Le Magasin d’antiquités/Tome 1/2

Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 16-23).



CHAPITRE II.


Durant près d’une semaine, je combattis le désir qui me poussait à revoir le lieu que j’avais quitté sous les impressions dont j’ai esquissé le tableau. Enfin je m’y décidai, et résolu à me présenter cette fois en plein jour, je m’acheminai, dès le commencement d’une après-midi, vers la demeure du vieillard.

Je dépassai la maison et fis plusieurs tours dans la rue avec cette espèce d’hésitation bien naturelle chez un homme qui sait que sa visite n’est pas attendue et qui n’est pas bien sûr qu’elle soit agréable. Cependant, comme la porte de la boutique était fermée, et comme rien n’indiquait que je dusse être reconnu des gens qui s’y trouvaient, si je me bornais purement et simplement à passer et repasser devant la porte, je ne tardai pas à surmonter mon irrésolution et je me trouvai chez le marchand de curiosités.

Le vieillard se tenait dans l’arrière-boutique, en compagnie d’une autre personne. Tous deux semblaient avoir échangé des paroles vives ; leur voix, qui était montée à un diapason très-élevé, cessa de retentir aussitôt qu’ils m’aperçurent. Le vieillard s’empressa de venir à moi, et, d’un accent plein d’émotion, me dit qu’il était charmé de me voir. Il ajouta :

« Vous tombez ici dans un moment de crise. »

Et, montrant l’homme que j’avais trouvé avec lui :

« Ce drôle m’assassinera un de ces jours. S’il l’eût osé, il l’aurait fait déjà depuis longtemps.

— Bah ! dit l’autre ; c’est vous plutôt qui, si vous le pouviez, livreriez ma tête par un faux serment ; nous savons bien cela. »

Avant de parler ainsi, le jeune homme s’était tourné vers moi et m’avait regardé fixement en fronçant les sourcils.

« Ma foi, dit le vieillard, je ne m’en défends pas. Si les serments, les prières ou les paroles pouvaient me débarrasser de vous, je le ferais, et votre mort serait pour moi un grand soulagement.

— Je le sais, c’est ce que je vous disais moi-même tout à l’heure, n’est-il pas vrai ? Mais, ni serments, ni prières, ni paroles ne suffisent pour me tuer. En conséquence, je vis et je veux vivre.

— Et sa mère n’est plus !… s’écria le vieillard, joignant ses mains avec désespoir et levant ses yeux au ciel ; voilà donc la justice de Dieu ! »

Le jeune homme était debout, frappant du pied contre une chaise et le regardant avec un ricanement de dédain. Il pouvait avoir environ vingt et un ans ; il était bien fait et avait certainement la taille élégante, mais l’expression de sa physionomie n’était pas de nature à lui gagner les cœurs : car elle offrait un caractère de libertinage et d’insolence vraiment repoussant, en harmonie d’ailleurs avec ses manières et son costume.

« Justice ou non, dit-il, je suis ici et j’y resterai jusqu’à ce que je juge convenable de m’en aller, à moins que vous n’appeliez main-forte pour me faire mettre dehors : mais vous n’en viendrez pas là, je le sais. Je vous répète que je veux voir ma sœur.

Votre sœur !… dit le vieillard avec amertume.

— Sans doute. Vous ne pouvez détruire les liens de parenté. Si cela était en votre pouvoir, il y a longtemps que vous l’eussiez fait. Je veux voir ma sœur, que vous tenez claquemurée ici, empoisonnant son cœur avec vos recettes mystérieuses et faisant parade de votre affection pour elle, afin de la tuer de travail, et de grappiller quelques schellings de plus que vous ajoutez chaque semaine à votre riche magot. Je veux la voir, et je la verrai.

— Voilà, s’écria le vieillard en se tournant vers moi, voilà un beau moraliste pour parler d’empoisonner les cœurs ! Voilà un esprit généreux pour se moquer des schellings grappillés ! Un misérable, monsieur, qui a perdu tous ses droits, non-seulement sur ceux qui ont le malheur d’être liés à lui par le sang, mais encore sur la société, qui ne le connaît que par ses méfaits. Un menteur, en outre ! ajouta-t-il en baissant la voix et se rapprochant de moi ; car il sait combien Nelly m’est chère, et il veut me blesser dans mon honneur et mon affection parce qu’il voit ici un étranger. »

Le jeune homme releva ce dernier mot.

