Le Magasin d’antiquités/Tome 1/33

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 271-281).



CHAPITRE XXXIII.


Comme l’enchaînement de ce récit veut que nous ayons à nous occuper de temps en temps de quelques-uns des faits qui se rapportent à la vie domestique de M. Sampson Brass, et comme nous ne saurions, pour cet objet, trouver une place plus commode que celle-ci, le narrateur va prendre le lecteur par la main et le mener dans l’espace, pour lui faire franchir un plus grand intervalle que ne firent don Cléophas-Leandro-Perez Zambullo et son démon familier à travers cette agréable région, et pour s’abattre sans façon avec lui sur le trottoir de Bewis Marks.

C’est une petite et sombre maison, que celle de M. Sampson Brass, devant laquelle vont s’arrêter les intrépides aéronautes.

À la fenêtre du parloir de cette petite maison, fenêtre placée si bas près du trottoir, que le passant qui longe le mur risque de frotter avec sa manche les vitres obscures et de leur rendre service à ses dépens, car elles sont fort sales ; à ladite fenêtre pendait de travers un rideau de laine verte fanée, tout noir, tout décoloré par le soleil, et tellement usé par ses longs services, qu’il semblait moins destiné à cacher la vue de cette chambre sombre qu’à servir de transparent pour en laisser étudier à l’aise les détails. Il est vrai qu’il n’y avait pas grand’chose à y contempler. Une table rachitique où s’étalaient avec ostentation de misérables liasses de papiers jaunis et usés à force d’avoir été portés dans la poche ; deux tabourets placés face à face aux côtés opposés de ce meuble détraqué ; au coin du foyer, un traître de vieux fauteuil boiteux qui, entre ses bras vermoulus, avait retenu plus d’un client pour aider à le dépouiller bel et bien ; en outre, une boîte à perruque, d’occasion, servant de réceptacle à des blancs seings, à des assignations ou autres pièces de procédure, depuis longtemps l’unique contenu de la tête qui appartenait à la perruque à qui appartenait la boîte elle-même ; deux ou trois livres de pratique usuelle ; une bouteille à l’encre, une poudrière, un vieux balai à cheminée, un tapis en lambeaux, mais tenant encore par les bords aux pointes fidèles avec une ténacité désespérée : telles étaient, avec les lambris jaunes des murailles, le plafond noirci par la fumée et couvert de poussière et de toiles d’araignée, les principales décorations du cabinet de M. Sampson Brass.

Mais cette peinture ne se rapporte qu’à la nature morte ; elle n’a pas plus d’importance que la plaque fixée sur la porte avec ces mots : Brass, procureur, ni que l’écriteau attaché au marteau : Premier étage à louer pour un monsieur seul. Le cabinet offrait habituellement deux spécimens de nature vivante beaucoup plus étroitement liés à notre récit, et qui auront pour nos lecteurs un intérêt bien plus vif, bien plus intime.

L’un était M. Brass lui-même, qu’on a vu déjà figurer dans ce livre ; l’autre était son clerc, son assesseur, son secrétaire, son confident, son conseiller, son démon d’intrigue, son auxiliaire habile à faire monter le chiffre des frais, miss Brass, en un mot, espèce d’amazone ès lois, à qui il convient de consacrer une courte description.

