Le Machiavélisme et l’Anti-Machiavel/01

Le Machiavélisme et l’Anti-Machiavel
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 339-369).
02  ►
LE MACHIAVÉLISME
ET
L’ANTIMACHIAVEL

I
HISTOIRE D’UN LIVRE

Presque coup sur coup, sous le millésime de 1741, à La Haye, à Londres et à Amsterdam, parurent quatre éditions d’un ouvrage dont chacune prétendait être la meilleure leçon. Le titre, ici et là, différait légèrement. C’était, chez Jean van Duren, l’Antimachiavel, ou Examen du « Prince » de Machiavel ; et Guillaume Meyer, libraire dans le Strand, s’y conformait avec fidélité : mais chez Pierre Paupie et chez Jacques La Caze, il devenait : Antimachiavel ou Essai de critique sur le « Prince » de Machiavel. Nulle part le livre ne portait de nom d’auteur ; pourtant, au frontispice des éditions de Paupie et de La Caze, figurait cette mention : publié par M. de Voltaire. Et M. de Voltaire attachait à ce travail une grosse importance, puisqu’il l’avait à la fois paré d’une préface et muni d’un avertissement. L’avertissement disait tout net : « N. B. Je soussigné ai déposé le manuscript original entre les mains de monsieur Cirille le Petit, Desservant de l’Église Françoise à La Haye, lequel manuscript original est conforme en tout au livre intitulé Essai de critique sur Machiavel, toute autre édition étant défectueuse, et les libraires devant suivre en tout la présente copie. » Signé et daté : à La Haye, ce 12 octobre 1740. F. de Voltaire. Il insistait encore à la fin du volume : « Dans le tems qu’on finissoit cette édition, il en a paru deux autres : l’une est intitulée de Londres, chez Jean Mayer (sic) ; l’autre à La Haye chez van Duren. Elles sont très différentes du manuscrit original ; ce qu’il est aisé de reconnaître aux indications suivantes… etc. Il y a d’ailleurs des omissions considérables, des interpollations (sic), des fautes en très grand nombre dans ces éditions que j’indique. Ainsi, lorsque les libraires qui les ont faites voudront réimprimer ce livre, je les prie de suivre en tout la présente copie. »

Quant à la préface, elle ne disait rien de précis, mais elle donnait beaucoup à entendre :

« Je crois rendre service aux hommes, écrivait Voltaire, en publiant l’Essai de critique sur Machiavel. L’illustre auteur de cette réfutation est une de ces grandes âmes que le ciel forme rarement pour ramener le genre humain à la vertu par leurs préceptes et par leurs exemples. Il mit par écrit ces pensées, il y a quelques années, dans le seul dessein d’écrire des vérités que son cœur lui dictoit. Il étoit encore très jeune, il vouloit se former à la sagesse, à la vertu ; il comptoit ne donner des leçons qu’à soi-même, mais ces leçons qu’il s’est données méritent d’être celles de tous les Rois et peuvent être la source du bonheur des hommes. Il me fit l’honneur de m’envoier son manuscript, je crus qu’il étoit de mon devoir de lui demander la permission de le publier. Le poison de Machiavel est trop public, il falloit que l’antidote le fût aussi. On s’arrachoit à l’envi les copies manuscriptes, il en couroit déjà de très fautives, et l’ouvrage alloit paraître défiguré, si je n’avois eu le soin de fournir cette copie exacte, à laquelle j’espère que les Libraires à qui j’en ai fait présent se conformeront. On sera sans doute étonné quand j’apprendrai aux lecteurs que celui qui écrit en françois d’un style si noble, si énergique, et souvent si pur, est un jeune étranger, qui n’étoit jamais venu en France… C’est une chose inouïe, je l’avoue ; mais c’est ainsi que celui dont je publie l’ouvrage a réussi dans toutes les choses auxquelles il s’est appliqué. Qu’il soit Anglais, Espagnol ou Italien, il n’importe, ce n’est pas de sa patrie, mais de son livre qu’il s’agit ici. Je le crois mieux fait et mieux écrit que celui de Machiavel, et c’est un bonheur pour le genre humain qu’enfin la vertu ait été mieux ornée que le vice. Maître de ce précieux dépôt, j’ai laissé exprès quelques expressions qui ne sont pas françaises, mais qui méritent de l’être, et j’ose dire que ce livre peut à la fois perfectionner notre langue et nos mœurs. »

Comme jadis le Régent à Dubois, « l’illustre auteur », « le vertueux auteur » aurait pu reprendre son officieux : « Voltaire, tu me déguises trop ! » Le fait est qu’à le déguiser si bien, on le fit tout de suite reconnaître, mais c’est peut-être ce que l’on voulait. La Nouvelle Bibliothèque de novembre 1740 entre adroitement dans le jeu.

« Nous ne connaissons, écrit le journaliste, aucun auteur ou plutôt aucun livre de morale comparable à celui-ci… Ce qui nous étonne, c’est ce langage si pur, cet usage si singulier d’une langue qui n’est pas, dit-on, celle de l’auteur. Plusieurs morceaux nous ont semblé écrits dans des termes si énergiques, le mot propre nous a paru si souvent employé et si souvent mis à sa place, que nous avons douté quelque temps que l’ouvrage soit d’un étranger. » Le Télémaque ou l’Antimachiavel, lequel vaut mieux, au jugement du critique ? Ce dernier, à coup sûr, « soit par rapport au style, soit par rapport aux choses. Ici on voit un style uni, mais vigoureux et plein, un langage mâle fait pour les choses sérieuses que l’on traite. Enfin il y a des endroits, dans ce livre, qui supposent une connaissance profonde de la métaphysique. » Or nulle part on ne l’a plus approfondie qu’au pays de Leibnitz et de Chrétien Wolff.

Dans un très court espace de temps, les éditions se multiplient. En voici une, allemande, à Göttingue, signalée en avril 1741 ; en voici une autre, au mois de mai, « avec quantité de pièces justificatives en faveur de M. de Voltaire. » L’épigramme s’en mêle. De la Bibliothèque britannique sur l’éditeur de l’Antimachiavel :


Des auteurs peu considérables
Ont eu d’illustres éditeurs
Et les plus illustres auteurs
Des éditeurs très misérables.
L’éditeur et l’auteur sont aussi quelquefois
Deux sots obscurs qu’unit leur goût pour les sornettes,
Mais, ici, nous voyons le prince des poètes
Éditeur du prince des rois.

Ce prince des rois, roi encore tout nouveau, a moins de le nommer en toutes lettres, on ne peut guère le désigner plus clairement. Tout le monde sait donc quel est l’auteur de l’Examen ou Essai critique. Personne ne le conteste, quoique personne ne l’avoue. Il faudra que trois quarts de siècle aient passé pour que, dans un factum étrange, dont l’intention de parti est trop évidente, — Machiavel commenté par Non Buonaparte, manuscrit trouvé dans le carrosse de Buonaparte, après la bataille de Mont-Saint-Jean le 18 juin 1815, un anonyme qu’on sait être l’abbé Aimé Guillon (de Montléon) essaie de jeter le doute là-dessus.

