Le Magasin d’antiquités/Tome 1/27

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 222-231).



CHAPITRE XXVII.


Quand on eut fait assez lentement un peu de chemin, Nelly se hasarda à jeter un regard sur l’intérieur de la caravane et à l’examiner plus attentivement. Le premier compartiment, celui où la propriétaire s’était installée, était garni d’un tapis et divisé en cloisons de façon à offrir pour le sommeil une place disposée comme une case dans un vaisseau. Cette espèce de chambre à coucher était protégée, de même que les petites croisées, par de beaux rideaux blancs et paraissait assez confortable, bien que, pour s’y installer, la dame fût obligée sans doute de se livrer à un exercice gymnastique qui était un impénétrable mystère. L’autre compartiment servait de cuisine, et il était garni d’un fourneau dont le tuyau passait à travers le toit. Il contenait aussi un cabinet ou office, plusieurs caisses, une grande cruche d’eau, quelques ustensiles de cuisine et de la vaisselle de faïence. La plupart de ces objets étaient suspendus aux parois qui, dans la partie de la voiture consacrée à la maîtresse, avaient reçu des ornements plus gais et plus splendides, tels qu’un triangle et deux tambourins bien frottés par les pouces.

La dame était assise à sa fenêtre, dans tout l’orgueil et la poésie des instruments de musique ; la petite Nell et son grand-père se tenaient, au contraire, de l’autre côté, dans l’humble sphère du chaudron et des casseroles, tandis que le véhicule allait cahin-caha et perçait lentement l’obscurité de la route. D’abord les deux voyageurs parlèrent peu et se bornèrent à chuchoter ; mais, se familiarisant avec le lieu où ils se trouvaient, ils s’enhardirent à causer plus librement, et s’entretinrent du pays qu’ils traversaient et des divers objets qui s’offraient à leur vue. Le vieillard finit par s’endormir. La dame s’en aperçut ; elle invita alors Nelly à venir s’asseoir auprès d’elle.

« Eh bien ! mon enfant, dit-elle, comment trouvez-vous cette manière de voyager ?

— Fort agréable, madame, répondit Nelly.

— Oui, reprit la dame, pour des gens qui ont toutes leurs forces. Quant à moi, j’éprouve parfois des faiblesses qui exigent un stimulant perpétuel. »

Le stimulant dont elle parlait, le trouvait-elle dans la bouteille suspecte que nous avons signalée, ou bien ailleurs ? C’est ce qu’elle ne dit pas.

« Vous êtes bien heureux, vous autres jeunesses, reprit-elle ! Vous ne savez pas ce que c’est que des faiblesses. Vous jouissez toujours d’un bon appétit, et c’est bien agréable. »

Nelly pensa que, pour sa part, elle ferait aussi bien de se passer parfois d’avoir trop bon appétit ; et, d’un autre côté, rien dans l’extérieur de la dame, ou dans sa manière de prendre le thé, ne portait à croire qu’elle n’éprouvât plus de plaisir à boire et à manger. Elle se borna à s’incliner silencieusement, en manière d’adhésion polie, et attendit que la dame reprit la parole.

Cependant, au lieu de parler, celle-ci considéra longtemps l’enfant en silence. Se levant ensuite, elle alla prendre dans un coin un grand rouleau de toile, large d’une aune environ, et l’étendit sur le parquet en le déroulant avec son pied jusqu’à ce qu’il touchât d’une extrémité à l’autre de la caravane.

« Lisez-moi cela, dit-elle, mon enfant. »

Nelly se promena tout le long du rouleau, lisant à haute voix l’inscription suivante tracée en énormes lettres noires :

« FIGURES DE CIRE DE JARLEY.

— Relisez-le, dit la dame qui paraissait y prendre goût.

Figures de cire de Jarley, répéta Nelly.