Miss Sally Brass était une personne de trente-cinq ans environ. Sa figure était maigre et osseuse. Elle avait un air résolu, qui non-seulement comprimait les douces émotions de l’amour et tenait à distance les admirateurs, mais qui était fait plutôt pour imprimer un sentiment voisin de la terreur dans le cœur de tous les étrangers mâles assez heureux pour l’approcher. Ses traits étaient exactement ceux de son frère Sampson : ressemblance si complète, que, si sa pudeur virginale et le décorum de son sexe avaient permis à miss Brass de mettre par badinage les habits de son frère, et d’aller, vêtue de la sorte, s’asseoir à côté de lui, il eût été difficile, même au plus vieil ami de la famille, de décider lequel des deux était Sampson ou Sally ; d’autant plus que la demoiselle portait au-dessus de la lèvre supérieure certaines rousseurs qui, jointes à l’illusion produite par le costume masculin, auraient pu être prises pour une moustache couleur carotte. Selon toute probabilité, ce n’était pas autre chose que les cils qui s’étaient trompés de place, les yeux de miss Brass étant complètement dépourvus de pareilles futilités. Sous le rapport du teint, miss Brass était blême, d’un blanc sale ; mais cette blancheur était agréablement relevée par l’éclat florissant qui couvrait l’extrême bout de son nez moqueur. Sa voix était d’un timbre sonore et d’un riche volume ; quiconque l’avait entendue une fois ne pouvait plus l’oublier. Son costume habituel consistait en une robe verte, d’une nuance à peu près semblable à celle du rideau de l’étude, serrée à la taille et se terminant au cou, derrière lequel elle était attachée par un bouton large et massif. Trouvant sans doute que la simplicité et le naturel sont l’âme de l’élégance, miss Brass ne portait ni collerette ni fichu, excepté sur sa tête, invariablement ornée d’une écharpe de gaze brune, semblable à l’aile du vampire fabuleux, et qui, prenant toutes les formes qu’il lui plaisait, formait une coiffure commode et gracieuse.

Telle était miss Brass sous le rapport du physique. Au moral, elle avait un tour d’esprit solide et vigoureux. Depuis sa plus tendre jeunesse, elle s’était consacrée avec une ardeur peu commune à l’étude des lois ; n’étendant pas ses spéculations sur leur vol d’aigle, assez rare du reste, mais les suivant d’un œil attentif à travers le dédale d’astuce et les zigzags d’anguille qu’elles affectionnent d’ordinaire. Elle ne s’était pas bornée, comme bien des personnes d’une grande intelligence, à la simple théorie, pour s’arrêter juste où l’utilité pratique commence : bien au contraire, elle savait grossoyer, faire de belles copies, remplir avec soin les vides des pièces imprimées, s’acquitter enfin de toutes les fonctions d’une étude, y compris l’art de gratter une feuille de parchemin et de tailler une plume. Il est difficile de comprendre comment, avec tant de qualités réunies, elle était restée miss Brass : mais soit qu’elle eût bronzé son cœur contre tous les hommes en général, soit que ceux qui eussent pu la rechercher et obtenir sa main fussent effrayés à l’idée que, grâce à sa connaissance des lois, elle possédait sur le bout du doigt les articles qui établissent ce qu’on appelle familièrement une action en rupture de mariage, toujours est-il certain qu’elle était encore demoiselle, et continuait d’occuper chaque jour son vieux tabouret célibataire en face de celui de son frère Sampson. Il est également certain qu’entre ces deux tabourets bien des gens étaient restés sur le carreau.

Un matin, M. Sampson Brass, assis sur son tabouret, copiait une pièce de procédure, plongeant avec ardeur sa plume dans le cœur du papier, comme si c’eût été le cœur même de la partie adverse ; de son côté, miss Sally Brass, assise sur son tabouret également, taillait une plume pour transcrire un petit exploit, ce qui était son occupation favorite. Depuis longtemps ils gardaient le silence. Ce fut miss Brass oui le rompit en ces termes :

« Aurez-vous bientôt fini, Sammy ? »

Car, sur ses lèvres douces et féminines, le nom de Sampson s’était transformé en Sammy ; c’est ainsi qu’elle donnait de la grâce à toute chose.

« Non, répondit le frère ; j’aurais fini si vous m’aviez aidé en temps utile.

— C’est cela ! s’écria miss Sally, vous avez besoin de moi, n’est-ce pas ? quand vous allez prendre un clerc !