« Voltaire, insinue l’abbé, Voltaire qui, pour en devenir l’oracle, se formoit, en Angleterre à l’école anti-monarchique des Milton, des Collins, des Pope, y publia bientôt (en 1740) cet Antimachiavel, qu’il faisoit regarder comme l’ouvrage d’un Roi ; et la faction philosophique triomphoit en présentant, dans ses rangs, un Monarque déclamant lui-même contre tous les moyens préservatifs des trônes. Cependant ce même Roi, avançant dans sa brillante carrière, acquéroit le nom de Grand en suivant précisément la même politique et les mêmes systèmes qu’il passoit pour avoir combattus avec sa plume. Dédaignant de confondre cette erreur autrement que par sa glorieuse conduite, il en fit bien assez pour achever de détromper le public, et même pour honorer Machiavel, en prouvant que cet ouvrage étoit étranger à ses productions littéraires, lorsqu’il permit qu’on en imprimât le recueil de son vivant. Les éditeurs de la nouvelle collection, qui en fut publiée après sa mort, donnèrent à Voltaire le même démenti. Néanmoins, cet Antimachiavel, encore favorisé par la même illusion, avoit encore l’effet que la faction s’en étoit promis ; et il avança plus qu’on ne croit les affaires de ces philosophes régénérateurs, par qui déjà les souverains étoient dénoncés aux peuples comme des tyrans dont il faudroit bientôt secouer le joug, ou enchaîner la puissance. »

Des deux argumens, l’un psychologique, l’autre bibliographique, l’un de fond, l’autre de circonstance, sur lesquels parait se fonder cette conclusion téméraire, négligeons le premier pour l’instant : l’occasion nous sera donnée un peu plus loin d’éprouver sa solidité. Le second, spécieux en 1816, quand l’abbé Guillon de Montléon s’en servait, s’écroula en 1648 lorsque parut, à Berlin, chez Rodolphe Decker, imprimeur du Roi, le tome VIII de l’édition officielle des Œuvres de Frédéric le Grand (tome premier des Œuvres philosophiques de Frédéric II, roi de Prusse), qui contenait non seulement le texte autrefois imprimé par van Duren, mais le texte original de la Réfutation du « Prince » de Machiavel, d’après les autographes tirés soit des archives royales du Cabinet, soit de la collection de M. Friedlaender, le tout garanti exact sous le sceau de M. J.-D.-E. Preuss, historiographe de Brandebourg. Cette fois, l’auteur était pris la main sur la plume et sur l’écritoire. Si jamais peut-être cas de conscience royale ne fut plus singulier, paternité d’esprit ne fut jamais plus certaine.


La preuve en est écrite dans quarante-six lettres de Frédéric à Voltaire ou de Voltaire à Frédéric, dans la correspondance de Frédéric avec Mme du Châtelet, avec Jordan, avec Algarotti., C’est le 31 mars 1738 que le nom de Machiavel apparaît pour la première fois en ce commerce épistolaire. Frédéric vient de recevoir la copie de l’Histoire du siècle de Louis XIV que Keyserlingk, familièrement « Césarion, » a rapportée de son ambassade à Cirey. Il en fait avec grâce compliment à Voltaire :

« Votre Histoire m’enchante, lui mande-t-il. Je voudrais seulement que vous n’eussiez point rangé Machiavel, qui était un malhonnête homme, au rang des autres grands hommes de son temps. Quiconque enseigne à manquer de parole, à opprimer, à commettre des injustices, fût-il d’ailleurs l’homme le plus distingué par ses talens, ne doit jamais occuper une place due uniquement aux vertus et aux talens louables. Cartouche ne mérite point de tenir un rang parmi les Boileau, les Colbert et les Luxembourg. Je suis sûr que vous êtes de mon sentiment. Vous êtes trop honnête homme pour vouloir mettre en honneur la réputation flétrie d’un coquin méprisable : aussi suis-je sûr que vous n’avez envisagé Machiavel que du côté du génie. Pardonnez-moi ma sincérité ; je ne la prodiguerais pas, si je ne vous en croyais très digne. »

Voilà un prince bien scrupuleux, car, à moins que le passage censuré n’ait été supprimé à l’impression, ou que j’aie mal cherché, le seul endroit du Siècle de Louis XIV où il soit fait mention de Machiavel est la brève et insignifiante notice sur Amelot de la Houssaye, l’un de ses traducteurs, dans l’espèce de catalogue d’auteurs français placé en tête de l’ouvrage. Et que cette mention même est innocente, presque dédaigneuse !

« Amelot de la Houssaye traduisit et commenta le Prince de Machiavel, livre longtemps cher aux petits seigneurs qui se disputaient de petits États mal gouvernés, devenu inutile dans un temps où tant de grandes puissances, toujours armées, étouffent l’ambition des faibles[1]. » Rien d’autre ; sauf une note en bas de page dans l’édition in-4o, Genève, 1749, et elle est franchement désagréable, et tendancieuse sans doute, reproduisant ces paroles extraites des prétendus Mémoires de Mme de Maintenon, t. V, p. 6 : « La Cour de Vienne, de tout temps infectée des maximes de Machiavel et soupçonnée de réparer par ses empoisonneurs les fautes de ses ministres[2]. »

A l’assaut de Frédéric, Voltaire ne résiste pas ; il passe condamnation et l’on peut croire que les lignes citées plus haut ne sont qu’une transcription refroidie de sa missive du 20 mai :

« La première chose dont je me sens forcé de vous parler est la manière dont vous pensez sur Machiavel. Comment ne seriez-vous point ému de cette colère vertueuse où vous êtes presque contre moi de ce que j’ai loué le style d’un méchant homme ? C’était aux Borgia, père et fils, et à tous ces petits princes qui avaient besoin de crimes pour s’élever, à étudier cette politique infernale ; il est d’un prince tel que vous de la détester. Cet art, qu’on doit mettre à côté de celui des Locuste et des Brinvilliers, a pu donner à quelques tyrans une puissance passagère, comme le poison peut procurer un héritage ; mais il n’a jamais fait ni de grands hommes, ni des hommes heureux ; cela est bien certain. A quoi peut-on donc parvenir par cette politique affreuse ? Au malheur des autres et au sien même. Voilà les vérités qui sont le catéchisme de votre belle âme. »

Le 17 juin, Frédéric prend acte de sa victoire :

« Mon cher ami, c’est la marque d’un génie bien supérieur que de recevoir, comme vous faites, les doutes que je vous propose sur vos ouvrages. Voilà, donc Machiavel rayé de la liste des grands hommes, et votre plume regrette de s’être souillée de son nom. L’abbé Du Bos, dans son parallèle de la poésie et de la peinture, cite cet Italien politique au nombre des grands hommes que l’Italie a produits. Il s’est trompé assurément, et je voudrais que dans tous les livres on pût rayer le nom de ce fourbe politique du nombre de ceux où le vôtre doit tenir le premier rang. »

Mais le prince de Prusse ne pose pas les armes : il ne lui suffit pas que Voltaire se soit amendé, c’est le monstre lui-même qu’il veut exterminer :

« Je médite, confie-t-il le 22 mars 1739, un ouvrage sur le Prince de Machiavel ; tout cela roule encore dans ma tête, et il faudra le secours de quelque divinité pour débrouiller ce chaos. »

Frédéric travaille consciencieusement, entassant lecture sur lecture. Il lit les Notes politiques d’Amelot de la Houssaye, il lit le chevalier Gordon sur la vie du duc de Valentinois. Il lit à Remusberg, en voyage, au haras de Trakehnen. Entre le printemps et l’été, le chaos se débrouille, la divinité est intervenue. La marquise du Châtelet en est avisée le 20 août.