— C’est moi, dit la dame. Je suis mistress Jarley. »

Elle donna à l’enfant un regard d’encouragement, et chercha à la rassurer et à lui faire comprendre que, bien qu’elle fût en face de mistress Jarley en personne, elle ne devait pas se laisser éblouir et terrasser par sa glorieuse présence. La dame déroula ensuite un autre tableau portant cette inscription :

« Cent figures de grandeur naturelle. »

Un troisième tableau, avec cette inscription :

« La plus merveilleuse collection de figures vivantes en cire qu’il y ait dans le monde entier. »

Puis plusieurs tableaux plus petits, avec des inscriptions telles que celles-ci :

« Ouverture de l’Exposition — La véritable et unique Jarley. — Collection sans rivale de Jarley — Jarley fait les délices de la grande et de la petite noblesse. — Jarley est sous le patronage de la Famille Royale. »

Quand elle eut bien montré à l’enfant stupéfaite ces léviathans de l’annonce, elle lui fit voir des prospectus qui n’étaient plus auprès que du fretin sous forme de billets, quelques-uns tournés en parodies sur des airs populaires, comme :

Crois-moi, les figures de cire
De Jarley, que chacun admire…

Ou bien :

J’ai vu ton précieux ouvrage
Exposé dans la fleur de l’âge.

Ou bien encore :

Gué, passons l’eau,
Allons chez Jarley, ma chère ;
Gué, passons l’eau,
On n’peut rien voir de plus beau

.

Car, pour satisfaire tous les goûts, il y en avait qui étaient composés dans un esprit léger et facétieux. C’était, par exemple, la parodie sur l’air populaire : « Si j’avais un âne. » Elle commençait ainsi :

Si j’avais un âne assez bête
Pour se mettre dans la tête
De ne point aller chez Jarley,
Je rentrais mon baudet.
Et vite, et vite, s’il vous plaît.
Accourez tous chez Jarley.

En outre, il y avait diverses compositions en prose, entre autres un dialogue entre l’empereur de la Chine et une huître, ou l’archevêque de Cantorbéry et un dissident au sujet des droits d’église. Tous ces écrits se terminaient par la même morale, à savoir que le lecteur devait se hâter d’aller voir l’exposition de Jarley, et que les enfants et les domestiques y étaient admis à moitié prix. Après avoir suffisamment exhibé, pour éblouir l’enfant, tous ces témoignages de sa haute position dans la société, mistress Jarley les roula, les remit soigneusement en place, s’assit de nouveau et regarda Nelly d’un air triomphant.

« Et j’espère, dit-elle, que vous n’irez plus en compagnie d’un sale Polichinelle, dorénavant !

— Jamais, madame, je n’ai vu de figures de cire. Est-ce que c’est plus drôle que Polichinelle ?

— Plus drôle ! … répéta mistress Jarley d’une voix perçante. Ce n’est pas drôle du tout.

— Oh ! … murmura Nelly avec une parfaite humilité.

— Ce n’est pas du tout drôle ; c’est un spectacle calme, un spectacle… quoi donc encore ? … critique ? … non… classique, voilà le mot. Un spectacle calme et classique. On n’y voit pas des batteries et des querelles crapuleuses, des coups de bâton, des farces, des hurlements comme dans vos fameuses parades de Polichinelle ; mais toujours la même chose, toujours des figures remarquables par leur immobilité froide et distinguée ; enfin une image si frappante de la vie, que, si les figures de cire parlaient et marchaient, vous n’y verriez pas de différence. Je n’irai pas jusqu’à vous dire que j’ai vu des figures de cire exactement semblables à des personnes en vie, mais j’ai certainement vu des personnes en vie exactement semblables à des figures de cire.

— Sont-elles ici, madame ? demanda Nelly dont cette description avait éveillé la curiosité.

— Quoi ici, mon enfant ?

— Les figures de cire, madame.