— Est-ce pour mon plaisir, ou par ma propre volonté, que je vais prendre un clerc, coquine, querelleuse que vous êtes ! dit M. Brass en mettant sa plume dans sa bouche et faisant la grimace à sa sœur. Pourquoi me reprochez-vous de prendre un clerc ? »

Ici nous ferons observer, de peur qu’on ne s’étonne d’entendre M. Brass appeler coquine une dame comme il faut, qu’il était tellement habitué à la voir remplir auprès de lui des fonctions viriles, qu’il s’était peu à peu accoutumé à lui parler comme à un homme. Sentiment et usage réciproques, du reste ; car non-seulement il arrivait souvent à M. Brass d’appeler miss Brass une coquine, et même de placer une autre épithète devant celle de coquine ; mais miss Brass trouvait cela tout naturel, et n’en était pas plus émue que ne l’est une autre femme quand on l’appelle mon ange.

« Pourquoi me tourmentez-vous encore au sujet de ce clerc, après m’en avoir déjà parlé trois heures hier au soir ? répéta M. Brass grimaçant de nouveau, avec sa plume entre les dents, comme un chien qui ronge un os en grognant. Est-ce ma faute, à moi ?

— Tout ce que je sais, dit miss Sally avec un sourire sec (elle n’avait pas de plus grand plaisir que de mettre son frère, en colère), ce que je sais, c’est que si chaque client qui vous arrive nous force à prendre un clerc, que cela nous soit utile ou non, vous feriez mieux d’abandonner les affaires, de vous faire rayer du rôle, et de liquider le plus tôt possible.

— Est-ce que nous possédons un autre client tel que lui ? dit Brass. Avons-nous un autre client tel que lui, voyons ? Répondez à cela !

— Comment l’entendez-vous ? Est-ce pour la figure ?

— Pour la figure ! répéta Sampson Brass avec un ricanement amer, en se levant pour prendre le livre des assignations et frottant vivement ses manches. Voyez ceci : Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire… Daniel Quilp, esquire, … tout du long. Faut-il que je renonce à une pratique comme celle-là, ou bien que je prenne le clerc qu’il me recommande en me disant : « C’est l’homme qu’il vous faut. » Hein ? »

Miss Sally ne daigna point répliquer ; elle sourit de nouveau et continua sa besogne.

« Mais je sais ce qu’il en est, reprit M. Brass après quelques moments de silence. Vous craignez de ne plus avoir autant que par le passé la main aux affaires. Croyez-vous que je ne m’en aperçoive pas ?

— Vos affaires n’iraient pas loin sans moi, je pense, répondit la sœur d’un ton d’importance. Tenez, au lieu de me provoquer sottement comme cela, vous feriez mieux de songer à continuer votre besogne. »

Sampson Brass, qui au fond du cœur redoutait sa sœur, se remit à écrire en boudant, ce qui ne le dispensa pas de l’entendre.

« Si j’avais décidé, ajouta-t-elle, que le clerc ne viendrait pas, vous savez bien qu’il ne pourrait pas venir ; par conséquent, ne dites point de sottises. »

M. Brass accueillit cette observation avec une douceur exemplaire ; seulement, il fit remarquer à voix basse qu’il n’aimait pas ce genre de plaisanterie, et qu’il saurait un gré infini à miss Sally de vouloir bien s’abstenir de le tourmenter. À quoi miss Sally répliqua qu’elle avait du goût pour cet amusement, et qu’elle n’avait nullement l’intention de se refuser ce petit plaisir.

Comme M. Brass ne paraissait pas se soucier d’envenimer les choses en continuant sur ce sujet, tous deux remirent pacifiquement leur plume en mouvement, et la discussion en resta là.

Tandis qu’ils fonctionnaient à qui mieux mieux, la fenêtre fut tout à coup interceptée, comme si quelqu’un venait de s’y coller. M. Brass et miss Sally levaient les yeux pour reconnaître la cause de cette obscurité soudaine, lorsque le châssis fut lestement soulevé du dehors, et Quilp y passa sa tête.

« Holà ! dit-il en se tenant sur la pointe du pied au bord de la fenêtre et plongeant ses regards dans la chambre, y a-t-il quelqu’un à la boutique ? Y a-t-il ici quelque gibier du diable ? Y a-t-il un Brass à vendre ? hein !