« Je suis occupé à présent à réfuter l’ennemi de l’humanité et le calomniateur des princes ; je me délasserai de cet ouvrage entre les bras de la poésie, et je ramperai sur vos pas dans la carrière de la physique. Il n’est pas permis, madame, à tout le monde d’être universel ; il en est des génies comme des sciences : les uns embrassent beaucoup plus d’objets que les autres. Pour moi, je m’aperçois bien que l’humanité est aussi peu mon partage que l’univers entier était celui d’Alexandre ; je fais des efforts pour conquérir quelque petite province voisine, à peu près comme la France, qui s’empare tout doucement de l’île de Corse, après s’être mise en possession de la Lorraine, avec cette différence pourtant que la conquête de ces États se fait ou par violence, ou par supercherie, et que le pays des sciences ne se gagne que par un travail assidu, que toute finesse, que tout artifice pour s’en rendre maître devient inutile, et que nous n’avons d’autres moyens pour nous les approprier que les forces de l’esprit. »

Comment ne pas s’intéresser à ce qui intéresse à un si haut point un si grand prince ? De Paris comme de Cirey, le couple illustre, le divin Voltaire, la divine Emilie, prodiguent, enveloppés de flatteries, l’un ses conseils, l’autre ses encouragemens. C’est d’abord la marquise (13 octobre 1739) :

« Je ne suis pas assez ennemie du genre humain pour tirer V. A. R. du bel ouvrage qu’elle a entrepris d’en réfuter le corrupteur, pour lui faire apprendre quelques vérités de physique. »

Et, tout de suite après, c’est Voltaire (18 octobre) :

« Je relis Machiavel dans le peu de temps que mes maux et mes études me laissent. J’ai la vanité de penser que ce qui aura le plus révolté dans cet auteur, c’est le chapitre de la Crudeltà (ch. XVII) où ce monstre ingénieux et politique ose dire : Deve per tanto un principe non si curare dell’ infamia di crudele ; mais surtout le chapitre XVIII : In che modo i principi debbiano osservare la fede. Si j’osais dire mon sentiment devant V. A. R., qui est assurément le juge-né de ces matières par son cœur, par son esprit et par son rang, je dirais que je ne trouve ni raison ni esprit dans ce chapitre. Ne voilà-t-il pas une belle preuve qu’un prince doit être un fripon, parce qu’Achille a été nourri, selon la Fable, par un animal moitié bête et moitié homme ! Encore si Ulysse avoit eu un renard pour précepteur, l’allégorie auroit quelque justesse ; mais qu’en conclure pour Achille, qui n’est représenté que comme le plus impétueux et le moins politique des hommes ?

« Dans le même chapitre, il faut être un perfide, perchè gli uomini sono tristi ; et, le moment d’après, il dit : Sono tanto semplici gli nomini… che colui chc inganna troverà sempre chi si lascerà ingannare

« Il me semble que le docteur du crime méritoit de tomber ainsi en contradiction.

« Je n’ai point encore eu les Notes d’Amelot de la Houssaye, mais quel commentaire faut-il à mon prince pour démêler le faux et pour confondre l’injuste ? Béni soit le jour où ses aimables mains auront achevé un ouvrage dont dépendra le bonheur des hommes, et qui devra être le catéchisme des rois ! »

Que de catéchisme ! Frédéric s’acharne à la besogne. Il pense en voir bientôt la fin et, le 27 octobre, il prévient la marquise du Châtelet :

« Vous me demandez des nouvelles de Machiavel. Je compte de l’achever dans quinze jours. Je ne voudrais point présenter un ouvrage informe et mal digéré aux yeux du public. J’écris beaucoup et j’efface davantage. Ce n’est encore qu’une masse d’argile grossière à laquelle il faut donner la façon et le tour convenable : cependant je vous envoie l’Avant-Propos, pour vous faire juger dans quel esprit cet ouvrage est composé. Il y a des matières sérieuse où il a fallu des réfutations solides, mais il y en a d’autres où j’ai cru qu’il était permis d’égayer le lecteur. Je ne sais rien de pire que l’ennui, et je crois que l’on instruit toujours mal le lecteur lorsqu’on le fait bâiller. Peut-être y a-t-il de la présomption, à mon âge, de me flatter d’instruire le public ! mais peut-être n’y en a-t-il point à vouloir lui plaire. J’aurais bien voulu semer par-ci par-là de ce sel attique tant estimé des anciens ; mais ce n’est pas l’affaire de tout le monde. J’enverrai l’ouvrage, chapitre par chapitre, à M. de Voltaire. Votre jugement et votre goût me tiendra lieu de celui du public ; je vous demande en amitié de ne point me déguiser vos sentimens.

« Mais je m’aperçois que, comme l’éternel abbé de Chaulieu, je ne parle que de moi-même. Je vous en demande mille pardons, madame, la matière m’entraîne et Machiavel m’a séduit. »

Auprès de Voltaire lui-même, le royal débutant insiste, exposant modestement ses intentions, quelques jours plus tard, le 2 novembre :

« Cette réfutation de Machiavel, à laquelle vous vous intéressez, est achevée. Je commence à présent à la reprendre par le premier chapitre, pour corriger et pour rendre, si je le puis, cet ouvrage digne de passer à la postérité. Pour ne vous point faire attendre, je vous envoie quelques morceaux de ce marbre brut, qui ne sont pas encore polis.

« J’ai envoyé, il y a huit jours, l’Avant-Propos à la marquise : vous recevrez tous les chapitres corrigés et dans leur ordre, lorsqu’ils seront achevés. Quoique je ne veuille point mettre mon nom à cet ouvrage, je voudrais cependant, si le public en soupçonnait l’auteur, qu’il ne pût me faire du tort. Je vous prie, par cette considération, de me faire l’amitié de me dire naturellement ce qu’il faut y corriger. Vous sentez que votre indulgence, en ce cas, me serait préjudiciable et funeste.

« Je m’étais ouvert à quelqu’un du dessein que j’avais de réfuter Machiavel ; ce quelqu’un m’assura que c’était peine perdue, puisque l’on trouvait, dans les Notes politiques d’Amelot de la Houssaye sur Tacite, une réfutation complète du Prince politique. J’ai donc lu Amelot et ses Notes, mais je n’y ai point trouvé ce qu’on m’avait dit ; ce sont quelques maximes de ce politique dangereux et détestable qu’on réfute, mais ce n’est pas l’ouvrage en corps.

