Le Magasin d’antiquités/Tome 1/34

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 281-287).



CHAPITRE XXXIV.


Au bout d’un certain temps, c’est-à-dire après deux heures environ d’un travail assidu, miss Brass arriva au terme de sa tâche : ce qu’elle constata en essuyant sa plume sur sa robe verte et en prenant une pincée de tabac dans une petite boite ronde en étain qu’elle portait dans sa poche. Munie de ce rafraîchissement modéré, qui ne blessait en rien les règles de la Société de tempérance, elle se leva, lia ses papiers en dossier avec un ruban de coton rouge, et, plaçant le tout sous son bras, elle sortit de l’étude.

À peine M. Swiveller avait-il quitté son tabouret et s’était-il mis à danser en hurlant comme un sauvage, heureux de se sentir seul, qu’il fut troublé dans ce joyeux exercice. La porte s’était rouverte ; la tête de miss Sally venait de reparaître.

« Je sors, dit miss Brass.

— Très-bien, madame, répondit Richard. Et que ce ne soit pas moi qui vous fasse rentrer plus tôt, madame, ajouta-t-il intérieurement.

— Si quelqu’un vient à l’étude, prenez-en note et dites que le monsieur qu’on demande est absent pour le moment.

— Je n’y manquerai pas, madame.

— Je ne serai pas longtemps, ajouta-t-elle en se retirant.

— Et je le regrette, madame, dit M. Swiveller quand elle eut refermé la porte J’espère bien que vous serez retenue pour cause imprévue. Si vous pouviez vous faire écraser en route, madame, pas bien fort, seulement un petit peu, ce serait tant mieux. »

Prononçant avec un grand sérieux ces paroles bienveillantes, M. Swiveller s’assit dans le fauteuil des clients et s’y abandonna à ses réflexions. Puis il fit quelques tours en long et en large et revint au fauteuil.

« Je suis donc le clerc de Brass ! dit-il. Le clerc de Brass, moi. Et aussi le clerc de la sœur de Brass, clerc d’un dragon femelle ! Parfait, parfait ! Qu’est-ce que je serai après ? Serai-je un forçat avec un chapeau de feutre et un vêtement gris, courant le long d’un dock avec mon numéro bien brodé sur mon uniforme, et l’ordre de la Jarretière à ma jambe, avec un foulard attaché sur la cheville du pied pour la garantir contre les écorchures ? Est-ce là ce que je serai ? À moins que ce ne soit un sort trop distingué. Mais c’est égal, il faut toujours commencer par faire ce qui vous passe par la tête. »

Comme il était parfaitement seul, nous devons présumer que M. Swiveller adressait ces réflexions soit à lui-même, soit à son sort ou à sa destinée ; le sort et la destinée que les demi-dieux d’Homère ont l’habitude d’accuser, comme vous savez, avec aigreur et de poursuivre de leurs sarcasmes lorsqu’ils se trouvent dans des situations désagréables. Il est même probable que M. Swiveller avait en cela l’intention d’imiter les demi-dieux de l’Iliade, car il adressait comme eux sa tirade au plafond, image du ciel que le sort et la destinée, ces personnages immatériels, sont censés habiter, excepté pourtant au théâtre, où ils se tiennent dans la région du lustre.

Après un silence pensif, M. Swiveller reprit ainsi, en énumérant l’une après l’autre, sur ses doigts, les diverses circonstances :

« Quilp m’offre cette place et me dit qu’il peut me l’assurer. J’aurais gagé tout ce qu’on aurait voulu que Fred n’entendrait pas de cette oreille-là ; et c’est lui qui, à mon profond étonnement, pousse Quilp et me presse d’accepter… Fatalité numéro un. Ma tante de province me coupe les vivres, elle m’écrit une lettre affectueuse pour m’annoncer qu’elle a fait un testament nouveau, et qu’elle m’y déshérite… Fatalité numéro deux. Plus d’argent, pas de crédit, rien à attendre de Fred qui semble avoir tourné tout d’un coup ; ordre de quitter mon ancien appartement… Troisième, quatrième, cinquième, sixième fatalités ! Sous le poids de tant de fatalités, quel homme peut être considéré comme disposant de son libre arbitre ? Ce n’est pas à un homme à se mettre lui-même le pied sur la gorge. Si sa destinée le jette à bas, à la bonne heure, il faut bien qu’il se résigne, en attendant que sa destinée le relève ! Je suis content que la mienne ait pris sur elle toute la responsabilité ; je n’ai rien à y voir, je me défends de toute complicité avec elle ; j’ai le droit de me mettre au-dessus de cela. Ainsi, mon gaillard, ajouta M. Swiveller, prenant congé du plafond avec un geste significatif, allons, et voyons lequel de nous deux, de moi ou du sort, se lassera le premier ! »

Laissant là le sujet de sa décadence avec ces réflexions qui ne manquaient certainement pas de profondeur et qu’il n’est pas rare de rencontrer dans certains traités de philosophie morale, M. Swiveller mit de côté le désespoir pour prendre l’humeur sans souci d’un clerc irresponsable.