— Ah ! ah ! ah ! fit l’homme de loi avec une hilarité forcée Oh ! parfait ! parfait ! parfait ! Quel homme excentrique ! D’honneur, quelle humeur charmante !

— N’est-ce pas là ma chère Sally ? croassa le nain en lançant une œillade à la belle miss Brass. N’est-ce pas là la Justice, moins son bandeau sur les yeux, son épée et ses balances ? N’est-ce pas là le bras redoutable de la Loi ? N’est-ce pas là la vierge de Bevis ?

— Quelle étonnante verve d’esprit ! s’écria Brass. Sur ma parole, c’est extraordinaire !

— Ouvrez la porte, dit Quilp. Je vous ai amené mon homme C’est le clerc qu’il vous faut, un phénix, l’as d’atout, quoi ! Dépêchez-vous d’ouvrir la porte, ou bien s’il y a près d’ici un autre homme de loi, et si par hasard il est à sa fenêtre, il va vous le voler. »

Il est probable que la perte du phénix des clercs, même en faveur du confrère, d’un rival, n’eût que très-médiocrement affligé le cœur de M. Brass ; toutefois, simulant un grand empressement, il se leva de son siège, alla à la porte, l’ouvrit, et introduisit son client qui tenait par la main M. Richard Swiveller en personne.

« La voici ! s’écria Quilp, s’arrêtant court au seuil de la porte et levant les sourcils, tandis qu’il regardait miss Sally, — la voici, cette femme que j’eusse dû épouser, — voici la belle Sarah, voici la femme qui possède tous les charmes de son sexe sans avoir une seule de ses faiblesses. Ô Sally ! Sally ! »

À cette amoureuse déclaration, miss Brass répondit brièvement :

« Vous m’ennuyez.

— Oh ! dit Quilp, son cœur est aussi dur que le métal dont elle porte le nom[1]. Elle devrait bien le changer en monnaie de billon, fondre l’airain en pièces de deux sous, et prendre un autre nom !

— Finissez vos bêtises, monsieur Quilp, finissez, repartit miss Sally avec un sourire maussade. N’êtes-vous pas honteux de faire toutes vos parades devant un jeune homme qui ne nous connaît pas ?

— Ce jeune étranger, dit Quilp, faisant passer Dick Swiveller sur le premier plan, est trop délicat lui-même pour ne pas me comprendre. C’est M. Swiveller, mon ami intime, un gentleman de bonne famille et d’un grand avenir, mais qui, ayant eu le malheur de commettre des folies de jeunesse, s’estime heureux de remplir quelque temps les fonctions de clerc, fonctions humbles ailleurs, mais ici très-dignes d’envie. Quelle délicieuse atmosphère il va respirer ! »

Si M. Quilp parlait au figuré et voulait donner à entendre que l’air respiré par miss Sally Brass était rendu plus pur et plus serein par cette douce créature, il avait sans doute de bonnes raisons pour tenir ce langage. Mais s’il parlait dans un sens littéral de la délicieuse atmosphère de l’étude de M. Brass, il est certain qu’en effet ce lieu avait un fumet particulier, un goût de renfermé et d’humidité. Ce n’était pas seulement la forte odeur des vieux habits apportés là souvent pour être exposés en vente à Duke’s Place et à Houndsditch, il y avait encore une odeur décidée de rats, de souris et de moisissure. Peut-être cependant quelques doutes s’étaient-ils élevés dans l’esprit de M. Swiveller sur la réalité de cette pure et délicieuse atmosphère ; car il renâcla deux ou trois fois, et regarda d’un air d’incrédulité le nain qui ricanait.

« M. Swiveller, dit Quilp, étant habitué dans sa pratique de l’agriculture à semer de la folle avoine, juge prudemment, miss Sally, qu’après tout il vaut mieux avoir la moitié d’une croûte à ronger que de n’avoir pas de pain du tout. Il juge prudemment que c’est quelque chose aussi que de sortir d’embarras ; en conséquence ; il accepte les offres de votre frère Brass, M. Swiveller est donc à vous dès ce moment.