« Où la matière me l’a permis, j’ai mêlé l’enjouement au sérieux et quelques petites digressions dans les chapitres qui ne présentaient rien de fort intéressant au lecteur. Ainsi les raisonnemens, qui n’auraient pas manqué d’ennuyer par leur sécheresse, sont suivis de quelque chose d’historique, ou de quelques remarques un peu critiques, pour réveiller l’attention du lecteur. Je me suis tu sur toutes les choses où la prudence m’a fermé la bouche, et je n’ai point permis à ma plume de trahir les intérêts de mon repos.

« Je sais une infinité d’anecdotes sur les cours de l’Europe, qui auraient à coup sûr diverti mes lecteurs ; mais j’aurais composé une satire d’autant plus offensante, qu’elle eût été vraie, et c’est ce que je ne ferai jamais. Je ne suis point né pour chagriner les princes, je voudrais plutôt les rendre sages et heureux. Vous trouverez donc dans ce paquet cinq chapitres de Machiavel, le plan de Remusberg, que je vous dois depuis longtemps, et quelques poudres qui sont admirables pour vos coliques. Je m’en sers moi-même, et elles me font un bien infini. Il les faut prendre le soir, en se couchant, avec de l’eau pure. »

Voltaire, ravi et touché, remercie le 28 décembre, en adressant au prince ses vœux de bonne année : il accepte et il inaugure ses fonctions, toujours périlleuses, de correcteur, doucement du reste et habilement :

« Je fais encore un souhait pour le public ; c’est qu’il voie la réfutation que mon prince a faite du corrupteur des princes. Je reçus, il y a quelques jours, à Bruxelles, les douze premiers chapitres ; j’avais déjà dévoré les derniers que j’avais reçus en France. Monseigneur, il faut, pour le bien du monde, que cet ouvrage paraisse, il faut que l’on voie l’antidote présenté par une main royale. Il est bien étrange que les princes qui ont écrit n’aient pas écrit sur un tel sujet. J’ose dire que c’était leur devoir et que leur silence sur Machiavel était une approbation tacite. C’était bien la peine que Henri VIII d’Angleterre écrivît contre Luther ; c’était bien à l’enfant Jésus que Jacques Ier devait dédier un ouvrage ! Enfin, voici le livre digne d’un prince, et je ne doute pas qu’une édition de Machiavel, avec ce contre-poison à la fin de chaque chapitre, ne soit un des plus précieux monumens de la littérature. Il y a très peu de ce qu’on appelle des fautes contre l’usage de notre langue ; et V. A. R. me permettra de m’acquitter de ma tâche de mettre des points sur les i. Si V. A. R. daigne condescendre à la prière que je lui fais, si elle donne son trésor au public, je lui demande en grâce qu’elle me permette de faire la préface, et d’être son éditeur. Après l’honneur qu’elle me fait de faire imprimer la Henriade, elle ne pouvait plus m’en faire d’autre qu’en me confiant l’édition de l’Antimachiavel. Il arrivera que ma fonction sera plus belle que la vôtre ; la Henriade peut plaire à quelques curieux, mais l’Antimachiavel doit être le catéchisme des rois et de leurs ministres. »

Encore ! Mais Voltaire poursuit, avec une révérence de gentilhomme de la chambre, et non sans se mettre à couvert :

« Vous me permettrez, Monseigneur, de dire que, selon les remarques de madame du Châtelet, oserais-je ajouter, selon les miennes, il y a quelques branches de ce bel arbre qu’on pourrait élaguer, sans lui faire de tort. Le zèle contre le précepteur des usurpateurs et des tyrans a dévoré votre âme généreuse ; il vous a emporté quelquefois. Si c’est un défaut, il ressemble bien à une vertu. On dit que Dieu, infiniment bon, hait infiniment le vice ; cependant, quand on a dit à Machiavel honnêtement d’injures, on pourrait, après cela, s’en tenir aux raisons. Ce que je propose est aisé, et je le soumets à votre jugement. J’attendrai les ordres précis de mon maître, et je conserverai le manuscrit jusqu’à ce qu’il permette que j’y touche et que j’en dispose. »

Frédéric, qui, à mesure qu’il avance, se méfie de l’effet, désire prendre ses précautions (6 janvier 1740) :

« L’Antimachiavel ne mérite point d’être annoncé sous mon nom au roi de France. Ce prince a tant de bonnes et de grandes qualités, que mes faibles écrits seraient superflus pour les développer. De plus, j’écris librement, et je parle de la France comme de la Prusse, de l’Angleterre, de la Hollande, et de toutes les Puissances de l’Europe. Il est bon que l’on ignore le nom d’un auteur qui n’écrit que pour la vérité, et qui, par conséquent, ne donne point d’entraves à ses pensées. Lorsque vous verrez la fin de l’ouvrage, vous conviendrez avec moi qu’il est de la prudence d’ensevelir le nom de l’auteur dans la discrétion de l’amitié. »

Alors commence un joli jeu de coquetteries. Derrière Voltaire qui sourit, un peu grimaçant, la marquise minaude. Elle a déjà, écrit le 19 décembre 1739 :

« Il n’est pas possible, après avoir lu la Réfutation de Machiavel, de n’en pas remercier V. A. R. C’est bien de cet ouvrage que l’on peut dire ce que l’on disait du Télémaque, « que le bonheur du genre humain en naîtrait, s’il pouvait naitre d’un livre. » J’espère Monseigneur, que vous nous enverrez la suite de ce bel ouvrage. »

Le 4 mars 1740, Mme du Châtelet revient à la charge :


« Monseigneur,

« Je lis actuellement la suite du bel ouvrage de V. A. R. mais j’ai trop d’impatience de lui dire combien j’en suis enchantée pour attendre que j’en aie fini la lecture. Il faut, Monseigneur, pour le bonheur du monde, que V. A. R. donne cet ouvrage au public. Votre nom n’y sera pas, mais votre cachet, je veux dire cet amour du bien public et de l’humanité, y sera, et il n’y a aucun de ceux qui ont le bonheur de connaître V. A. R. qui ne l’y doive reconnaître. En lisant l’Antimachiavel, on croirait que V. A. R. ne s’est occupée toute sa vie que des méditations de la politique, » etc.

