Le Magasin d’antiquités/Tome 1/28

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 232-238).



CHAPITRE XXVIII.


Le sommeil pesa si longtemps sur les paupières de Nelly, qu’à l’heure où l’enfant s’éveilla mistress Jarley était debout, déjà décorée de son grand chapeau et activement occupée de préparer le déjeuner. Elle accueillit de fort bonne grâce les excuses de Nelly pour s’être levée si tard, et lui dit qu’elle ne l’eût pas réveillée quand bien même elle eût dormi jusqu’à midi.

« Il vous était nécessaire, ajouta-t-elle, après votre fatigue, de dormir tout votre compte et de vous reposer complètement. C’est encore un grand privilège de votre âge, de pouvoir jouir d’un sommeil aussi profond.

— Est-ce que vous avez passé une mauvaise nuit, madame ? demanda Nelly.

— J’en ai rarement d’autres, mon enfant, répondit mistress Jarley, de l’air d’une martyre ; je ne sais pas comment je peux supporter ça. »

Se rappelant les ronflements qu’elle avait entendus sortir de l’espèce de cabinet où la propriétaire des figures de cire avait passé la nuit, Nelly pensa que mistress Jarley avait rêvé qu’elle était éveillée. Cependant, elle lui exprima son regret d’apprendre que l’état de sa santé fût si fâcheux ; peu après, elle se mit à déjeuner avec son grand-père et Mme Jarley. Le repas achevé, Nelly aida la dame à laver les tasses et les plats et les remit en place. Ces soins domestiques une fois terminés, mistress Jarley drapa sur ses épaules un châle de couleur extrêmement éclatante, pour aller faire une tournée par les rues de la ville.

« La caravane va porter les caisses à ma salle, dit-elle, et vous pouvez en profiter, mon enfant, pour vous y rendre. Je suis obligée, bien contre mon gré, d’aller à pied dans la ville ; mais le public attend cela de moi, et les personnes qui ont un caractère public ne sont pas maîtresses de leurs volontés quand il s’agit de ces choses-là. Comment me trouvez-vous, mon enfant ? »

Nelly répondit de manière à la contenter, et Mme Jarley, après avoir enfoncé une grande quantité d’épingles dans les diverses parties de sa toilette, après avoir fait bien des efforts inouïs, mais infructueux, pour se voir par derrière, finit par se montrer satisfaite de sa tournure et s’éloigna d’un pas majestueux.

La caravane la suivit à une assez courte distance. Tandis que la voiture était cahotée par le pavé, Nelly regardait à travers la fenêtre pour voir les endroits où l’on passait, craignant, à chaque coin de rue, que le visage redouté de Quilp ne vînt à lui apparaître.

La ville était belle et spacieuse ; il y avait un square ouvert que la caravane traversa lentement ; au milieu, se trouvait l’hôtel de ville, avec un beffroi surmonté d’une girouette. Il y avait des maisons de pierre, des maisons de brique rouge, des maisons de brique jaune, des maisons de lattes et de plâtre, et des maisons de bois, la plupart très-vieilles, avec des figures frustes taillées au bout des solives, qui regardaient d’en haut ce qui se passait dans la rue. Ces dernières maisons avaient de très-petites fenêtres presque sans lumière et des portes cintrées, et, dans les rues les plus étroites, elles surplombaient entièrement le trottoir. Les rues étaient très-propres, très-claires, très-désertes et très-tristes. Quelques flâneurs stationnaient auprès des deux auberges de la place vide du marché et des boutiques ; au seuil d’une maison de charité, des vieillards sommeillaient dans leur fauteuil ; mais c’est à peine s’il y avait quelques personnes qu’on vît aller de côté et d’autre avec l’air d’avoir un but ; et si par hasard il en passait une, le bruit de ses pas se prolongeait encore quelques minutes après sur le bitume bouillant du trottoir. Il semblait qu’il n’y eût dans la ville que les horloges qui allassent : et encore elles avaient des cadrans si endormis, de lourdes aiguilles si paresseuses, des timbres si fêlés, qu’elles devaient évidemment être en retard. Les chiens eux-mêmes étaient tout assoupis, et les mouches, ivres de sucre fondu dans les boutiques des épiciers, oubliaient leurs ailes et leur vivacité pour aller se calciner au soleil, dans le coin de la vitre poudreuse des croisées.