— Je suis enchanté, monsieur, dit M. Brass, vraiment enchanté. M. Swiveller, monsieur, est heureux d’avoir votre amitié. Vous devez être fier, monsieur, d’avoir l’amitié de M. Quilp. »

Dick murmura quelques mots comme pour dire qu’il n’avait jamais manqué d’amis ni d’une bouteille à leur offrir, et il risqua son allusion favorite à « l’aile de l’amitié qui jamais ne mue comme les plumes d’un oiseau. » Mais toutes ses facultés parurent absorbées par la contemplation de miss Sally Brass, il ne pouvait détacher d’elle son regard morne et stupéfait. Jugez si le nain était aux anges ! Quant à la divine miss Sally elle-même, elle frotta ses mains comme un homme, et fit quelques tours dans l’étude, sa plume derrière l’oreille.

« Je suppose, dit le nain se tournant vivement vers son ami légal, que M. Swiveller va entrer immédiatement en fonctions. C’est aujourd’hui lundi matin.

— Immédiatement, si cela vous convient, monsieur, répondit Brass.

— Miss Sally lui enseignera le droit, la délicieuse étude du droit ; elle sera son guide, son amie, sa compagne, son code, son Blackstone, son Coke, son Littleton, en un mot son manuel du jeune étudiant en droit.

— Quelle éloquence ! dit Brass, comme un homme absorbé, en contemplant les toits des maisons vis-à-vis, et en plongeant les mains dans ses poches ; quelle extraordinaire abondance de langage ! C’est vraiment magnifique !

— Avec miss Sally, continua Quilp, et avec les riantes fictions de la loi, ses jours s’écouleront comme des minutes. Ces charmantes inspirations des poëtes tels que Cujas et Barthole, aussitôt qu’elles vont faire lever pour lui leur première aurore, lui ouvriront un monde nouveau pour élargir son esprit et élever son cœur.

— Oh ! admirable, admirable ! s’écria Brass. Ad-mi-ra-ble en vérité ! C’est une jouissance que de l’entendre ! Swiveller siégera-t-il ? demanda Quilp en tournant, les yeux de tous côtés.

— Nous achèterons pour lui un autre tabouret, monsieur, répondit Brass. Nous ne prévoyions pas que nous dussions avoir un gentleman avec nous, jusqu’au jour où vous avez eu la bonté de nous y engager ; et notre mobilier n’est pas considérable. Nous verrons à nous procurer un nouveau siège, monsieur. En attendant, si M. Swiveller veut prendre le mien et s’exercer la main à faire une belle copie de cette signification, comme je dois sortir et rester dehors toute la matinée…

— Venez avec moi, dit Quilp. J’ai à vous entretenir de quelques affaires. Avez-vous un peu de temps à perdre ?

— Est-ce que c’est perdre du temps que de l’employer à sortir avec vous, monsieur ? Vous plaisantez, monsieur, vous plaisantez ! s’écria l’homme de loi en prenant son chapeau. Je suis prêt, monsieur, tout à fait prêt. Il faudrait que je fusse bien occupé pour n’avoir pas le temps de sortir avec vous. Il n’est pas donné à tout le monde, monsieur, de pouvoir jouir et profiter de la conversation de M. Quilp. »

Le nain lança un regard sarcastique à son ami au cœur d’airain, et, avec une petite toux sèche, il tourna sur ses talons pour dire adieu à miss Sally. Après cet adieu, galant du côté de Quilp, très-froid et cérémonieux du côté de miss Sally, il fit un signe de tête à Dick Swiveller, et se retira avec le procureur.