Frédéric, qui n’est pas auteur à demi, ne consent pas à être en reste dans ce manège. Lui aussi, il veut qu’on sache, quoique ce ne soit pas vrai, « qu’il n’est demeuré qu’un quart d’heure à le faire. » À la marquise, de Berlin, le 18 mars :

« La Réfutation de Machiavel, dont votre indulgence m’applaudit, aurait peut-être mieux réussi, si j’avais eu tout le loisir nécessaire ; mais il y a quatre mois que je suis ici, c’est-à-dire dans l’endroit du monde le plus tumultueux et le moins propre à ce recueillement d’esprit que demandent des ouvrages réfléchis. J’ai fait une trêve avec Voltaire, le priant de m’accorder quelques semaines de délai, après quoi, je lui ai promis d’être impitoyable à l’égard des fautes qui me sont échappées dans la composition de cet ouvrage. »

C’était la répétition de la lettre du 3 février à Voltaire, personnellement :

« Malgré le peu de temps que j’ai à moi, j’ai pourtant trouvé le moyen d’achever l’ouvrage sur Machiavel dont vous avez le commencement. Je vous envoie par cet ordinaire la fin de mon ouvrage, en vous priant de me faire part de la critique que vous en ferez. Je suis résolu de revoir et de corriger sans amour-propre tout ce que vous jugeriez indigne d’être présenté au public. Je par le trop librement de tous les princes pour permettre que l’Antimachiavel paraisse sous mon nom. Ainsi j’ai résolu de le faire imprimer, après l’avoir corrigé, comme l’ouvrage d’un anonyme. Faites donc main basse sur toutes les injures que vous trouverez superflues et ne me passez point de fautes contre la pureté de la langue. »

Les fautes de composition, les fautes contre la langue, Frédéric n’a consulté que sur celles-là ; et Voltaire s’est empressé, un peu trop peut-être, de donner son avis (23 février 1740) :

« Monseigneur, je ne reçus que le 20 le paquet de V. A. R. du 3, dans lequel je vis enfin la corniche de l’édifice où chaque souverain devrait souhaiter d’avoir mis une pierre.

« Vous me permettez, vous m’ordonnez même de vous parler avec liberté, et vous n’êtes pas de ces princes qui, après avoir voulu qu’on leur parlât librement, sont fâchés qu’on leur obéisse. J’ai peur, au contraire, que dorénavant votre goût pour la vérité ne soit mêlé d’un peu d’amour-propre.

« J’aime et j’admire tout le fond de l’ouvrage, et je pars de là pour dire hardiment à V. A. R. qu’il me paraît qu’il y a quelques chapitres un peu longs ; transverso calamo signum y remédiera bien vite, et cet or en filière, devenu plus compact, en aura plus de poids et de brillant.

« Vous commencez la plupart des chapitres par dire ce que Machiavel prétend dans son chapitre que vous réfutez : mais, si V. A. R. a intention qu’on imprime le Machiavel et la réfutation à côté, ne pourra-t-on pas, en ce cas, supprimer ces annonces dont je parle, lesquelles seraient absolument nécessaires, si votre ouvrage était imprimé séparément ? Il me semble encore que quelquefois Machiavel se retranche dans un terrain et que V.A.R. le bat dans un autre ; au troisième chapitre, il dit ces abominables paroles : « Si ha a notare, che gli uomini si debbono o vezzeggiare o spegnere ; perchè si vendicano delle leggieri offese delle gravi non possono. »

« V. A. R. s’attache à montrer combien tout ce qui suit de cet oracle de Satan est odieux. Mais le maudit Florentin ne parle que de l’utile. Permettriez-vous qu’on ajoutât à ce chapitre un petit mot pour faire voir que Machiavel même ne devait pas regarder ces menaces comme justifiées par l’événement ? Car, de son temps même, un Sforce, usurpateur, avait été assassiné dans Milan ; un autre usurpateur, du même nom, était à Loches, dans une cage de fer ; un troisième usurpateur, notre Charles VIII, avait été obligé de fuir de l’Italie, qu’il avait conquise ; le tyran Alexandre VI mourut empoisonné de son propre poison ; César Borgia fut assassiné. Machiavel était entouré d’exemples funestes au crime, V. A. R. en par le ailleurs ; voudrait-elle en parler en cet endroit ? N’est-ce pas la place véritable ? Je m’en rapporte à vos lumières.

« C’est à Hercule à dire comme il faut s’y prendre pour étouffer Antée.

« Je présente à mon prince ce petit projet de préface que je viens d’esquisser. S’il lui plaît, je le mettrai dans son cadre ; et, après les derniers ordres que je recevrai, je préparerai tout pour l’édition du livre qui doit contribuer au bonheur des hommes. »

Mais Frédéric se défend de plus belle. Etre imprimé sous le voile de l’anonymat ne lui semble plus une garantie suffisante. Il songe, ou il dit qu’il songe, à ne pas se laisser imprimer du tout. Mme du Châtelet l’exhorte, le 25 avril :

« V. A. R. me permettra de la faire souvenir de Machiavel ; je m’intéresse à la publication d’un ouvrage qui doit être si utile au genre humain… »

Et, le 1er juin, Voltaire le presse :

« Votre raison a bien de l’esprit ; mais il y a encore un de vos enfans qui m’intéresse davantage : c’est la réfutation de Machiavel. Je viens de la relire ; je puis encore une fois assurer V. A. R. que c’est un ouvrage nécessaire au genre humain. Je ne vous cacherai point qu’il y a des répétitions, et que c’est le plus bel arbre du monde qu’il faut élaguer. Je vous dis la vérité, grand prince, comme vous méritez qu’on vous la dise, et j’espère que, quand vous serez un jour sur le trône, vous trouverez des amis qui vous la diront. Vous êtes fait pour être’ unique en tout genre, et pour goûter des plaisirs que les autres rois sont faits pour ignorer. M. de Keyserlingk vous avertira quand, par hasard, vous aurez passé une journée sans faire des heureux ; et le cas arrivera rarement. Pour moi, je mettrai, en attendant, les points et les virgules à l’Antimachiavel. Je vais profiter de la permission que V. A. R. m’a donnée. J’écris aujourd’hui à un libraire de Hollande, en attendant qu’il y ait à Berlin une belle imprimerie, et une belle manufacture de papier qui fournisse toute l’Allemagne. Je viens d’apprendre, dans le moment, qu’il y a quelques anciennes brochures imprimées contre le Prince de Machiavel. On m’a fait connaître le titre de trois : la première est Antimachiavel ; la seconde, Discours d’État contre Machiavel ; la troisième, Fragmens contre Machiavel.

« Je serais bien aise de les voir, afin d’en parler, s’il en est besoin, dans ma préface ; mais ces ouvrages sont probablement fort mauvais, puisqu’ils sont difficiles à trouver ; cela ne retardera en rien l’impression du plus bel ouvrage que je connaisse. Que vous y faites un portrait vrai des Français et du gouvernement de France ! Que le chapitre sur les puissances ecclésiastiques est intéressant et fort ! La comparaison de la Hollande avec la Russie, les réflexions sur la vanité des grands seigneurs qui font les souverains en miniature, sont des morceaux charmans ! Je vais, dans l’instant, en achever la quatrième lecture, la plume à la main. Cet ouvrage réveille bien en moi l’envie d’achever l’Histoire du siècle de Louis XIV ; je suis honteux de faire tant de choses frivoles, quand mon prince m’enseigne à en faire de solides. »

Voltaire, qui est alors à Bruxelles (4 ou 5 juin), a le pressentiment qu’un événement s’approche, susceptible de tout changer :

« Je ne sais, Monseigneur, si vous serez encore au Mont Rémus, ou sur le trône, quand cet Antimachiavel paraîtra. Les maladies de l’espèce de celle du Roi sont quelquefois longues. J’ai un neveu, que j’aime tendrement, qui est dans le même cas absolument, et qui dispute sa vie depuis six mois. »

Le lendemain, 6 juin 1740, Frédéric II fixait ces incertitudes. Il était arrivé « à l’illustre auteur, » au « vertueux auteur, » ce qui n’arrive à ses confrères que très exceptionnellement : il était devenu roi.


