Le Magasin d’antiquités/Tome 1/12


Traduction par Alfred Des Essarts.
Hachette (1p. 100-108).



CHAPITRE XII.


Enfin tout danger avait cessé dans l’état du malade ; il entra en convalescence. L’intelligence lui revint lentement, par degrés presque insensibles ; mais son esprit demeurait faible et s’acquittait péniblement de ses fonctions. Le vieillard paraissait avoir recouvré le calme, la paix intérieure ; souvent il restait longtemps assis, dans l’attitude d’une méditation qui n’avait plus rien de sombre, de désespéré. Un rien suffisait pour l’amuser ; par exemple, un rayon de soleil se jouant sur le mur ou le plancher. Il ne se plaignait plus, ni de la longueur des jours, ni de l’ennui pesant des nuits : il semblait plutôt avoir perdu le sentiment de la durée du temps et être devenu étranger à tout souci, à toute inquiétude. Il passait des heures entières assis et tenant dans sa main la petite main de Nell, jouant avec les doigts de l’enfant ; puis, il s’interrompait pour caresser les cheveux et embrasser le front de sa jeune compagne ; et, quand parfois il voyait briller des larmes dans les yeux de sa Nelly, tout étonné, il regardait autour de lui pour découvrir la cause de ce chagrin, puis oubliait son propre étonnement au moment même où il cherchait à se l’expliquer.

L’enfant et le vieillard firent quelques sorties en voiture : le vieillard, appuyé sur des oreillers, et l’enfant à côté de lui, tous deux se tenant par la main, comme d’habitude. D’abord, le bruit et le mouvement des rues causèrent un peu de fatigue au convalescent ; mais il n’y avait en lui ni surprise ni curiosité, ni plaisir ni impatience. Et comme Nelly lui demandait s’il se rappelait ceci ou cela : « Oh oui ! disait-il ; très-bien ! Comment donc ! » Parfois il tournait la tête, regardait vivement avec surprise et tendait le cou en désignant une personne dans la foule jusqu’à ce que ce passant eût disparu. Interrogé ensuite sur le motif de ce mouvement, il ne trouvait pas un mot à répondre.

Un jour, il était assis dans son fauteuil, ayant Nell auprès de lui sur un tabouret, lorsqu’à travers la porte quelqu’un demanda : « Puis-je entrer ?

— Oui, » répondit le vieillard sans la moindre émotion. C’était Quilp ; le vieillard avait reconnu sa voix.

Quilp était devenu le maître de céans. Il avait le droit d’entrer, il entra.

« Je suis satisfait de vous voir enfin guéri, voisin, dit le nain allant s’asseoir en face du vieillard. Vous voilà fort, maintenant.

— Oui, répondit le vieillard d’une voix faible, oui.

— Je ne veux pas vous presser, voisin… Vous savez ? dit le nain élevant la voix, car les sens chez le vieillard étaient plus émoussés qu’autrefois. Mais le plus tôt que vous pourrez faire vos petites dispositions de départ sera le mieux.

— Sans doute…, dit le vieillard ; ce sera le mieux pour tout le monde.

— Vous voyez, poursuivit Quilp après un moment de silence, les meubles une fois enlevés, la maison sera incommode, et, de fait, inhabitable.

— C’est vrai. Et la pauvre Nelly, donc, qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

— Justement ! cria le nain en secouant la tête ; on ne pouvait mieux dire. Alors, voisin, vous y réfléchirez, n’est-ce pas ?

— Certainement oui. Nous ne pouvons pas rester ici.

— C’est ce que je supposais, répliqua le nain. J’ai vendu les meubles. Ils n’ont pas tout à fait rendu autant qu’il l’eût fallu, mais enfin, pas mal, pas mal. C’est aujourd’hui mardi. Quand ferons-nous enlever ces meubles ?

— Rien ne presse…

— Voulez-vous que ce soit cette après-midi ?

— Vendredi matin, plutôt.

— Très-bien, dit le nain ; c’est convenu ; mais qu’il soit entendu, voisin, que je ne puis, sous aucun prétexte, dépasser cette limite.

— Bien, répondit le vieillard. Je m’en souviendrai. »

M. Quilp parut abasourdi de la résignation étrange avec laquelle le vieillard avait parlé ; mais comme celui-ci inclinait la tête en répétant : « Vendredi matin. Je m’en souviendrai, » le nain, comprenant qu’il n’avait plus aucun prétexte plausible pour prolonger l’entretien, prit amicalement congé avec force protestations de bon vouloir, et force compliments à son vieil ami sur son retour merveilleux à la santé. Puis il descendit conter à M. Brass comment il avait su arranger l’affaire.