Dick était resté penché sur son pupitre dans un véritable état de stupéfaction, contemplant fixement la belle Sally, comme si c’était un animal curieux, unique en son espèce. Le nain, quand il fut dans la rue, monta de nouveau sur le rebord de la croisée, et jeta dans l’intérieur de l’étude un coup d’œil accompagné d’une grimace, comme un homme qui regarde des oiseaux dans une cage. Dick tourna les yeux vers lui, mais sans avoir l’air de le reconnaître ; et longtemps après qu’il eut disparu, le jeune homme contemplait encore miss Sally Brass ; cloué à sa place, il ne voyait pas autre chose, il ne pensait pas à autre chose.

Pendant ce temps, miss Brass, plongée dans son état de frais et déboursés, etc., ne s’occupait nullement de Dick, mais elle griffonnait en faisant craquer sa plume, traçant les caractères avec un plaisir évident, et travaillant à toute vapeur. Dick avait poursuivi le cours de sa contemplation qui tantôt se portait sur la robe verte, tantôt sur la coiffure brune, tantôt sur le visage, et tantôt sur la plume à la course rapide. Il était devenu stupide de perplexité ; se demandant comment il pouvait se trouver dans la compagnie d’un monstre si étrange, et si ce n’était pas un rêve dont il aurait bien voulu s’éveiller. Enfin il poussa un profond soupir, et commença lentement à retirer son habit.

M. Swiveller ayant ôté son habit, le plia avec le plus grand soin, sans quitter un instant des yeux miss Sally : alors il revêtit une jaquette bleue à double rang de boutons dorés qui, dans l’origine, lui avait servi pour des parties de plaisir aquatiques, mais que ce matin-là il avait apportée pour son travail de bureau ; et toujours contemplant miss Sally, il se laissa tomber en silence sur le siège de M. Brass. Mais là il éprouva une rechute de découragement et de faiblesse, et, appuyant son menton sur sa main, il ouvrit des yeux si grands, si grands, qu’il ne semblait pas possible qu’ils se refermassent jamais.

Quand il eut regardé si longtemps qu’il ne pouvait plus rien voir, Dick détacha ses yeux du bel objet de sa surprise, les porta sur les feuillets du brouillon qu’il avait à copier, plongea sa plume dans l’écritoire et se mit à écrire lentement. Mais il n’avait pas tracé une demi-douzaine de mots, qu’il se pencha sur l’encrier pour y tremper de nouveau sa plume, et leva les yeux… Devant lui se trouvait l’insupportable voile brun, la robe verte, en un mot miss Sally Brass, parée de tous ses charmes, plus effroyable enfin que jamais.

Agacé jusqu’à la folie, M Swiveller commença à ressentir d’étranges sensations, d’horribles désirs d’anéantir cette Sally Brass, de mystérieuses tentations de lui arracher sa coiffure et de voir quel air elle aurait sans cet ornement. Sur la table se trouvait une grande règle, noire et luisante. M. Swiveller la prit et se mit à s’en frotter le nez.

De s’en frotter le nez à l’agiter avec sa main et lui faire faire les évolutions d’un tomahawk, la transition était toute simple et toute naturelle. Dans le cours de ces évolutions il frôla l’écharpe dont les bouts déguenillés flottaient au gré du vent ; la règle avance d’un pouce plus prés, et voilà la grande écharpe brune par terre. Pendant ce temps, la belle innocente, bien éloignée de se douter du manège, continuait de travailler, sans lever les yeux.

Dick fut enchanté de ce succès. Eh bien ! au moins il pourrait maintenant écrire avec ardeur et persévérance jusqu’à ce il fût épuisé, et alors saisir la règle, l’agiter au-dessus de l’écharpe brune avec l’assurance de la faire tomber à volonté ; il pourrait retirer la règle et s’en frotter le nez, quand il croirait que miss Sally aurait la fantaisie de le regarder pour s’en donner à cœur joie et redoubler ses évolutions quand elle serait de nouveau absorbée par sa besogne. Grâce à ces amusements, M. Swiveller calma l’agitation de ses sentiments, et finit par manier moins souvent la règle ; il put même bientôt écrire de suite une demi-douzaine de lignes, sans revenir à ces interruptions : c’était une grande victoire.




  1. Brass, airain