Le Magasin d’antiquités/Tome 2/68

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (2p. 257-265).



CHAPITRE XXXI.


Des chambres bien éclairées, de bons feux, des figures joyeuses, la musique de voix enjouées, des paroles d’amitié et de bienvenue, des cœurs chauds et des larmes de bonheur, quel changement chez M. Garland ! Voilà pourtant les délices vers lesquelles le pauvre Kit précipite ses pas. On l’attend, il le sait. Il a peur de mourir de joie avant d’être arrivé parmi ceux qui l’aiment.

Toute la journée on l’avait préparé insensiblement à de si bonnes nouvelles. On lui avait dit d’abord qu’il ne devait pas perdre espoir jusqu’au lendemain. Par degrés on lui fit connaître que des doutes s’étaient élevés, qu’on allait procéder à une enquête, et que peut-être après cela il obtiendrait un verdict de libération. Le soir venu, on l’avait fait entrer dans une salle où plusieurs gentlemen étaient réunis. Parmi ceux-ci se trouvait au premier rang son bon maître qui s’avança et le prit par la main. Kit apprit alors que son innocence était reconnue, et qu’il était renvoyé de la plainte. Il ne put distinguer la personne qui lui parlait, mais il se tourna du côté d’où partait la voix, et en essayant de répondre il tomba évanoui.

On le rappela à lui-même ; on lui dit de se contenir et de supporter en homme la prospérité. Quelqu’un ajouta qu’il devait penser à sa pauvre mère. Ah ! c’était parce qu’il pensait tant à elle, que cette heureuse nouvelle l’avait anéanti. On l’entoura, on lui dit que la vérité s’était fait jour ; que partout, en ville comme au dehors, la sympathie avait éclaté pour son malheur. Ce n’était pas là ce qui le touchait ; sa pensée ne s’étendait pas au delà de la maison. Barbe avait-elle eu connaissance de tout ce qui s’était passé ? Qu’avait-elle dit ? Que lui avait-on dit ? Il n’avait pas d’autre parole.

On lui fit boire un peu de vin. On lui adressa quelques mots affectueux jusqu’à ce qu’il fût remis ; alors il put entendre distinctement et remercier ses protecteurs.

Il était libre de partir. M. Garland émit l’avis d’emmener Kit, maintenant qu’il se sentait beaucoup mieux. Les gentlemen l’entourèrent et lui pressèrent les mains. Il leur exprima toute sa reconnaissance pour l’intérêt qu’ils lui avaient témoigné et pour les bonnes promesses qu’ils lui faisaient ; mais cette fois encore il fut impuissant à parler, et il lui eût été bien difficile de marcher s’il ne se fût appuyé sur le bras de son maître.

Comme on traversait les sombres couloirs, on rencontra quelques employés de la prison qui attendaient Kit pour le féliciter dans leur rude langage sur sa mise en liberté. Le lecteur de journal était de ce nombre : mais ses compliments, loin de partir du cœur, avaient quelque chose de morose. Il semblait considérer Kit comme un intrus, comme un intrigant qui, sous de faux prétextes, avait obtenu son admission dans la prison et joui d’un privilège auquel il n’avait pas droit.

« C’est, pensait-il, un excellent jeune homme ; mais il n’avait pas affaire ici, et le plus tôt qu’il en sortira sera le mieux. »

La dernière porte se ferma derrière Kit et ses amis. Ils avaient franchi le mur extérieur et se trouvaient en plein air, dans la rue dont il s’était si souvent retracé l’image, qu’il avait si souvent rêvée lorsqu’il était enfermé entre ces noires murailles. La rue lui sembla plus large, plus animée qu’autrefois. La nuit était triste, et cependant combien à ses yeux elle parut vive et gaie !

Un des gentlemen, en prenant congé de Kit, lui glissa de l’argent dans la main. Kit ne le compta point : mais à peine eut-on dépassé le tronc destiné aux prisonniers pauvres, que le jeune homme y courut déposer l’argent qu’on venait de lui donner.

M. Garland avait dans une rue voisine une voiture qui l’attendait. Il y fit monter Kit auprès de lui, et ordonna au cocher de le conduire à la maison. La voiture ne put d’abord marcher qu’au pas, précédée de torches pour l’éclairer, tant le brouillard était intense : mais quand on eut franchi la rivière et laissé en arrière les quartiers de la ville proprement dite, on n’eut plus à prendre ces précautions, et l’on alla plus vite. Le galop même semblait trop lent à l’impatient Kit, pressé d’arriver au terme du voyage ; ce ne fut que lorsqu’ils furent près de l’atteindre, qu’il pria le cocher d’aller plus lentement, et, quand il verrait la maison, de s’arrêter seulement une minute ou deux pour lui laisser le temps de respirer.