— Juste ciel ! mon enfant, y pensez-vous ? comment pouvez vous vous imaginer qu’une telle collection tiendrait ici où vous voyez tout ce qu’il y a, excepté l’intérieur d’un petit buffet et de quelques coffres ! Ma collection est partie dans d’autres caravanes pour les salles d’exposition, et elle y sera livrée au public après-demain. Puisque vous allez dans la même ville, vous verrez, j’espère, ma collection ; c’est bien naturel, vous ne pouvez pas vous en dispenser, et je ne doute pas que vous n’en ayez envie, comme tout le monde. Je suppose que vous ne quitteriez pas la ville sans vous être donné ce plaisir.

— Je ne resterai pas, je pense, dans la ville, madame.

— Vous n’y resterez pas ! … s’écria mistress Jarley. Alors où donc allez-vous ?

— Je… je ne le sais pas bien. Je ne suis pas fixée.

— Voulez-vous dire par là que vous voyagez à travers le pays sans savoir où vous allez ? … En vérité, vous êtes de singulières gens ! Quelle est donc votre profession ? Quand je vous ai vue aux courses, mon enfant, vous m’aviez l’air de n’être pas dans votre élément, et d’être tombée là par pur accident.

— Nous y étions en effet par accident, répondit Nelly intimidée par ces questions à brûle-pourpoint. Nous sommes pauvres, madame, et nous errons au hasard. Nous n’avons rien à faire ; je voudrais bien que nous fussions occupés !

— Vous m’étonnez de plus en plus, dit encore Mme Jarley après être restée quelque temps aussi muette que ses figures de cire. Eh bien, alors, quel titre prenez-vous donc ? Vous ne seriez pas des mendiants, par hasard ?

— En vérité, madame, je ne crois pas que nous soyons autre chose. — Bonté du ciel ! je n’ai jamais entendu rien de semblable. Qui jamais aurait cru cela ? … »

Après cette exclamation, la dame garda si longtemps le silence que Nelly se demanda avec crainte si elle ne jugeait pas que sa dignité fût compromise à jamais pour avoir accordé sa protection à une créature si misérable, et s’être oubliée jusqu’à converser avec elle. Cette idée ne se trouva que trop confirmée par l’accent avec lequel la dame rompit le silence et dit :

« Et cependant vous savez lire, et peut-être même écrire ?

— Oui, madame, dit timidement Nelly, craignant de l’offenser de nouveau par cet aveu.

— Eh bien ! moi, je ne sais ni l’un ni l’autre.

— Vraiment ? … » dit Nelly d’un ton qui semblait indiquer ou qu’elle était justement surprise de voir dépourvue de connaissances si vulgaires la véritable et unique Jarley, les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite particulière de la famille royale, ou qu’elle présumait qu’une si grande dame pouvait bien se passer de notions de ce genre.

De quelque manière que Mme Jarley eût pris la réponse, elle n’en fit pas un texte de nouvelles questions ; mais elle retomba dans un silence méditatif. Ce silence dura assez pour que Nelly jugeât à propos de regagner l’autre fenêtre et de reprendre sa place à côté de son grand-père, qui venait de s’éveiller.

Enfin la maîtresse de la caravane sortit de son accès de méditation ; et, ayant invité Georges à venir sous la fenêtre près de laquelle elle était assise, elle eut avec lui un long entretien à voix basse, comme si elle lui demandait son avis sur un point important, et qu’elle eût à discuter le pour et le contre dans une grave affaire. Cette conférence étant terminée, la dame retourna la tête et fit signe à Nelly de s’approcher.

« Et le vieux monsieur aussi, dit mistress Jarley, car j’ai besoin de m’entendre avec lui. Maître, voudriez-vous d’une bonne position pour votre petite-fille ? Si cela vous est agréable, je puis la mettre à même d’en trouver une. Qu’est-ce que vous dites de çà ?

— Je ne puis la quitter, répondit le vieillard. Nous ne pouvons nous séparer. Que deviendrais-je, sans elle ?

— J’aurais cru que vous étiez en âge de prendre soin de vous-même, maintenant ou jamais, dit aigrement la dame.