Comme pour se donner un maintien dégagé, ce qu’on appelle de l’aplomb, il se mit à examiner l’étude plus en détail qu’il n’avait encore eu le temps de le faire ; il sonda la boîte à perruque, feuilleta les livres, scruta la bouteille à l’encre ; il farfouilla dans les papiers, grava quelques emblèmes sur la table avec la lame acérée du canif de M. Brass, et écrivit son nom à l’intérieur du seau à charbon qui était en bois. Ayant, par ces formalités, pris possession en règle de ses fonctions de clerc, il ouvrit la fenêtre et s’y appuya nonchalamment jusqu’à ce qu’un marchand de bière ambulant vînt à passer. Il lui commanda de poser sur le rebord son plateau et de lui servir une pinte de porter doux qu’il but sur place et paya aussitôt, avec la pensée de jeter les bases d’un crédit futur et de préparer les choses à cet effet sans perdre une minute. M. Swiveller reçut coup sur coup trois ou quatre petits saute-ruisseaux, porteurs de commissions d’affaires de la part de trois ou quatre procureurs, confrères de M. Brass : il les reçut et les renvoya d’un air qui sentait la connaissance approfondie du métier, à peu près de l’air qu’aurait pris un clown de pantomime pour jouer ce rôle sur la scène. Après quoi, il retourna à son siège et s’exerça la main à faire à la plume des caricatures de miss Brass, en sifflant gaiement tout ce temps-là.

Tandis qu’il se livrait à cette distraction, une voiture s’arrêta près de la porte, et bientôt un double coup de marteau retentit. Comme ce n’était pas l’affaire de M. Swiveller, puisqu’on ne tirait pas la sonnette de l’étude, il continua de se livrer à sa distraction avec un calme parfait, bien qu’il eût lieu de penser que, excepté lui, il n’y avait pas une âme pour répondre dans la maison.

En ceci cependant il se trompait : car les coups de marteau s’étant réitérés avec une impatience de plus en plus grande, la porte s’ouvrit, quelqu’un monta lourdement l’escalier et entra dans la chambre du premier. M. Swiveller s’émerveillait en se demandant si ce n’était pas une autre miss Brass, une sœur jumelle du dragon, quand on frappa à la porte de l’étude.

« Entrez ! dit Richard. Pas de cérémonies. La place ne sera bientôt plus tenable, si j’ai encore plus de chalands. Entrez !

— Voulez-vous venir, s’il vous plaît, dit une voix faible et dolente qu’on entendit dans le couloir, pour montrer l’appartement. »

Dick se pencha par-dessus la table et aperçut une petite jeune fille, vraie traîneuse de savates, avec un sale et grossier tablier et une bavette qui ne laissaient voir de sa personne que son visage et ses pieds. Elle avait l’air d’être serrée dans une boîte à violon.

« Qui êtes-vous ? » demanda Dick.

À quoi elle répondit simplement :

« Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement ? »

Jamais peut-être on n’avait vu une enfant qui dans son air et ses manières ressemblât plus à une vieille. Elle devait, selon toute vraisemblance, avoir travaillé depuis le berceau. Elle avait l’air d’avoir aussi peur de Dick qu’elle lui causait elle-même d’étonnement.

« Je n’ai rien de commun avec l’appartement, dit M. Swiveller. Dites-leur de repasser.

— Oh ! voulez-vous venir, s’il vous plaît, pour montrer l’appartement, répliqua la jeune fille. C’est dix-huit schellings par semaine ; nous fournissons le linge et la vaisselle ; le nettoyage des bottes et des habits est en sus ; en hiver, le feu est de quinze sous par jour.

— Pourquoi ne montrez-vous pas l’appartement vous-même ? vous paraissez bien au courant.

— Miss Sally a dit qu’il ne faut pas que je le montre, parce que si l’on voyait combien je suis petite, on craindrait de n’être pas bien servi.

— Est-ce qu’ils ne finiront pas par voir que vous êtes petite ?

— Oui, mais on aura toujours loué pour une quinzaine, répondit la jeune fille avec un regard malin ; et les gens n’aiment pas à se déranger une fois qu’ils sont établis quelque part.

— Le raisonnement est curieux, dit Richard en se levant. Ah çà ! qu’est-ce que vous êtes ici ? la cuisinière ?

— Oui, je fais la cuisine. Je suis aussi femme de chambre. Je fais tout l’ouvrage de la maison.