Après un long trajet, accompagné d’un bruit inaccoutumé, la caravane arriva enfin et s’arrêta au lieu de l’exposition. Nelly descendit devant un groupe d’enfants ébahis qui la prenaient aussi pour un des nombreux items du musée de curiosités, et on aurait eu bien de la peine à leur faire entendre que son grand-père ne fût pas comme elle un chef-d’œuvre de mécanique en cire. Les caisses furent déchargées sans encombre et emportées avec grand soin pour être ouvertes par Mme Jarley, qui les déballa, assistée de Georges et d’un autre homme en culotte de velours avec un chapeau de feutre gris orné de billets d’entrée. C’étaient des festons rouges, franges et baldaquins destinés à la décoration de la salle.

Tous se mirent à l’œuvre sans perdre de temps, et avec une activité prodigieuse. Comme l’admirable collection était cachée encore par des toiles, de peur que la poussière ennemie ne gâtât le teint de ses personnages, Nelly s’empressa de contribuer aussi de son mieux à la décoration de la salle, et son grand-père lui-même ne resta pas inactif. Les deux hommes, qui avaient l’habitude de ce genre de travail, firent promptement beaucoup de besogne. Mme Jarley, qui portait toujours sur elle à cet effet une poche de toile semblable à celle des percepteurs de taxe au péage des routes, en tirait des pointes qu’elle distribuait à ses aides, en même temps qu’elle encourageait leur ardeur.

Pendant l’opération, on vit paraître un gentleman fluet, au nez crochu, aux cheveux noirs. Il portait un surtout militaire écourté, étroit des manches, qui avait été autrefois couvert de passementerie et de brandebourgs, mais qui aujourd’hui était tristement dépouillé de ses ornements et usé jusqu’à la corde ; il avait aussi un vieux pantalon gris collant, et une paire d’escarpins arrivés bientôt au terme de leur existence. Il se montra sur le seuil de la porte et sourit d’un air affable. En ce moment, Mme Jarley lui tournait le dos ; le gentleman à la tournure militaire fit de l’index signe aux satellites de Mme Jarley de ne pas informer la dame de sa présence, et, s’étant glissé doucement derrière elle, il lui donna une petite tape sur le cou et continua la plaisanterie en criant :

« Boh !

— Eh ! quoi, monsieur Slum ! … dit vivement la propriétaire des figures de cire. Bon Dieu ! qui se serait attendu à vous voir ici ?

— Sur mon âme et mon honneur, dit M. Slum, la réflexion est juste. Sur mon âme et mon honneur, la réflexion est judicieuse. Qui se serait attendu à cela ! … Georges, mon brave ami, comment va la santé ? »

Georges accueillit cette démonstration amicale avec une indifférence marquée, et tout en répondant qu’il allait assez bien comme ça, il continua de jouer du marteau tout le temps et d’enfoncer ses pointes à tour de bras.

« Je suis venu ici, dit le gentleman à la hussarde en se tournant vers Mme Jarley… Sur mon âme et mon honneur, je serais bien embarrassé de vous dire pourquoi j’y suis venu, car je ne le sais pas moi-même. Je sentais le besoin d’une petite inspiration, d’un petit rafraîchissement d’esprit, d’un petit changement d’idées, et… Sur mon âme et mon honneur ! s’écria le gentleman à la hussarde en s’interrompant et regardant autour de lui, voilà qui est diablement classique ! Ma foi, Minerve n’aurait pas mieux fait.

— Je pense, en effet, dit Mme Jarley, que cela ne fera pas mal quand ce sera achevé.

— Pas mal ! s’écria M. Slum. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, c’est le bonheur de ma vie de penser que je me suis frotté à la poésie, pour m’exercer sur cet admirable thème ! … À propos… vous n’avez pas d’ordres à me donner ? Il n’y a pas quelque petite chose à faire pour vous ?

— Ça revient si cher, monsieur, répondit Mme Jarley, et réellement, je ne vois pas que cela soit bien profitable.