A partir de là, Frédéric roi, c’est de la haute comédie. Voltaire a en mains le manuscrit ; il l’a lu et relu, il a « pioché » son Machiavel, préparé sa préface, couvé l’édition, tâté le libraire ; il ne veut plus lâcher l’Antimachiavel, ou plutôt, il veut le lâcher à l’imprimeur et au public ; il se réjouit à l’avance d’être dans le bruit que l’ouvrage va faire par toute l’Europe. Dans six ou sept semaines, si les libraires hollandais ne le trompent point, il enverra à S. M. « le meilleur livre et le plus utile qu’on ait jamais fait, » un livre digne du prince et de son règne. Un règne d’or : il vient aux lèvres de Voltaire un grand nom, celui de Marc-Aurèle. Mais le moderne Marc-Aurèle est inquiet. Il n’est pas sûr de n’avoir pas, en écrivant contre Machiavel, commis une imprudence. Ce sont là des livres d’héritier présomptif, non des livres de roi couronné. De tels traités de morale engagent beaucoup. Un prince qui a de l’avenir dans l’esprit ne doit pas ainsi se fermer bruyamment les portes. Au cours même de ce mois de juin, Frédéric II dépêche à Voltaire, avec un cadeau, un homme de confiance, le bon gros M. de Camas :


Hier vinrent, pour mon bonheur,
Deux bons tonneaux de Germanie ;
L’un contient du vin de Hongrie,
L’autre est la panse rebondie
De monsieur votre ambassadeur.


Sur l’objet de la mission, quelques lignes du remerciement nous éclairent il ne se peut mieux :

« L’ouvrage de Marc-Aurèle est bientôt tout imprimé. J’en ai parlé à V. M. dans cinq lettres ; je l’ai envoyé, selon la permission expresse de V. M., et voilà M. de Camas qui me dit qu’il y a un ou deux endroits qui déplairaient à certaines Puissances. Mais moi, j’ai pris la liberté d’adoucir ces deux endroits, et j’oserais bien répondre que le livre fera autant d’honneur à son auteur, quel qu’il soit, qu’il sera utile au genre humain. Cependant, s’il avait pris un remords à V. M., il faudrait qu’elle eût la bonté de se hâter de me donner ses ordres, car, dans un pays comme la Hollande, on ne peut arrêter l’empressement avide d’un libraire qui sent qu’il a sa fortune sous la presse.

« Si vous saviez, Sire, combien votre ouvrage est au-dessus de celui de Machiavel, même par le style, vous n’auriez pas la cruauté de le supprimer. »

Je prie qu’on remarque cette petite phrase d’allure innocente : « S’il avait pris un remords à V. M., » et cette préventive invocation « à l’avidité du libraire. » Toutefois, la résolution du Roi parait prise, assez ferme pour résister même à l’adulation un peu grosse dont elle est battue comme une muraille à coups de bélier. Vainement, Mme du Châtelet gémit (14 juillet 1740) :

« Mais, Sire, il faut que je vous dise que le cœur me saigne du voir le genre humain privé de la Réfutation de Machiavel, et je ne puis trop rendre de grâces à V. M. de la bonté qu’elle a de m’excepter de la loi générale et de m’en promettre un exemplaire ; c’est le don le plus précieux que V. M. puisse me faire. Je ne crois pas que l’édition s’en achève en Hollande ; mais j’imagine que V. M. en fera tirer quelques exemplaires à Berlin, et qu’elle n’oubliera pas alors la personne du monde qui fait le plus de cas de cet incomparable ouvrage. Je ne connais rien de mieux écrit, et les pensées en sont si belles et si justes qu’elles pourraient même se passer des charmes de l’éloquence. J’espère que V. M. sera servie comme elle le désire, et que ce livre ne paraîtra point. M. de Voltaire ira même en Hollande, si sa présence y est nécessaire, comme je le crains infiniment, car les libraires de ce pays-là sont sujets à caution, et je puis assurer V. M. qu’il ne lui fera jamais de sacrifice plus sensible que celui de ce voyage. J’espère cependant encore qu’il pourra s’en dispenser. »

Il s’agit donc de « rattraper » le manuscrit. Voltaire part, bon gré, mal gré. Le 20 juillet, il est à La Haye.

« Vos ordres me semblaient positifs ; la bonté tendre et touchante avec laquelle Votre Humanité me les a donnés me les rendait encore plus sacrés… »

Et on peut le croire, que ces ordres étaient positifs. Post-scriptum de la lettre de Frédéric, » du 27 juin : « Pour Dieu, achetez toute l’édition de l’Antimachiavel. »

« La première chose que je fis hier, en arrivant, continue Voltaire, fut d’aller chez le plus retors et le plus hardi libraire du pays, qui s’était chargé de la chose en question. Je répète encore à V. M. que je n’avais pas laissé dans le manuscrit un mot dont personne en Europe pût se plaindre. Mais, malgré cela, puisque V. M. avait à cœur de retirer l’édition, je n’avais plus ni d’autre volonté ni d’autre désir. J’avais déjà fait sonder ce hardi fourbe, nommé Jean van Duren, et j’avais envoyé en poste un homme qui, par provision, devait au moins retirer, sous des prétextes plausibles, quelques feuilles du manuscrit, lequel n’était pas à moitié imprimé ; car je savais bien que mon Hollandais n’entendrait à aucune proposition. En effet, je suis venu à temps ; le scélérat avait déjà refusé de rendre une page du manuscrit. Je l’envoyai chercher, je le sondai, je le tournai de tous les sens ; il me fit entendre que, maître du manuscrit, il ne s’en dessaisirait jamais pour quelque avantage que ce put être, qu’il avait commencé l’impression, qu’il la finirait.

« Quand je vis que j’avais affaire à un Hollandais qui abusait de la liberté de son pays, et à un libraire qui poussait à l’excès son droit de persécuter les auteurs, ne pouvant ici confier mon secret à personne, ni implorer le secours de l’autorité, je me souvins que V. M. dit, dans un des chapitres de l’Antimachiavel, qu’il est permis d’employer quelque honnête finesse en fait de négociation. Je dis donc à Jean van Duren que je ne venais que pour corriger quelques pages du manuscrit. « Très volontiers, monsieur, me dit-il ; si vous voulez venir chez moi, je vous le confierai généreusement feuille à feuille : vous corrigerez ce qu’il vous plaira, enfermé dans ma chambre, en présence de ma famille et de mes garçons. »

« J’acceptai son offre cordiale ; j’allai chez lui, et je corrigeai en effet quelques feuilles qu’il reprenait à mesure, et qu’il lisait pour voir si je ne le trompais point. Lui ayant inspiré par-là un peu moins de défiance, j’ai retourné aujourd’hui dans la même prison, où il m’a enfermé de même, et, ayant obtenu six chapitres à la fois pour les confronter, je les ai raturés de façon, et j’ai écrit dans les interlignes de si horribles galimatias, et des coq-à-l’âne si ridicules, que cela ne ressemble plus à un ouvrage. Cela s’appelle faire sauter son vaisseau en l’air pour n’être point pris par l’ennemi. J’étais au désespoir de sacrifier un si bel ouvrage, mais enfin j’obéissais au roi que j’idolâtre, et je vous réponds que j’y allais de bon cœur. Qui est étonné à présent, et confondu ? C’est mon vilain. J’espère demain faire avec lui un marché honnête, et le forcer à me rendre le tout, manuscrit et imprimé ; et je continuerai à rendre compte à V. M. »

Avant la fin du mois, Voltaire redouble :

« J’ai passé cette journée à consulter des avocats et à faire traiter sous-main avec van Duren. J’ai été procureur et négociateur. Je commence à croire que je viendrai à bout de lui ; ainsi de deux choses l’une : ou l’ouvrage sera supprimé à jamais ou il paraîtra d’une manière entièrement digne de son auteur.