— Il ne le peut plus, dit tout bas l’enfant ; je crains qu’il ne le puisse plus jamais… Je vous en prie, ne lui parlez pas durement. »

Puis elle ajouta à haute voix :

« Nous vous sommes très-reconnaissants ; mais nous ne nous séparerions pas l’un de l’autre, quand on nous donnerait à nous partager toutes les richesses du monde. »

L’accueil fait à sa proposition déconcerta un peu Mme Jarley. Le vieillard avait pris tendrement la main de Nelly et la tenait dans les siennes. Mme Jarley le regarda d’un air qui signifiait qu’elle se fût parfaitement passée de sa compagnie et qu’elle se souciait même très-peu de son existence. Après une pause pénible pour tous, elle mit encore une fois sa tête à la fenêtre et eut avec Georges une conférence sur un point pour lequel ils parurent moins facilement s’entendre que pour le premier ; mais ils finirent par tomber d’accord, et Mme Jarley s’adressa de nouveau en ces termes au vieillard :

« Si vous êtes réellement disposé à travailler, on trouverait aisément à vous employer à épousseter les figures, à recevoir les contre-marques, et ainsi de suite. Ce que je demande à votre petite-fille, c’est de montrer les figures au public ; elle ne tardera pas à les connaître. Elle a des manières qui ne seront pas désagréables, bien qu’elle ait le désavantage de venir après moi ; car j’ai toujours conduit moi-même les visiteurs, et je continuerais de le faire si mes faiblesses d’estomac ne m’obligeaient à prendre un peu de repos qui m’est absolument nécessaire. Ce n’est pas là une proposition ordinaire, soyez-en persuadé, ajouta la dame, prenant le ton élevé et le geste dont elle se servait habituellement vis-à-vis du public ; il s’agit des figures de cire de Jarley, n’oubliez pas cela. La besogne est d’ailleurs très-facile et même agréable ; la compagnie choisie ; l’exposition a lieu dans des salons de réunion, dans les hôtels de ville, de grandes salles d’auberge ou des galeries d’enchère. Chez Mme Jarley, rien qui ressemble à votre vie de vagabondage, songez-y ; chez Mme Jarley, pas de tente goudronnée, pas de sciure de bois sous les pieds dans la baraque, rappelez-vous ça. Toutes les promesses faites dans mes programmes sont tenues fidèlement, et mon exposition a dans son ensemble un éclat imposant, qui jusqu’à présent n’a pas eu de rival dans ce royaume. Rappelez-vous que le prix d’entrée n’est pas au-dessous de cinquante centimes, et que je vous offre une occasion que vous ne retrouverez peut-être jamais. »

Descendant du sublime où elle était montée aux détails de la vie ordinaire, Mme Jarley dit que, pour le salaire, elle ne s’engageait pas à rien déterminer jusqu’à ce qu’elle eût pu suffisamment juger du savoir-faire de Nelly et se faire une juste idée de la manière dont la jeune fille s’acquitterait de ses fonctions. Mais elle promit de leur fournir à tous deux la nourriture et le logement, et, en outre, donna sa parole que la nourriture serait aussi bonne de qualité qu’abondante pour la quantité.

Nelly et son grand-père se consultèrent ; pendant ce temps, Mme Jarley, les mains croisées par derrière, arpentait la caravane, du même pas qu’elle avait marché sur la route après avoir pris son thé ; son attitude indiquait une dignité rare et une haute estime d’elle-même. Ce mince détail n’est pas si indigne qu’on pourrait le croire d’être mis sous les yeux du lecteur, s’il veut bien se rappeler que, pendant tout ce temps-là, la caravane avait repris son mouvement rude et heurté, et qu’il n’y avait qu’une personne pleine de majesté naturelle et de grâces accomplies qui pût se hasarder à supporter cette oscillation sans trébucher.

« Eh bien ! mon enfant ? s’écria Mme Jarley, qui s’arrêta en voyant Nelly se tourner vers elle.