— Chut ! chut ! … dit M. Slum levant sa main. Pas de plaisanterie, je ne pourrais supporter cela. Ne dites pas que cela n’est pas profitable. Ne dites pas cela. Je sais le contraire.

— Eh bien ! non, je ne crois pas que cela soit bien profitable, répéta Mme Jarley.

— Ah ! ah ! s’écria M. Slum ; vous n’y êtes plus, vous battez la breloque. Allez donc demander aux parfumeurs, allez demander aux fabricants de cirage, allez demander aux chapeliers, allez demander aux directeurs des bureaux de loterie ; allez leur demander à tous et à chacun ce que ma poésie leur a valu, et, retenez bien mes paroles, il n’y en aura pas un qui ne bénisse le nom de Slum. Pour peu qu’il soit honnête homme, il lèvera les yeux au ciel et bénira le nom de Slum, retenez bien ça. Vous connaissez l’abbaye de Westminster, madame Jarley ?

— Sans doute.

— Eh bien, sur mon âme et mon honneur, vous y trouverez, dans un angle de ce sombre pilier qu’on appelle le Coin des Poëtes, des noms bien moins célèbres que celui de Slum. »

En disant cela, le gentleman se frappa la tête d’une manière expressive pour indiquer qu’elle contenait une certaine quantité de cervelle. Il ajouta, en ôtant son chapeau qui était rempli de morceaux de papier :

« J’ai là une petite bluette, oui, une petite bluette écrite dans un moment d’inspiration ; j’ose dire que c’est ce qu’il vous faut pour mettre la ville en feu. C’est un acrostiche. Pour le moment le nom du destinataire est Warren, mais l’idée est transmissible, ou plutôt elle est faite tout exprès pour Jarley. Prenez-moi cet acrostiche.

— C’est peut-être très-cher, dit la dame.

— Cent sous, dit M. Slum tout en se servant de son crayon en guise de cure-dent. Moins cher que de la prose.

— Je ne pourrais pas en donner plus de trois francs.

— Et dix sous, répliqua-t-il. Allons, trois cinquante. »

Mme Jarley ne put résister aux façons persuasives du poëte, et M. Slum enregistra sur un petit carnet la somme de trois francs cinquante. Puis M. Slum se retira pour aller modifier son acrostiche, en prenant congé de la dame dans les termes les plus affectueux, et promettant de revenir le plus tôt possible avec une belle copie pour l’imprimeur.

Comme sa présence n’avait ni dérangé ni interrompu les préparatifs, ils étaient déjà très-avancés et furent achevés bientôt après son départ. Quand les festons et guirlandes eurent été disposés avec toute l’élégance désirable, la prodigieuse collection fut découverte. Alors, sur une plate-forme élevée de deux pieds au-dessus du sol, tout autour de la salle, avec une corde cramoisie à hauteur d’appui pour les séparer du public indiscret, apparurent diverses figures brillantes de personnages illustres, les unes isolées, les autres en groupes ; elles étaient revêtues de costumes éclatants de tous les pays et de tous les siècles ; elles se tenaient plus ou moins d’aplomb sur leurs pieds ; leurs yeux étaient tout grands ouverts, leurs narines très-gonflées, les muscles de leurs jambes et de leurs bras très-prononcés ; leur physionomie générale exprimait une vive surprise. Tous les messieurs avaient la poitrine bombée et la barbe extrêmement bleue ; toutes les dames avaient des tailles merveilleuses. Ces messieurs et ces dames avaient tous les yeux fixés sur… rien, et semblaient contempler avec une attention profonde… le vide.

Lorsque Nelly eut épuisé les formules de l’enthousiasme qu’elle avait éprouvé à la première vue de ce spectacle, Mme Jarley ordonna qu’on la laissât seule avec l’enfant. Alors elle s’assit au centre, dans un fauteuil, s’arma d’une baguette d’osier dont elle se servait depuis longtemps pour montrer les figures, et se mit en devoir d’instruire Nelly de son rôle.