« Les étrangers ne sont rien pour moi, grand-père, et je me flatte de n’être rien pour eux. Le meilleur parti qu’ils aient à prendre, c’est de s’occuper de leurs affaires et de me laisser le soin des miennes. Il y a là dehors un de mes amis qui m’attend ; et comme, selon toute apparence, j’aurai à rester ici quelque temps, je vais, avec votre permission, le faire entrer. »

En parlant ainsi, il fit un pas vers la porte, et, regardant dans la rue, il adressa de la main plusieurs signes à une personne qu’on ne voyait pas ; celle-ci, à en juger par les marques d’impatience qui accompagnaient les appels, ne paraissait pas très-disposée à se déterminer à venir. Enfin arriva, de l’autre côté de la rue, sous le prétexte assez gauche de passer là par hasard, un individu remarquable par son élégance malpropre ; après avoir fait de nombreuses difficultés et force mouvements de tête comme pour se défendre de l’invitation, il se décida à traverser la rue et entra dans la boutique.

« Là ! dit le jeune homme le poussant devant ; voici Dick Swiveller. Asseyez-vous, Swiveller.

— Mais je ne sais pas si cela fait plaisir au vieux, dit M. Swiveller à demi-voix.

— Asseyez-vous, » répéta son compagnon.

M. Swiveller obéit, et regardant autour de lui avec un sourire câlin, il fit observer que la semaine passée avait été bonne pour les canards, et que celle-ci était bonne pour la poussière : il ajouta que, tandis qu’il attendait auprès de la lanterne, au coin de la rue, il avait vu un cochon avec de la paille au groin sortir d’un débit de tabac ; d’où il avait auguré qu’on ne tarderait pas à avoir une autre semaine favorable aux canards, et que la pluie ne se ferait pas attendre ; il trouva ensuite occasion de s’excuser de la négligence qu’on pouvait remarquer dans sa toilette : « C’est que, voyez-vous, la nuit dernière, dit-il, j’ai attrapé un fameux coup de soleil. » Expression par laquelle il instruisait la compagnie le plus délicatement possible qu’il s’était enivré complètement.

« Mais qu’importe ! dit M. Swiveller avec un soupir ; qu’importe, pourvu que le feu de l’âme s’enflamme à la torche de la joyeuse fraternité des convives, pourvu qu’il ne tombe pas une plume de l’aile de l’amitié ! Qu’importe, pourvu que l’esprit s’épanche dans des flots de vin rosé, et que le moment présent soit pour le moins le plus heureux de notre existence !

— Vous n’avez pas besoin de faire ici le président de banquet, lui dit son ami en aparté.

— Fred ! s’écria M. Swiveller en se frappant légèrement le nez du bout du doigt ; un mot suffit au sage. Fred, on peut être bon et heureux sans être riche. Pas une syllabe de plus ! Je connais mon rôle : trop parler nuit. Seulement, Fred, un petit mot à l’oreille : le vieux est-il bien disposé ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua son ami.

— Tout cela est bel et bon, dit M. Swiveller ; mais prudence est mère de sûreté. »

En même temps il cligna de l’œil, comme s’il avait à garder quelque secret d’importance ; et, croisant ses bras en se renversant sur le dossier de sa chaise, il se mit à contempler le plafond avec une imperturbable gravité.

D’après tout ce qui venait de se passer, on pouvait raisonnablement soupçonner que M. Swiveller n’était point encore parfaitement remis du fameux coup de soleil auquel il avait fait allusion ; mais, quand ses paroles seules n’auraient pas suffi pour éveiller ce soupçon, ses cheveux, roides comme du fil d’archal, ses yeux hébétés, et la couleur livide de son visage ne témoignaient que trop des désordres de la nuit passée. Comme il l’avait fait remarquer lui-même, son costume n’était pas parfaitement soigné, ou plutôt il était d’un débraillé qui laissait supposer qu’il s’était couché tout habillé. Ce costume consistait en un habit brun, garni par devant d’une grande quantité de boutons de cuivre, mais n’en ayant qu’un seul par derrière ; d’une cravate à carreaux, de couleur voyante ; d’un gilet écossais ; d’un pantalon blanc sale, et d’un chapeau déformé, que M. Swiveller portait sens devant derrière pour cacher un trou dans le bord. Le devant de son habit était orné d’une poche extérieure d’où sortait le coin le plus propre d’un grand vilain mouchoir. Les poignets tout noircis de sa chemise étaient tirés le plus possible et prétentieusement relevés par-dessus le bord de ses manches ; il n’avait pas de gants et tenait une canne jaune ayant pour pomme une main en os qui semblait porter une bague au petit doigt et saisir à poignée une boule noire. C’était avec tous ces avantages personnels, auxquels il convient d’ajouter une forte odeur de fumée de tabac et un extérieur crasseux, que M. Swiveller s’était renversé sur son siège, les yeux fixés au plafond ; de temps à autre, mettant sa voix au ton, il régalait la compagnie de quelques mesures d’un air mélancolique, puis soudain, au milieu même d’une note, il retombait dans son premier silence.