« Que V. M. soit sûre que je resterai ici, qu’elle sera entièrement satisfaite, ou que je mourrai de douleur. Divin Marc-Aurèle, pardonnez à ma tendresse. »

Frédéric se serait-il fâché ? En ce cas, il s’apaise vite, et s’accoutume à la « gloire de papier » qui lui est promise, car il consent dès le 5 août :

« Tout ce que je puis vous répondre à présent, c’est que je remets le Machiavel à votre disposition, et je ne doute point que vous n’en usiez de façon que je n’aie pas lieu de me repentir de la confiance que je mets en vous. Je me repose entièrement sur mon cher éditeur. »

À la mi-septembre, des copies sont prêtes pour Londres, pour Paris et pour la Hollande. Van Duren ne triomphera pas : Pierre Paupie et Guillaume Meyer sont sous roche. Voltaire conduit avec sa maîtrise accoutumée cette affaire de librairie. Néanmoins, le Roi, à qui une de ces copies a été soumise, proteste. Encore un coup, on l’a trop déguisé !

« J’ai lu le Machiavel d’un bout à l’autre ; mais, à vous dire le vrai, je n’en suis pas tout à fait content, et j’ai résolu de changer ce qui ne m’y plaisait point, et d’en faire une nouvelle édition, sous mes yeux, à Berlin. J’ai, pour cet effet, donné un article pour les Cazettes, par lequel l’auteur de l’Essai désavoue les deux impressions. Je vous demande pardon ; mais je n’ai pu faire autrement, car il y a tant d’étranger dans votre édition, que ce n’est plus mon ouvrage. J’ai trouvé les chapitres XV et XVI tout différens de ce que je voulais qu’ils fussent ; ce sera l’occupation de cet hiver que de refondre cet ouvrage. Je vous prie cependant, ne m’affichez pas trop, car ce n’est pas me faire plaisir ; et d’ailleurs, vous savez que, lorsque je vous ai envoyé le manuscrit, j’ai exigé un secret inviolable. »

Deux mots sont à retenir de cette mercuriale : « Je ne suis pas content de votre édition ; j’en ferai une nouvelle, sous mes yeux, à Berlin ; » et : « Ne m’affichez pas trop. » Voltaire ne doit pas avoir la conscience absolument en paix, il prend les devans ; il caresse, il flatte, il lèche :

« Sire, V. Majesté est d’abord suppliée de lire la lettre ci-jointe du jeune Luiscius ; elle verra quels sont, en général, les sentimens du public sur l’Antimachiavel.

« M. Trévor, l’envoyé d’Angleterre, et tous les hommes un peu instruits, approuvent l’ouvrage unanimement. Mais je l’ai, je crois, déjà dit à Votre Majesté, il n’en est pas tout à fait de même de ceux qui ont moins d’esprit et plus de préjugés. Autant ils sont forcés d’admirer ce qu’il y a d’éloquent et de vertueux dans le livre, autant ils s’efforcent de noircir ce qu’il y a d’un peu libre. Ce sont des hiboux offensés du grand jour ; et malheureusement, il y a trop de ces hiboux dans le monde. Quoique j’eusse retranché ou adouci beaucoup de ces vérités fortes qui irritent les esprits faibles, il en est cependant encore resté quelques-unes dans le manuscrit copié par van Duren. Tous les gens de lettres, tous les philosophes, tous ceux qui ne sont que gens de bien, seront contens. Mais le livre est d’une nature à devoir satisfaire tout le monde ; c’est un ouvrage pour tous les hommes et pour tous les temps. Il paraîtra bientôt traduit dans cinq ou six langues.

« Il ne faut pas, je crois, que les cris des moines et des bigots s’opposent aux louanges du reste du monde : ils parlent, ils écrivent, ils font des journaux : il y a même, dans l’Antimachiavel, quelques traits dont un ministre malin pourrait se servir pour indisposer quelques puissances.

« C’est donc, Sire, dans la vue de remédier à ces inconvéniens, que j’ai fait travailler nuit et jour à cette nouvelle édition (celle de Pierre Paupie), dont j’envoie les premières feuilles à Votre Majesté. Je n’ai fait qu’adoucir certains traits de votre admirable tableau, et j’ose m’assurer qu’avec ces petits correctifs, qui n’ôtent rien à la beauté de l’ouvrage, personne ne pourra jamais se plaindre, et cette instruction des rois passera à la postérité comme un livre sacré que personne ne blasphémera.

« Votre livre, Sire, doit être comme vous, il doit plaire à tout le monde ; vos plus petits sujets vous aiment, vos lecteurs les plus bornés doivent vous admirer. »

Puis, tout à coup, au galop, par-dessus l’épaule, la flèche du Parthe : « Ne m’affichez pas trop ! » recommande Frédéric ; mais qui l’a affiché ? qui s’est affiché ?

« Ne doutez pas que votre secret, étant entre les mains de tant de personnes, ne soit bientôt su de tout le monde. Un homme de Clèves disait, tandis que Votre Majesté était à Moyland : « Est-il vrai que nous avons un Roi, un des plus savans et des plus grands génies de l’Europe ? On dit qu’il a osé réfuter Machiavel. »

« Votre Cour en parle depuis plus de six mois. Tout cela rend nécessaire l’édition que j’ai faite, et dont je vais distribuer les exemplaires dans toute l’Europe, pour faire tomber celle de van Duren, qui d’ailleurs est très fautive.

« Si, après avoir confronté l’une et l’autre, Votre Majesté me trouve trop sévère, si elle veut conserver quelques traits retranchés ou en ajouter d’autres, elle n’a qu’à dire ; comme je compte acheter la moitié de la nouvelle édition de Paupie pour en faire des présens, et que Paupie a déjà vendu, par avance, l’autre moitié à ses correspondans, j’en ferai commencer, dans quinze jours, une édition plus correcte, et qui sera conforme à vos intentions. Il serait surtout nécessaire de savoir bientôt à quoi Votre Majesté se déterminera, afin de diriger ceux qui traduisent l’ouvrage en anglais et en italien. C’est ici un monument pour la dernière postérité, le seul livre digne d’un roi depuis quinze cents ans. Il s’agit de votre gloire ; je l’aime autant que votre personne. Donnez-moi donc, Sire, des ordres précis.