L’enfant ayant touché d’abord la première figure de la plateforme :

« Ceci, dit Mme Jarley du ton solennel qu’elle employait pour ses démonstrations publiques, ceci vous représente une infortunée fille d’honneur de la reine Elisabeth, qui mourut des suites d’une piqûre au doigt pour avoir travaillé un dimanche. Remarquez le sang qui coule de son doigt ; remarquez aussi le trou doré des aiguilles, de ce temps-là… »

Nelly répéta deux ou trois fois cette leçon, apprenant à toucher quand il le fallait le doigt et l’aiguille ; puis elle passa à la figure suivante.

« Ceci, mesdames et messieurs, dit Mme Jarley, vous représente Jasper Packlemerton, d’atroce mémoire, qui courtisa et épousa quatorze femmes et les fit périr toutes en leur chatouillant la plante des pieds tandis qu’elles dormaient dans la sécurité et dans l’innocence de la vertu. Quand il fut conduit à l’échafaud, on lui demanda s’il regrettait ce qu’il avait fait ; il répondit que oui, qu’il était bien fâché d’avoir tué ses femmes d’une mort si douce, et qu’il espérait que tous les époux chrétiens voudraient bien le lui pardonner. Puisse cet exemple servir d’avertissement à toutes les jeunes filles pour qu’elles prennent bien garde au caractère du mari qu’elles choisiront ! Remarquez que les doigts sont courbés comme pour chatouiller, et que Jasper est représenté clignant de l’œil, selon l’habitude qu’il en avait contractée chaque fois qu’il commettait ses meurtres barbares. »

Lorsque Nell fut assez au courant de l’histoire de M. Packlemerton pour pouvoir la dire sans se tromper, Mme Jarley passa au gros homme, puis à l’homme maigre, puis au géant, puis au nain, puis à la vieille dame qui mourut pour avoir dansé à cent trente-deux ans, puis à l’enfant sauvage qui vivait dans les bois, puis à la femme qui empoisonna quatorze familles avec des noix confites, et bien d’autres personnages historiques ou qui auraient dû l’être, si on leur avait rendu justice ; Nelly mit à profit ses instructions, et elle sut si bien les retenir, que pour être restée seulement enfermée une couple d’heures avec la dame, elle se trouva parfaitement familiarisée avec tout l’historique de l’établissement, digne enfin de servir de cornac à toutes les figures de cire ou de cicérone aux visiteurs.

Mme Jarley témoigna vivement la satisfaction que lui causait cet heureux résultat, et elle mena sa jeune amie, son élève chérie, voir les dispositions prises aux portes. Là on avait converti le passage en un bosquet de drap de billard où figuraient les inscriptions dont nous avons parlé précédemment, dues au génie de M. Slum, ainsi qu’une table richement ornée qu’on avait placée à la partie supérieure pour Mme Jarley elle-même. C’était de ce trône que Mme Jarley devait présider à tout et recevoir l’argent de la recette, en compagnie de Sa Majesté le roi Georges III, de M. Grimaldi le clown, de Marie Stuart la reine d’Écosse, d’un gentleman anonyme de la secte des Quakers, et de M. Pitt, tenant à la main un modèle exact du bill pour l’impôt des portes et fenêtres. À l’extérieur, même soin : on voyait dans le petit portique de l’entrée une nonne d’une grande beauté récitant son chapelet, tandis qu’un brigand, avec une chevelure des plus noires et un teint des plus pâles, faisait en ce moment une tournée dans la ville en tilbury, un portrait de femme à la main.

Il ne restait plus qu’à distribuer judicieusement les compositions de Slum, qu’à en communiquer l’effusion pathétique à toutes les maisons particulières et aux gens de commerce, à répandre dans les tavernes et faire circuler parmi les clercs de procureur et autres beaux esprits de l’endroit la parodie commençant ainsi :« Si j’avais un âne assez bête… » Quand tout cela fut fait, quand Mme Jarley eut visité en personne les pensionnats avec un prospectus, composé expressément à leur intention, et dans lequel on prouvait d’une manière péremptoire que les figures de cire ornaient l’esprit, perfectionnaient le goût et élargissaient la sphère de l’intelligence humaine, cette infatigable dame se mit à table pour dîner et but un petit coup de sa bouteille suspecte en l’honneur de la belle campagne qui allait s’ouvrir.