— Nous vous sommes très-obligés, madame, dit Nelly, et nous acceptons votre offre de grand cœur.

— Et vous n’en aurez pas de regret, repartit mistress Jarley ; j’en suis bien sûre. Maintenant que tout est arrangé, nous allons manger un morceau, voilà l’heure du souper. »

Cependant la caravane avait continué d’avancer en vacillant, comme si elle avait fait de même que ses habitants et qu’elle eût bu de forte bière qui l’eût assoupie. Enfin elle arriva aux portes d’une ville dont les rues étaient paisibles et solitaires ; car minuit allait sonner, et tout le monde était au lit. Comme il était trop tard pour se rendre à la salle d’exposition, les voyageurs détournèrent vers un grand terrain nu, qui était contigu à la vieille porte de la ville, et ils se disposèrent à y passer la nuit près d’une autre caravane, qui portait bien sur son panneau officiel le grand nom de Jarley, car elle était employée à mener de place en place les figures de cire qui faisaient l’orgueil du pays, mais elle portait aussi au bas de l’estampille : « Wagon des théâtres forains » sous le n° 7100, tout comme si sa précieuse cargaison n’était composée que de sacs de charbon ou de farine.

Cette voiture, traitée avec si peu d’égards par la police, étant vide (car elle avait déposé son chargement au lieu de l’exposition et elle stationnait là jusqu’à ce que ses services fussent requis de nouveau), elle fut assignée au vieillard pour lui servir de chambre à coucher cette nuit : et c’est dans ses murs de bois que Nelly fit à son grand-père le meilleur lit possible avec tout ce qu’elle trouva sous sa main. Quant à elle, Mme Jarley lui offrit sa propre voiture de voyage, comme une marque signalée de la faveur et de la confiance de sa bourgeoise.

Nelly avait pris congé de son grand-père et revenait à l’autre caravane lorsqu’elle se sentit tentée par la fraîcheur de la nuit de se promener quelques instants en plein air. La lune brillait au-dessus de la vieille porte de la ville, laissant dans l’ombre l’arche basse et cintrée. Ce fut avec un mélange de curiosité et de crainte que Nelly s’approcha de la porte et resta à la contempler, s’étonnant de la voir si noire, si vieille et si triste.

Il y avait au-dessus du porche une niche vide maintenant, autrefois ornée de quelque statue que l’on avait renversée ou enlevée depuis des centaines d’années. L’enfant réfléchissait à l’air étrange que cette figure-là devait avoir lorsqu’elle était debout, elle songeait aux combats qui s’étaient livrés en ce lieu, aux meurtres qui avaient été commis sans doute en cet endroit maintenant silencieux. Soudain un homme sortit de l’immense obscurité du porche. Il ne lui eut pas plutôt apparu, que Nelly le reconnut. Il n’était pas facile de méconnaître dans ce monstre l’abominable Quilp.

La rue qui s’étendait au delà était si étroite, et l’ombre des maisons qui bordaient un des côtés du chemin tellement épaisse, que Quilp avait l’air d’être sorti de terre ; mais enfin c’était bien lui. L’enfant se retira dans un angle sombre, et elle vit le nain passer tout près d’elle. Il avait un bâton à la main, et lorsqu’il eut traversé l’obscurité de la vieille porte, il s’appuya sur ce bâton, regarda en arrière juste du côté où se trouvait Nelly, et fit un signe.

Un signe à Nelly ? Oh ! non, grâce à Dieu, pas à Nelly ; car tandis qu’elle restait clouée par la peur, ne sachant si elle devait appeler à son secours ou bien quitter la place où elle s’était cachée et s’enfuir avant que Quilp s’approchât davantage, une autre figure sortit lentement de la porte. C’était un jeune garçon qui avait une malle sur le dos.