Toute cette journée et tout le lendemain, le vieillard demeura dans le même état moral. Il parcourait de haut en bas la maison, visitant tour à tour les diverses chambres, comme s’il éprouvait un vague désir de leur dire adieu ; mais il ne fit aucune allusion directe ou indirecte à la visite qu’il avait reçue le matin, ainsi qu’à la nécessité où il était de chercher un autre logis. Il avait bien une idée confuse que son enfant était affligée et menacée d’être réduite au dénûment : car plusieurs fois il la pressa contre son sein et l’invita à se rassurer, en lui disant qu’ils ne seraient point séparés l’un de l’autre. Mais il semblait incapable de juger clairement de leur position réelle : c’était toujours cette créature insouciante, presque insensible, chez qui la souffrance du corps et de l’âme n’avait plus laissé de ressort On appelle cet état l’état d’enfance. Mais il est à l’enfance ce que la mort est au sommeil, une contrefaçon grossière, une abominable moquerie. Trouvez-vous dans les yeux ternes de l’homme qui radote ce vif éclat et cette vie de l’enfance, cette gaieté qui n’a pas subi de frein, cette franchise que rien n’a refroidie, cette espérance que la réalité n’a point flétrie, ces joies qui passent en fleurissant ? De même aussi, dans les lignes rigides de la mort, aux yeux caves et ternes, trouvez-vous la beauté calme du sommeil, qui exprime le repos pour les heures écoulées, et la douce et tendre espérance pour celles qui vont suivre ? Placez la mort et le sommeil l’un à côté de l’autre, et voyez si vous pourrez leur trouver quelque affinité. Mettez ensemble l’enfant et l’homme tombé en enfance, et vous rougirez de la sotte folie qui diffame notre premier état de bonheur en osant donner son nom à une image si laide et si difforme.

Le mercredi arriva. Pas de changement chez le vieillard. Cependant le soir même, tandis qu’il était assis en silence auprès de son enfant, il se passa en lui quelque chose de nouveau.

Dans une petite cour sombre, au-dessous de la fenêtre, il y avait un arbre, assez vert et assez touffu pour le lieu où il avait grandi. L’air passait à travers ses feuilles qui jetaient une ombre mouvante sur la blanche muraille. Le vieillard resta à contempler l’ombre qui se jouait ainsi sur ce point lumineux ; il demeura à la même place jusqu’au coucher du soleil, et même après que la nuit fut venue et que la lune eut commencé à se lever doucement.

Pour un homme qui avait été si longtemps cloué sur un lit de souffrances, ces quelques feuilles vertes et cette lumière paisible, bien que gâtées par le voisinage des cheminées et des toits, étaient encore agréables à contempler, elles pouvaient faire rêver à des campagnes lointaines, asile du repos et de la paix. L’enfant vit bien plus d’une fois, sans rien dire, que son grand-père était ému. Mais à la fin, le vieillard se mit à verser des larmes, et la vue de ces larmes soulagea le cœur malade de Nelly ; puis, il parut vouloir se jeter aux pieds de sa petite-fille et la supplia de lui pardonner.

« Vous pardonner quoi ?… dit Nelly qui le retint vivement Oh ! grand-papa, qu’ai-je à vous pardonner, moi ?

— Tout ce qui a eu lieu, tout ce qui t’est arrivé à toi, Nell tout ce qui s’est accompli pendant ce malheureux rêve !

— Ne dites pas cela, je vous en prie. Parlons d’autre chose.

— Oui, oui, dit-il, parlons d’autre chose… Parlons de ce dont nous parlions il y a longtemps, il y a des mois… Étaient-ce des mois, des semaines ou des jours, dis-moi, Nell ?

— Je ne vous comprends pas.

— Cela m’est revenu aujourd’hui… Cela m’est revenu depuis que nous sommes assis à cette place Je te remercie, ma Nell !…

— De quoi, mon cher grand-papa ?

— De ce que tu as dit d’abord que nous deviendrions mendiants. Parlons bas. Attention ! car si les gens d’en bas connaissaient notre projet, ils crieraient que je suis fou et ils te sépareraient de moi. Ne restons pas ici un jour de plus. Allons loin d’ici, loin d’ici !

— Oui, allons ! dit l’enfant avec chaleur. Quittons cette maison, pour n’y plus revenir et pour n’y plus penser. Errons nu-pieds à travers le monde plutôt que de demeurer ici.