— Je suppose cependant, pensa M. Swiveller, que Brass, le dragon et moi, nous faisons la plus sale partie de la besogne. »

Et il eût sans doute donné un plus libre cours à ses pensées, dans la disposition de doute et d’hésitation où il se trouvait, si la jeune fille n’avait continué à le presser, et si certains coups mystérieux appliqués avec force sur le mur du couloir et sur les marches de l’escalier n’avaient témoigné de l’impatience qu’éprouvait le visiteur. En conséquence, Richard Swiveller, fichant une plume derrière chaque oreille, et en mettant une autre dans sa bouche comme une marque de sa haute importance et de son zèle à remplir ses fonctions, s’élança au dehors pour voir le gentleman qui attendait, et pour entrer en arrangement avec lui.

Il fut quelque peu surpris de découvrir que les coups violents qu’il avait entendus étaient produits par la malle du gentleman, laquelle était en train de gravir l’escalier sous les efforts réunis de son propriétaire et du cocher : or, la tâche n’était pas facile ; car, d’une part, l’escalier était roide, et de l’autre, la malle, très-pesamment chargée, était bien large deux fois comme l’escalier. Les deux hommes, se heurtant l’un l’autre, appuyant de toutes leurs forces, poussaient la malle le plus ferme et le plus vite possible dans toutes sortes d’angles impraticables d’où il n’y avait pas moyen de se tirer ; pour ce motif suffisant, M. Swiveller les suivit lentement par derrière en protestant à chaque étage contre cette manière de prendre d’assaut la maison de M. Sampson Brass.

À ces remontrances le gentleman ne répondait pas un mot mais lorsque enfin sa malle fut parvenue dans la chambre à coucher, il s’assit dessus et essuya avec son mouchoir son front chauve et son visage. Il avait très-chaud, et certes il y avait bien de quoi ; car sans compter l’exercice violent qu’il avait pris en faisant gravir l’escalier à sa malle, il était tout emmitouflé dans des vêtements d’hiver, bien que durant toute la journée le thermomètre eût marqué dix-neuf degrés à l’ombre.

« Je pense, monsieur, dit Richard Swiveller retirant sa plume de sa bouche, que vous désirez voir cet appartement. Un très-bel appartement, monsieur. On y jouit sans interruption de la vue de… de la rue et au delà, et il est situé à une minute de… du coin de la rue. Dans le voisinage immédiat, monsieur, on trouve d’excellent porter, et d’autres agréments accessoires à l’avenant.

— Quel prix ? dit le gentleman.

— Vingt-cinq francs par semaine, répondit Richard, enchérissant sur les conditions de loyer que lui avait indiquées la servante.

— Je le prends.

— Les bottes et les habits sont à part ; et l’hiver, le feu coûte…

— Je consens à tout.

— On ne le loue pas à moins de deux semaines, dit Richard ; c’est…

— Deux semaines ! s’écria brusquement le gentleman en regardant Swiveller de la tête aux pieds. Deux années. J’y resterai deux années ; oui, deux années ici. Tenez, voici deux cent cinquante francs. Le marché est conclu.

— Pardon, dit Richard. Je ne me nomme pas Brass, et…

— Qui vous parle de cela ?« Je ne me nomme pas Brass. » Qu’est-ce que ça me fait ?

— C’est le nom du maître de la maison.

— J’en suis charmé, répliqua le gentleman. C’est un nom excellent pour un homme de loi. Cocher, vous pouvez partir. Vous aussi, monsieur. »

M. Swiveller était tellement confondu en voyant le gentleman agir d’un air aussi délibéré, qu’il restait là à le contempler avec autant de surprise que lui en avait causé la vue de miss Sally. Quant au gentleman, il ne témoignait pas la moindre émotion : bien plus, il se mit avec un calme parfait à dérouler le châle qui était noué autour de son cou et à tirer ses bottes. Dégagé de cet attirail, il défit successivement les autres parties de son habillement, les plia les unes après les autres et les rangea en ordre sur sa malle. Alors il abaissa les jalousies, ferma les rideaux, monta sa montre, toujours avec la même lenteur méthodique.

« Emportez le billet de deux cent cinquante francs, dit-il en avançant la tête hors des rideaux, et que personne ne vienne me déranger avant que j’aie sonné. »

Les rideaux se refermèrent, et au bout d’un instant on entendit ronfler le gentleman.

« Voilà bien sans contredit une maison étrange, surnaturelle, se dit M. Swiveller en retournant dans l’étude avec le billet à la main. Des dragons femelles à la besogne, agissant comme des légistes de profession ; des cuisinières de trois pieds de haut sortant mystérieusement de dessous terre ; des étrangers qui entrent sans gêne et vont sans permission se coucher dans votre lit, à midi. Si par hasard c’était un de ces hommes merveilleux dont on parte de temps à autre, et s’il s’était mis au lit pour deux ans, je serais dans une drôle de position ! C’est ma destinée cependant, et j’espère que Brass sera content. Ma foi ! s’il ne l’est pas, j’en suis bien fâché. Ce n’est point mon affaire ; je m’en lave les mains. »