Le vieillard s’était assis ; les mains croisées, il regardait tour à tour son petit-fils et son étrange compagnon, comme s’il n’avait plus aucune autorité et qu’il en fût réduit à leur laisser faire ce qu’ils voudraient. Le jeune homme se tenait penché contre une table, à peu de distance de son ami, indifférent en apparence à ce qui se passait ; et quant à moi, sentant combien il était délicat d’intervenir, bien que le vieillard eût semblé me demander assistance par ses paroles comme par ses regards, je feignis, de mon mieux, de paraître occupé à examiner quelques-uns des objets exposés pour la vente, sans avoir l’air de faire la moindre attention à la société.

Le silence ne fut point de longue durée : en effet, M. Swiveller qui avait pris la peine de nous donner, dans les chansons qu’il fredonnait, l’assurance mélodieuse que « son cœur était dans les montagnes, et qu’il ne lui manquait que son coursier arabe pour commencer à accomplir de grands actes de bravoure et d’honneur chevaleresque, » détacha ses yeux du plafond et descendit à la vile prose.

« Fred, dit-il, s’arrêtant tout à coup, comme si une idée soudaine lui avait traversé le cerveau, et reprenant sa voix de fausset, le vieux est-il en bonne disposition ?

— Qu’est-ce que cela vous fait ? répliqua l’ami d’un ton bourru.

— Rien ; mais je vous le demande.

— Oui, naturellement. D’ailleurs, que m’importe qu’il le soit ou non ? »

Encouragé sans doute, par cette réponse, à se jeter dans une conversation plus générale, M. Swiveller s’attacha à captiver notre attention.

Il commença par faire remarquer que le soda-water, quoique chose bonne en soi, était de nature à refroidir l’estomac si on ne le relevait par du gingembre ou une légère infusion d’eau-de-vie ; que ce dernier liquide est en tout cas préférable, sauf une petite considération, celle de la dépense. Personne ne s’aventurant à combattre ces propositions, il continua en disant que la chevelure humaine était un corps très-propre à concentrer la fumée de tabac, et que les jeunes étudiants de Westminster et d’Eton, après avoir mangé quantité de pommes pour dissimuler l’acre parfum du cigare à leurs professeurs vigilants, étaient d’ordinaire trahis par cette propriété que possède leur tête d’une façon remarquable : d’où il conclut, que si l’Académie des sciences voulait fixer son attention sur ce sujet, et essayer de trouver dans les ressources de nos connaissances acquises un moyen de prévenir ces révélations indiscrètes, elle rendrait un immense service à l’humanité tout entière. Ces idées ne furent pas plus combattues que les précédentes. Alors M. Swiveller nous apprit que le rhum de la Jamaïque, quoiqu’il soit sans contredit un spiritueux agréable, plein de richesse et d’arôme, a l’inconvénient de revenir au goût durant tout le reste de la journée. Et comme personne ne s’avisait de contester l’un ou l’autre de ces points, M. Swiveller sentit sa confiance augmenter, et devint encore plus familier et plus expansif.

« C’est le diable, messieurs, dit-il, lorsque des parents en viennent à se brouiller Si l’aile de l’amitié ne doit jamais perdre une plume, l’aile de la parenté ne doit jamais non plus être écourtée : au contraire, elle doit toujours se développer sous un ciel serein. Pourquoi verrait-on un petit-fils et un grand-père s’attaquer avec une égale violence, quand tout devrait être entre eux bénédiction et concorde ? Pourquoi ne pas unir vos mains et oublier le passé ?