Mais ce n’était pas le moment de s’arrêter. Le vieux gentleman éleva la voix ; les chevaux hâtèrent leur pas, franchirent la grille du jardin, et une minute après stationnèrent à la porte. À l’intérieur de la maison retentit un grand bruit de voix et de pieds. La porte s’ouvrit. Kit se précipita… Il était dans les bras de sa mère.

Il y avait là aussi l’excellente mère de Barbe, qui tenait le petit nourrisson dont elle ne s’était pas séparée depuis le triste jour où l’on pouvait si peu espérer une telle joie. La pauvre femme ! Elle versait toutes ses larmes et sanglotait comme jamais femme n’a sangloté ; puis il y avait la petite Barbe, pauvre petite Barbe, toute maigrie et toute pâle, et cependant si jolie toujours ! Elle tremblait comme la feuille et s’appuyait contre la muraille. Il y avait mistress Garland, plus affable et plus bienveillante que jamais, et qui, dans son émotion, se sentait défaillante et prête à tomber sans que personne songeât à la soutenir ; puis M. Abel, qui frottait vivement son nez et voulait embrasser tout le monde ; puis le gentleman qui tournait autour d’eux tous sans s’arrêter un moment ; enfin il y avait le bon, le cher, l’affectueux petit Jacob, assis tout seul au bas de l’escalier, avec ses mains posées sur ses genoux comme un vieux bonhomme, criant à faire trembler sans que personne s’occupât de lui : tous et chacun heureux au delà de leurs souhaits et faisant ensemble ou à part mille espèces de folies à la fois.

Même après qu’ils commencèrent à calmer ce fortuné délire, et qu’ils purent ressaisir la parole et le sourire, Barbe, cette douce, gentille et folle petite Barbe, disparut soudainement, et on s’aperçut qu’elle venait de tomber en pâmoison dans le parloir voisin ; que de la pâmoison elle était tombée en une attaque de nerfs, et retombée de cette attaque de nerfs en une nouvelle pâmoison ; son état était tellement grave, qu’en dépit d’une quantité considérable de vinaigre et d’eau froide, à peine finit-elle par se sentir à la fin un peu mieux qu’elle n’était d’abord. Alors la mère de Kit s’approcha demandant à son fils s’il ne voulait pas entrer voir Barbe et lui dire un mot : « Oh ! oui, » dit-il, et il entra. Et il dit d’une voix amicale :

« Barbe ! »

Et la mère de Barbe dit à sa fille : « Ce n’est que Kit. »

Et Barbe dit, les yeux fermés tout ce temps :

« Oh ! vraiment, est-ce bien lui ? »

Et la mère de Barbe dit : « Certainement, ma chère ; il n’y a plus rien à craindre à présent. »

Et comme pour donner une preuve de plus qu’il était sain et sauf, Kit lui adressa de nouveau la parole, et alors Barbe tomba dans un nouvel accès d’hilarité suivi d’un nouveau déluge de pleurs, et alors la mère de Barbe et la mère de Kit sanglotèrent dans les bras l’une de l’autre, tout en la grondant d’en faire autant, mais c’était seulement pour lui rendre le plus tôt possible l’usage de ses sens. En matrones expérimentées, habiles à reconnaître les premiers symptômes propices du retour de Barbe à la santé, elles consolèrent Kit en l’assurant qu’elle « allait bien maintenant, » et le renvoyèrent d’où il était venu.

Justement en rentrant dans la chambre voisine, qu’est-ce qu’il voit ? Des carafes pleines de vin et toutes sortes de bonnes choses aussi splendides que si Kit et ses amis étaient des gens de la plus haute volée. Le petit Jacob, avec une incroyable activité, tombait, comme on dit, à pieds joints, sur un baba de ménage ; il ne quittait pas des yeux les figues et les oranges qui devaient suivre, et vous pouvez penser s’il faisait bon usage de son temps. Kit ne fut pas plutôt entré, que le gentleman (jamais il n’y eut gentleman aussi affairé) remplit les verres, quels verres ! jusqu’au bord, porta sa santé et lui dit :

« Tant que je vivrai, vous ne manquerez jamais d’un ami. »

M. Garland fit de même, de même mistress Garland, de même M. Abel. Mais ce n’était pas assez de tant d’honneur et de distinction : car le gentleman tira de sa poche une grosse montre d’argent, qui allait bien, à une demi-seconde près, et sur le boîtier de laquelle était gravé le nom de Kit avec des enjolivements tout autour ; bref, c’était la montre de Kit, une montre achetée exprès pour lui et qui lui fut offerte séance tenante. Vous pouvez être certain que M. et mistress Garland ne purent s’empêcher de donner à entendre qu’ils avaient, eux aussi, leur présent en réserve, et que M. Abel dit clairement qu’il avait également le sien, et que Kit fut le plus heureux des heureux mortels de ce monde.