— Mon enfant, dit le vieillard, nous irons à pied à travers champs et bois, le long des rivières, nous confiant à la garde de Dieu dans les lieux où il règne. Il vaut mieux, la nuit, coucher sur la terre, en face du ciel ouvert, que là où nous sommes, et contempler l’immensité radieuse de l’horizon, que de vivre dans des chambres étroites, toujours pleines de soucis et de tristes rêves. Ô ma Nell ! nous serons unis et heureux encore, et nous apprendrons à oublier le passé comme s’il n’avait jamais existé.

— Nous serons heureux ! s’écria l’enfant. Nous ne serons plus ici !

— Non, nous n’y serons plus jamais, jamais ; c’est la vérité. Partons furtivement demain matin, de bonne heure, et bien doucement, afin de n’être ni vus ni entendus ; qu’aucun indice ne puisse les mettre sur notre trace. Pauvre Nell ! ta joue est pâle, tes yeux sont humides de larmes et gros de sommeil, car tu veilles et tu pleures pour moi, je le sais, pour moi. Mais tu seras heureuse encore, joyeuse encore, quand nous serons loin d’ici. Demain matin, ma chérie nous nous détournerons de ce lieu de chagrins, et nous serons heureux et libres comme l’oiseau ! »

Le vieillard alors appuya ses mains sur la tête de l’enfant, et en quelques mots saccadés, il dit qu’à partir de ce jour ils erreraient tous deux, çà et là, et ne se quitteraient jamais, jusqu’à ce que la mort, en prenant l’un ou l’autre, eût rompu leur alliance.

Le cœur de l’enfant battait fortement d’espoir et de confiance. Elle ne songeait ni à la faim ni à la soif, ni au froid ni à aucune autre souffrance. Dans ce qui lui arrivait, elle ne voyait qu’un moyen de revenir aux plaisirs simples dont ils avaient joui autrefois, d’échapper aux méchantes gens qui l’avaient entourée dans les derniers temps d’épreuve ; enfin, que le retour du vieillard à la santé, à la paix, à une vie paisible et heureuse. Le soleil, les flots, les prés et les belles journées d’été brillaient à ses yeux, et il n’y avait pas une ombre dans ce tableau éclatant.

Tandis que le vieillard goûtait dans son lit un bon sommeil de quelques heures, Nelly s’occupait activement des préparatifs de leur fuite. Elle n’avait à emporter pour elle et pour son grand-père qu’un petit nombre d’objets d’habillement délabrés, comme l’était leur fortune ; et de plus, elle mit de côté un bâton sur lequel le vieillard devait appuyer ses faibles pas. Mais sa tâche n’était pas finie ; il lui restait à visiter les pauvres chambres pour la dernière fois.

Qu’il y avait loin de cette séparation à ce qu’elle avait pu prévoir, à tout ce qu’elle avait pu jamais se figurer ! Aurait-elle pensé qu’elle dirait une sorte d’adieu triomphant à cette maison, quand le souvenir de tant d’heures qu’elle y avait passées s’élevait dans son cœur ému et lui représentait son désir comme une espèce d’impiété, quelque solitaires et tristes qu’eussent été pour elle la plupart de ces heures !

Elle s’assit près de la fenêtre où elle était venue si souvent à la fin du jour, par des soirées bien autrement sombres que celle-ci. Là, toutes les pensées d’espérance et d’amour, qui, en ce lieu même, l’avaient occupée, se représentèrent avec force à son esprit, et effacèrent en un moment ses idées pénibles et lugubres.

Sa petite chambre, où si souvent elle s’était agenouillée et avait prié la nuit, prié pour obtenir le jour dont maintenant elle entrevoyait l’aurore, sa petite chambre où elle avait reposé si paisiblement et fait de si doux rêves, il lui était bien dur de ne pouvoir la contempler une dernière fois, d’être forcée de la quitter sans lui donner un regard de tendresse, une larme de reconnaissance. Il s’y trouvait quelques bagatelles sans prix qu’elle eût aimé à emporter ; mais c’était impossible.

Elle fut amenée ainsi à penser à son oiseau, pauvre oiseau ! dont la cage était accrochée dans cette chambre. Elle pleura amèrement la perte de cette petite créature. Mais tout à coup elle songea, sans savoir comment et d’où lui vint cette idée, qu’il pourrait bien se faire que l’oiseau tombât dans les mains de Kit, qui en prendrait soin pour l’amour d’elle, croyant peut-être qu’elle l’avait laissé avec l’espérance qu’il s’en occuperait et comme pour lui demander un dernier service. Cette inspiration la calma ; et Nelly alla se mettre au lit avec le cœur soulagé.