« Plus vite, coquin ! dit Quilp, les regards tournés vers la vieille porte, et se montrant au clair de la lune comme quelque figure de marmouset qui serait descendue de sa niche et qui se retournerait pour revoir son ancienne demeure ; plus vite !

— C’est que la malle est horriblement lourde, monsieur, répondit le jeune garçon pour s’excuser ; je suis venu bien vite tout de même.

— Vous êtes venu vite tout de même ? répondit Quilp. Vous vous traînez, au contraire, vous rampez, chien que vous êtes ! vous ne faites pas plus de chemin qu’une misérable chenille. Entendez-vous sonner minuit et demi ? »

Il s’arrêta pour écouter, puis se tournant vers le jeune garçon avec une brusquerie et un air féroce qui le firent tressaillir, il lui demanda quand la diligence de Londres passait au détour de la route.

« À une heure, répondit le jeune garçon.

— En ce cas, venez donc alors, dit Quilp, ou bien j’arriverai trop tard. Plus vite ! M’entendez-vous ? Plus vite ! »

Le jeune garçon marcha du mieux qu’il lui fut possible. Quilp le précédait, se retournant sans cesse pour le menacer et lui faire presser le pas.

Nelly n’osa remuer jusqu’à ce qu’elle les eût perdus de vue et que le bruit de leurs voix n’arrivât plus jusqu’à elle. Alors elle se hâta d’aller rejoindre son grand-père, tout inquiète pour lui, comme si le voisinage du nain avait dû remplir, en passant, le vieillard de terreur. Mais celui-ci dormait d’un sommeil paisible, et Nelly se retira doucement.

En allant se mettre au lit, elle résolut de ne rien dire de son aventure. Quant au motif qui avait pu attirer le nain de ce côté, Nelly craignait que ce ne fût pour les poursuivre, et comme il était évident, d’après la question de Quilp relativement à la diligence de Londres, que cet homme retournait chez lui, et comme il n’avait fait que traverser la place, il était raisonnable de penser qu’en restant dans la ville, on y serait plus que partout ailleurs à l’abri de ses recherches. Cependant ces réflexions ne dissipaient pas les alarmes de Nelly ; car elle avait été trop profondément effrayée pour pouvoir se remettre si aisément. Il lui semblait qu’elle était environnée d’une légion de Quilps et que l’air lui-même en était rempli.

Les délices de la grande et de la petite noblesse, la favorite de la famille royale, Mme Jarley, en un mot, s’était, par un procédé de raccourci connu d’elle seule, couchée dans son lit de voyage et elle y ronflait paisiblement, tandis que son vaste chapeau, soigneusement posé sur le tambour, étalait sa magnificence, à la clarté douteuse d’une lampe qui veillait dans le compartiment. Le lit de l’enfant était déjà tout prêt sur le plancher de la voiture. Ce fut pour Nelly une grande satisfaction d’entendre relever le marchepied aussitôt qu’elle fut entrée dans la caravane, et de penser que par là toute communication avait cessé entre les gens du dehors et le marteau de cuivre. Certains sons gutturaux et certain bruissement de paille, qui de temps en temps montaient à travers le plancher de la voiture, apprirent à Nelly que le conducteur était couché dans le sous-sol, et redoublèrent sa sécurité.

Cependant, malgré la protection qu’elle trouvait autour d’elle, elle ne put goûter, pendant toute la nuit, qu’un sommeil intermittent, rempli d’agitation et de fièvre. Dans ses rêves pénibles, Quilp se confondait avec les figures de cire, ou plutôt il était lui-même une figure de cire ; tantôt c’était Mme Jarley qu’il représentait en figure de cire, tantôt il reparaissait sous sa propre forme et Mme Jarley devenait figure de cire à son tour, jusqu’à ce qu’ils se confondirent ensemble en un orgue de barbarie. Enfin, vers le point du jour, elle tomba dans ce profond sommeil qui succède à l’accablement et à l’insomnie, et dans lequel on ne sent plus rien que le bienfait d’un repos complet, d’un calme réparateur.