Mais il y a encore un ami que Kit n’a pas revu, et comme ledit ami, en sa qualité de quadrupède, avec ses souliers ferrés, ne pouvait être convenablement admis dans le cercle de famille, Kit saisit la première occasion favorable pour s’éclipser et se rendre en toute hâte à l’écurie. Au moment même où le jeune homme posait sa main sur le loquet, le poney le salua du plus bruyant hennissement que puisse faire entendre un poney. Lorsque Kit franchit le seuil de la porte, Whisker cabriola le long de sa demeure où il était en pleine liberté, car il n’eût pas supporté l’injure d’un licou, pour lui souhaiter la bienvenue à sa manière folle ; et lorsque Kit se mit à le caresser et lui donner de petites tapes, le poney frotta son nez contre l’habit de Kit, et le caressa plus tendrement que jamais poney n’a caressé un homme. Ce fut le bouquet de cette vive et chaleureuse réception, et Kit enlaça de son bras le cou de Whisker pour le presser contre sa poitrine.

Mais expliquez-moi par quel hasard Barbe se trouve à l’écurie. Ah ! qu’elle était redevenue jolie ! Je parie qu’elle était allée donner un coup d’œil à son miroir depuis qu’elle avait repris l’usage de ses sens. Mais enfin comment se fit-il que de tous les endroits du monde ce fut l’écurie qu’elle choisit pour y venir ? Voici l’explication du mystère : depuis que Kit était parti, le poney n’avait voulu recevoir sa nourriture de personne que de Barbe, et Barbe, vous comprenez, ne se doutant pas que Christophe fût là, et voulant s’assurer si tout était en ordre, l’avait rejoint sans le savoir. Comme elle rougit, la petite Barbe !

Peut-être que Kit avait suffisamment caressé le poney ; peut-être aussi qu’il y avait à caresser mieux qu’un poney, que vingt poneys. Tout ce que je sais, c’est qu’il laissa aussitôt Whisker pour Barbe…

« J’espère que vous allez mieux, dit-il.

— Oui. Beaucoup mieux. J’ai peur (et ici Barbe baissa les yeux et rougit plus encore), j’ai peur que vous ne m’ayez trouvée bien ridicule.

— Pas du tout, dit Kit.

— Ah ! tant mieux ! » dit Barbe avec une petite toux ; hem ! la plus petite toux possible, quoi ! pas plus que ça, hem !

Quel discret poney quand il lui plaisait d’être discret ! Le voilà aussi tranquille que s’il était de marbre. Il a l’air un peu farceur à regarder de côté ; mais ce n’est pas nouveau : il a toujours l’air farceur.

« À peine, Barbe, si nous avons eu le temps de nous serrer la main, » dit Kit.

Barbe lui tendit la main. Mais en vérité elle tremblait ! Est-elle sotte, cette Barbe, d’avoir peur comme ça ! quand on est à la distance d’une longueur de bras, pourtant ! Il est vrai qu’une longueur de bras, ce n’est pas grand’chose, et puis le bras de Barbe n’était pas bien long, et d’ailleurs, elle ne le tenait pas tout droit, mais elle le pliait un peu. Kit était si près d’elle, quand leurs mains se pressèrent, qu’il put apercevoir une toute petite larme qui tremblait encore au bout d’un cil. Il était naturel qu’il examinât cela de plus près, sans en rien dire à Barbe. Il était naturel aussi que Barbe levât ses yeux sans se douter de cet examen et rencontrât les siens. Mais était-il aussi naturel qu’en ce moment et sans la moindre préméditation Kit embrassât Barbe ? Je n’en sais rien ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il l’embrassa.

« Fi donc ! » s’écria Barbe.

Mais elle le laissa recommencer. Il l’eût même embrassée jusqu’à trois fois si le poney ne se fût avisé de ruer et de secouer la tête comme dans un transport subit de folle joie. Barbe, effrayée, s’enfuit, nais elle n’alla pas tout droit là où se trouvaient sa mère et mistress Nubbles, de peur qu’elles n’eussent l’idée de remarquer comme elle avait les joues rouges, et de la questionner là-dessus. Ô la maligne petite Barbe !

