellence de leur nature. Ses moyens d’existence étaient épuisés ; le père était réduit presque au dénûment par la conduite du gendre ; et chaque jour, comme ils vivaient tous sous le même toit, il était témoin des mauvais traitements et du malheur que subissait sa fille. Et cependant elle ne se plaignait point d’autre chose que de n’être point aimée de son mari. Patiente et soutenue jusqu’au bout par la force de l’affection, elle suivit à trois semaines de distance son mari dans la tombe, léguant aux soins de son père deux orphelins : l’un, un fils de dix ou douze ans ; l’autre, une fille, une fille presque encore au berceau, semblable pour sa faiblesse, pour son âge, pour ses formes et ses traits, à ce qu’elle avait été elle-même quand elle avait perdu sa mère jeune encore.

« Le frère aîné, grand-père de ces deux orphelins, était désormais un homme brisé par la douleur ; courbé, écrasé déjà, moins par le poids des années que sous la main pesante du malheur. Avec les débris de sa fortune il entreprit le commerce des tableaux d’abord, puis des curiosités antiques. Il avait toujours eu, dès l’enfance, un goût dominant pour les objets de ce genre ; il en avait fait son amusement autrefois, il s’en fit alors une ressource pour se procurer une subsistance pénible et précaire.

« Le fils en grandissant rappelait de plus en plus le caractère et les traits de son père ; la fille était tout le portrait de sa mère : aussi quand le vieillard la prenait sur ses genoux et contemplait ses doux yeux bleus, il lui semblait sortir d’un rêve douloureux et revoir sa fille redevenue enfant. Le garçon dépravé ne tarda pas à se dégoûter de la maison et à chercher des compagnons qui convinssent mieux à ses goûts. Le vieillard et la petite fille demeurèrent seuls ensemble.

« Ce fut alors, ce fut lorsque l’amour qu’il avait eu pour ces deux mortes qui avaient été l’une après l’autre si chères à son cœur, se fut porté tout entier sur cette petite créature ; lorsque ce visage, qu’il avait constamment devant les yeux, lui rappelait heure par heure les changements qu’il avait observés d’année en année chez les autres, les souffrances auxquelles il avait assisté et tout ce que sa propre fille avait eu à supporter ; ce fut alors, quand les désordres d’un jeune homme dissipé et endurci achevèrent l’œuvre de ruine que le père avait commencée, et amenèrent plus d’une fois des moments de gêne et même de détresse, ce fut alors que le vieillard commença à se sentir poursuivi sans cesse par la sinistre image de la pauvreté, du dénûment, qu’il redoutait non pas pour lui, mais pour l’enfant. Cette idée une fois conçue vint obséder la maison comme un spectre qui la hantait jour et nuit.

« Le plus jeune frère avait pendant ce temps-là visité plusieurs contrées étrangères et traversé la vie en pèlerin solitaire. On avait injustement interprété son bannissement volontaire, mais il avait supporté, non sans douleur, les reproches et les jugements précipités pour accomplir le sacrifice qui avait brisé son cœur, et il avait su se tenir dans l’ombre. D’ailleurs, les communications entre lui et son frère aîné étaient difficiles, incertaines, souvent interrompues ; toutefois elles n’étaient point brisées, et ce fut avec une profonde tristesse que de lettre en lettre il apprit tout ce que je viens de vous raconter.

« Alors les rêves de la jeunesse, d’une vie heureuse, heureuse, bien que commencée par le chagrin et la souffrance prématurée, l’assaillirent de nouveau plus fréquemment qu’auparavant : chaque nuit, redevenu enfant dans ses rêves, il se revoyait aux côtés de son frère. Il mit le plus tôt possible ordre à ses affaires, convertit en espèces tout ce qu’il possédait, et avec une fortune suffisante pour deux, le corps tremblant, la main ouverte, le cœur plein d’une émotion délirante, il arriva un soir à la porte de son frère ! …

Le narrateur, dont la voix était devenue défaillante, s’arrêta.

« Je sais le reste, dit M. Garland en lui serrant la main.

— Oui, reprit son ami après un moment de silence, nous pouvons nous épargner le reste. Vous connaissez le triste résultat de toutes mes recherches. Lors même qu’après des poursuites où j’ai mis toute l’activité et la prudence possible, nous apprîmes qu’on les avait vus en compagnie de deux pauvres coureurs de foires, et que plus tard nous découvrîmes ces deux hommes, puis le lieu où s’étaient retirés le vieillard et l’enfant, eh bien ! même alors nous arrivâmes trop tard. Ah ! Dieu veuille que cette fois encore il ne soit pas trop tard !

— Non, non, dit Garland ; cette fois nous réussirons.

— Déjà je l’ai cru, déjà je l’ai espéré ; en ce moment je le crois et je l’espère. Mais un poids cruel pèse sur mon esprit, et la tristesse qui m’obsède résiste à l’espérance et à la raison.

— Cela ne me surprend point, dit M. Garland ; c’est la conséquence naturelle des événements que vous venez de retracer ; de ces temps malheureux, de ce voyage pénible, et, par-dessus tout, de cette nuit affreuse. Une nuit affreuse, en vérité !… Entendez-vous comme le vent mugit !… »