Ses rêves, pendant son sommeil, promenèrent son esprit au sein d’espaces lumineux, à la poursuite d’un but vague et insaisissable qui reparaissait toujours. Quand Nelly s’éveilla, elle trouva la nuit déjà avancée ; les étoiles brillaient sur la voûte du ciel. Enfin, le jour commença à luire, et les étoiles pâlirent peu à peu. Aussitôt l’enfant se leva et s’apprêta pour le départ.

Le vieillard dormait encore : ne voulant pas le troubler, Nelly le laissa sommeiller jusqu’au moment où le soleil parut. Comme il désirait vivement quitter la maison sans perdre une minute, il eut bientôt fait de s’habiller.

Alors, l’enfant le prit par la main, et ils se mirent à descendre l’escalier d’un pied léger et prudent, tremblant quand une marche craquait, et s’arrêtant souvent pour prêter l’oreille. Le vieillard avait oublié une sorte de havre-sac contenant le petit bagage qu’il avait à emporter ; et le peu de temps qu’il fallut pour revenir sur ses pas et gravir quelques marches leur sembla un siècle.

Enfin, ils atteignirent le rez-de-chaussée, où le ronflement de M. Quilp et du procureur retentit à leurs oreilles d’une manière plus terrible que le rugissement des lions. Les verrous de la porte étaient rouillés, et il était difficile de les tirer sans bruit. Les verrous une fois tirés, il se trouva que la serrure était fermée à double tour, et, pour comble de malheur, que la clef n’y était pas. L’enfant alors se souvint d’avoir entendu dire par une des garde-malades que Quilp avait l’habitude de fermer, la nuit, les portes de la maison et de mettre les clefs dans sa chambre à coucher.

Ce ne fut pas sans un grand effroi que la petite Nell, ayant ôté ses souliers et s’étant glissée à travers le magasin d’antiquités, où M. Brass, le plus vilain magot de toute la boutique, donnait sur un matelas, arriva jusqu’à sa chambrette d’autrefois.

Elle s’arrêta quelques instants sur le seuil, comme pétrifiée de terreur à la vue de M. Quilp, qui pendait tellement hors du lit, qu’il avait l’air de se tenir sur la tête, et qui, soit à raison de cette position incommode, soit par l’effet d’une de ses jolies habitudes, respirait à longs traits et grondait, la bouche toute grande ouverte ; le blanc des yeux, ou plutôt le jaune (car il avait le blanc des yeux d’un jaune sale), distinctement visible. Ce n’était certes pas le moment de lui demander s’il était indisposé. Aussi, Nelly s’étant emparée de la clef, jeta sur sa chambre un regard rapide ; puis, après avoir passé de nouveau à côté de M. Brass, toujours étendu et endormi, elle rejoignit, saine et sauve, le vieillard. Ils ouvrirent sans bruit la porte, mirent doucement le pied dans la rue et s’arrêtèrent.

« Quel chemin suivrons-nous ? » dit l’enfant.

Le vieillard promena son regard faible et irrésolu, d’abord sur Nelly, puis à droite et à gauche, puis encore sur l’enfant, et il secoua la tête. Il était évident que Nelly serait désormais son guide. L’enfant comprit son rôle ; elle l’accepta sans hésitation et sans crainte ; et mettant sa main dans celle de son grand-père, elle l’entraîna vivement.

Un beau jour de juin venait de commencer ; l’azur du ciel n’était obscurci par aucun nuage, et la lumière en jaillissait de toute part. Les rues étaient encore presque désertes, les maisons et les magasins fermés ; et l’air bienfaisant du matin tombait sur la ville endormie comme le souffle des anges.

Remplis d’espérance et de joie, le vieillard et l’enfant traversèrent ce silence paisible, le cœur plein d’espérance et de plaisir. Ils se retrouvaient seuls ensemble ; tout leur semblait brillant et neuf ; rien ne leur rappelait, autrement que par un contraste agréable, la monotonie et la contrainte qu’ils laissaient derrière eux. Les tours et les clochers des églises, naguère sombres et noirs, brillaient maintenant et reflétaient les rayons du soleil ; il n’était pas un angle, pas un coin qui ne fit fête à sa lumière, et l’azur, dans sa profondeur sans limites, versait sa clarté souriante sur tous les objets répandus à la surface de la terre.

Ce fut ainsi que nos deux pauvres coureurs d’aventures sortirent de la ville endormie, marchant au hasard, sans savoir où ils allaient.