— Contenez votre langue, dit Frédéric.

— Monsieur, répliqua M. Swiveller, n’interrompez pas l’orateur. Voyons, messieurs, de quoi s’agit-il présentement ? Voici un bon vieux grand-père. Je dis cela le plus respectueusement du monde, et voici un jeune petit-fils. Le bon vieux grand-père dit au jeune petit-fils dissipateur : « Je vous ai recueilli et élevé, Fred ; je vous ai mis à même de marcher dans la vie ; vous vous êtes un peu écarté du droit chemin, comme il n’arrive que trop souvent à la jeunesse ; ne vous attendez pas à retrouver jamais la même chance, ou vous compteriez sans votre hôte. » À quoi le jeune petit-fils dissipé répond ainsi : « Vous avez autant de fortune qu’on peut en avoir ; vous avez fait pour moi des dépenses considérables ; vous entassez des piles d’écus pour ma petite sœur, avec laquelle vous vivez secrètement, comme à la dérobée, comme un vrai grigou, sans lui donner aucun plaisir. Pourquoi ne pas mettre de côté une bagatelle en faveur du petit-fils adulte ? » Là-dessus, le brave grand-père réplique,« que non-seulement il refuse d’ouvrir sa bourse avec ce gracieux empressement qui a toujours tant de charmes chez un gentleman de son âge, mais qu’il éclatera en reproches, lui dira des mots durs, lui fera des observations toutes les fois qu’ils se trouveront ensemble. Voilà donc la question tout simplement. N’est-ce pas pitié qu’un pareil état de choses se prolonge ? et combien ne vaudrait-il pas mieux que le vieux gentleman donnât du métal en quantité raisonnable, pour rétablir la tranquillité et le bon accord ! »

Après avoir prononcé ce discours en faisant décrire à son bras une foule d’ondulations élégantes, M. Swiveller plongea vivement dans sa bouche la tête de sa canne, comme pour s’enlever lui-même le moyen de nuire à l’effet de sa harangue en ajoutant un mot de plus.

« Pourquoi me poursuivez-vous ? pourquoi me persécutez-vous ? au nom du ciel ! s’écria le vieillard se tournant vers son petit-fils. Pourquoi amenez-vous ici vos compagnons de débauche ? Combien de fois aurai-je à vous répéter que ma vie est toute de dévouement et d’abnégation, et que je suis pauvre ?

— Combien de fois aurai-je à vous répéter, dit l’autre en le regardant froidement, que je sais bien que ce n’est pas vrai ?

— C’est vous qui vous êtes mis où vous êtes, dit le vieillard, restez-y ; mais laissez-nous, Nelly et moi, travailler sans relâche.

— Nell sera bientôt une femme. Élevée à vous croire aveuglément, elle oubliera son frère s’il n’a soin de se montrer quelquefois à elle.

— Prenez garde, dit le vieillard, dont les yeux étincelèrent, qu’elle ne vous oublie quand vous souhaiteriez le plus de vivre dans sa mémoire. Prenez garde qu’un jour ne vienne où vous marcherez pieds nus dans les rues, tandis qu’elle vous éclaboussera dans son brillant équipage !

— C’est-à-dire quand elle aura votre argent. Voilà donc cet homme si pauvre !

— Et cependant, dit le vieillard laissant tomber sa voix et parlant en homme qui pense tout haut, combien nous sommes pauvres ! quelle vie que la nôtre ! Et quand on songe que c’est la cause d’une enfant, d’une enfant qui n’a jamais fait de tort ni de peine à personne, que nous soutenons… et que cependant nous ne réussissons à rien !… Espoir et patience ! c’est notre devise. Espoir et patience ! »

Ces paroles furent prononcées trop bas pour arriver aux oreilles des jeunes gens. M. Swiveller sembla penser que les mots inintelligibles marmottés par le vieillard étaient l’indice d’une lutte morale produite par la puissance de sa harangue ; car il toucha son ami du bout de sa canne en lui insinuant la conviction où il était, qu’il avait jeté « le grappin » sur le vieux, et qu’il comptait bien obtenir un droit de courtage sur les bénéfices. Peu de temps après, il s’aperçut de sa méprise ; il prit alors un air endormi et mécontent, et plus d’une fois il avait insisté sur ce qu’il était temps de partir promptement, lorsque la porte s’ouvrit et la petite fille parut en personne.