Quand les premiers transports de tout le monde furent passés, lorsque Kit et sa mère, Barbe et sa mère, avec le petit Jacob et le poupon, eurent soupé, sans se presser, car ils fussent volontiers restés ensemble la nuit entière, M. Garland appela Kit, et le menant à part dans une salle où ils étaient tout seuls il lui annonça qu’il avait à lui faire une communication qui le surprendrait étrangement. Kit parut si inquiet et devint si pâle-en entendant ces paroles, que le vieux gentleman s’empressa d’ajouter que cette surprise serait d’une nature agréable, et il lui demanda s’il serait prêt le lendemain matin pour entreprendre un voyage.

« Un voyage, monsieur ? … s’écria Kit.

— Oui, en ma compagnie et celle de mon ami qui est à côté. Devinez-vous le motif de ce voyage ? »

Kit devint plus pâle encore et secoua la tête comme s’il ne s’en doutait pas.

« Oh ! que si, je suis sûr que vous le devinez déjà, lui dit son maître. Essayez. »

Kit murmura quelques mots vagues et inintelligibles. Cependant il dit distinctement : « Miss Nell ! » Il le dit trois ou quatre fois, et chaque fois il secouait la tête, comme s’il eût voulu ajouter : « Mais non, ce n’est pas ça. »

Mais M. Garland, au lieu de lui dire : « Essayez, » puisque Kit avait satisfait à sa question, dit très-sérieusement qu’il avait deviné juste.

« Le lieu de leur retraite est enfin découvert, poursuivit-il. Tel est le but de notre voyage. »

Kit multiplia en tremblant des questions comme celles-ci : Où était le lieu de leur retraite ? Comment l’avait-on découvert ? Depuis quand ? Miss Nell était-elle bien portante ? Était-elle heureuse ?

« Nous savons qu’elle est heureuse, dit M. Garland. Bien portante, je… je pense qu’elle ne tardera pas à l’être. Elle a été faible et souffrante, à ce qu’on m’a dit ; mais elle était mieux, d’après les nouvelles que j’ai reçues ce matin, et l’on était plein d’espoir. Asseyez-vous, que je vous dise le reste. »

Osant à peine respirer, Kit obéit à son maître. M. Garland lui raconta alors qu’il avait un frère, dont il devait se souvenir d’avoir entendu parler dans la famille et dont le portrait, fait au temps de sa jeunesse, ornait la plus belle pièce de la maison ; que ce frère avait vécu depuis longues années à la campagne, auprès d’un vieux desservant son ami d’enfance ; que tout en s’aimant comme doivent s’aimer deux frères, ils ne s’étaient pas revus dans tout ce laps de temps, et n’avaient communiqué entre eux que par des lettres écrites à d’assez longs intervalles ; qu’en attendant toujours l’époque où ils pourraient encore se presser la main, ils laissaient s’écouler le présent, selon l’usage des hommes, et l’avenir devenir lui-même le passé ; que son frère, dont le caractère était très-doux, très-tranquille, très-réservé, comme celui de M. Abel, avait gagné l’affection des pauvres gens parmi lesquels il vivait et qui vénéraient le vieux bachelier (c’était son sobriquet) et éprouvaient tous les jours les effets de sa charité et de sa bienveillance ; qu’il avait fallu bien du temps et des années pour connaître toutes ces petites circonstances, car le vieux bachelier était de ceux dont la bonté fuit le grand jour et qui éprouvent plus de plaisir à découvrir et vanter les vertus des autres qu’à emboucher la trompette pour préconiser les leurs, fussent-elles plus grandes. M. Garland ajouta que c’était pour cela que son frère lui parlait rarement de ses amis du village ; que cependant deux de ces derniers, une enfant et un vieillard auquel il s’était fortement attaché, lui avaient tellement été au cœur que, dans une lettre datée de ces derniers jours, il s’était étendu sur leur compte, depuis le commencement jusqu’à la fin, et avait donné sur l’histoire de leur vie errante et de leur tendresse mutuelle des détails si touchants, que cette lettre avait fait couler les larmes de toute la famille. À cette lecture, M. Garland avait été amené tout de suite à penser que l’enfant et le vieillard devaient être ces deux infortunés fugitifs qu’on avait tant cherchés, et que le ciel les avait confiés aux soins de son frère. Il avait en conséquence écrit pour obtenir de nouvelles informations qui ne laissassent subsister aucun doute : le matin même, la réponse était arrivée ; elle avait confirmé les premières conjectures. Telle était la cause du projet de voyage qu’on devait exécuter dès le lendemain.

« Cependant, ajouta le vieux gentleman en se levant et posant la main sur l’épaule de Kit, vous devez avoir grand besoin de repos ; car une journée comme celle-ci est faite pour briser les forces de l’homme le plus robuste. Bonne nuit, et puisse le ciel donner à notre voyage une heureuse fin ! »