« Si Votre Majesté ne trouve pas assez encore que l’édition de van Duren soit étouffée par la nouvelle, si elle veut qu’on retire le plus qu’on pourra d’exemplaires de celle de van Duren, elle n’a qu’à ordonner. J’en ferai retirer autant que je pourrai, sans affectation, dans les pays étrangers, car il a commencé à débiter son édition dans les autres pays ; c’est une de ces fourberies à laquelle on ne pouvait remédier. Je suis obligé de soutenir ici un procès contre lui ; l’intention du scélérat était d’être seul le maître de la première et de la seconde édition. Il voulait imprimer et le manuscrit que j’ai tenté de retirer de ses mains, et celui même que j’ai corrigé. Il veut friponner sous le manteau de la loi. Il se fonde sur ce que, ayant le premier manuscrit de moi, il a seul le droit d’impression. Il a raison d’en user ainsi ; ces deux éditions et les suivantes feraient sa fortune, et je suis sûr qu’un libraire qui aurait seul le droit de copie en Europe gagnerait trente mille ducats au moins.

« Cet homme me fait ici beaucoup de peine. Mais, Sire, un mot de votre main me consolera ; j’en ai grand besoin, je suis entouré d’épines…

« Je joins à ce paquet la copie de ma lettre à ce malheureux curé (Monsieur Cirille Le Petit, desservant de l’Eglise française), dépositaire du manuscrit, car je veux que V. M. soit instruite de toutes mes démarches. »

Impatient, Voltaire pousse et talonne Pierre Paupie, qui traine et que van Duren gagne de vitesse. Mais le diable s’en mêle :

« Un petit accident d’ivrogne arrivé dans l’imprimerie a retardé l’achèvement de l’ouvrage que je fais faire. Ce sera pour le premier ordinaire ; cependant ce fripon de van Duren débite sa marchandise et en a déjà trop vendu…

« C’est un plaisant pays que celui-ci. Croiriez-vous, Sire, que van Duren, ayant le premier annoncé qu’il vendrait l’Antimachiavel, est en droit par-là de le vendre, selon les lois, et croit pouvoir empêcher tout autre libraire de vendre l’ouvrage ?…

« Cependant, comme il est absolument nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l’ouvrage paraisse un peu plus chrétien, je me charge seul de l’édition pour éviter toute chicane, et je vais en faire des présens partout ; cela sera plus prompt, plus noble et plus conciliant, trois choses dont je fais cas. »

Bientôt le mal est réparé (17 octobre) ; Voltaire exulte, en appuyant sur la nécessité de se faire « un peu plus chrétien, » pour ne pas heurter de front « les dévots, » « les bigots. »

« Voici enfin, Sire, des exemplaires de la nouvelle édition de l’Antimachiavel. Je crois avoir pris le seul parti qui restait à prendre et avoir obéi à vos ordres sacrés. Je persiste toujours à penser qu’il a fallu adoucir quelques traits qui auraient scandalisé les faibles et révolté certains politiques. Un tel livre, encore une fois, n’a pas besoin de tels ornemens. L’ambassadeur Camas serait hors des gonds, s’il voyait à Paris de ces maximes chatouilleuses, et qu’il pratique pourtant un peu trop. Tout vous admirera, jusqu’aux dévots. Je ne les ai pas trop dans mon parti, mais je suis plus sage pour vous que pour moi. Il faut que mon cher et respectable monarque, que le plus aimable des rois plaise à tout le monde. Il n’y a plus moyen de vous cacher, Sire, après l’ode de Gresset ; voilà la mine éventée, il faut paraître hardiment sur la brèche. Il n’y a que des Ostrogoths et des Vandales qui puissent jamais trouver à redire qu’un jeune prince ait, à l’âge de vingt-cinq ou vingt-six ans, occupé son loisir à rendre les hommes meilleurs, et à les instruire, en s’instruisant lui-même. »

Frédéric se repent-il d’avoir malmené, ou craint-il d’avoir irrité un homme qu’il vaut mieux avoir à soi, bien que son amitié ne soit pas très sûre, et peut-être, tout justement, parce qu’elle ne l’est pas ? Il lui écrit le 21 octobre :

« Je vous remercie encore, avec toute la reconnaissance possible, de toutes les peines que vous donnent mes ouvrages. Je n’ai pas le plus petit mot à dire contre tout ce que vous avez fait, sinon que je regrette le temps que vous emportent ces bagatelles. »

Et, le 20 :

« Je vous suis mille fois obligé de l’impression de Machiavel achevée ; je ne saurais y travailler à présent, je suis surchargé d’affaires. »

Vers le 20 novembre, surprise. Voltaire arrive subitement à Berlin. Deux mois avant, en septembre, il était allé voir le Roi au château de Moyland, si bien que Frédéric ne goûte pas, à cette seconde visite, un plaisir sans mélange. Il ne serait ni le fils de son père, ni Hohenzollern, s’il ne complait point : il regrette un peu ce que lui coûte cet hôte qui s’invite, et qui a l’habitude de réclamer ses frais de voyage : « Son apparition de six jours, confie-t-il à Jordan, me coûtera par journée cinq cent cinquante écus. » Voltaire s’aperçoit-il qu’on lui bat froid ? Ou bien est-ce la lettre de septembre, celle où on le grondait : « Je ne suis pas tout à fait content de cette édition, » est-ce cette lettre qui, courant après lui, l’a enfin rejoint ? Il traverse seulement la Prusse, ne s’arrête pour ainsi dire pas. En prenant congé, le 28 novembre, il dépose au palais ce billet dans lequel il met en œuvre tous ses moyens, séduction, drôlerie, et rire ; tout Voltaire y est, charmant et terrible :

« Je reçois, Sire, dans ce moment, une lettre de Votre Majesté que M. de Raesfeld me renvoie.

« Je suis bien fâché de ne l’avoir pas reçue plus tôt, j’aurais été consolé. Votre Majesté m’apprend qu’elle a pris le parti de désavouer l’une et l’autre édition, et d’en faire imprimer une nouvelle à Berlin, quand elle en aura le loisir. Cela seul suffit pour mettre sa gloire en sûreté, en cas qu’il y ait quelque chose dans ces éditions qui déplaise à Sa Majesté. L’ouvrage est déjà si généralement goûté, que Votre Majesté ne peut que se rendre encore plus respectable en corrigeant ce que j’ai gâté, et en fortifiant ce que j’ai affaibli. Puissé-je être aussi fripon qu’un jésuite, aussi gueux qu’un chimiste, aussi sot qu’un capucin, si j’ai rien en vue que votre gloire ! Sire, je vous ai érigé un autel dans mon cœur ; je suis sensible à votre réputation comme vous-même. Je me nourris de l’encens que les connaisseurs vous donnent ; je n’ai plus d’amour-propre que par rapport à vous.

« Lisez, Sire, cette lettre que je reçois de M. le cardinal de Fleury. Trente particuliers m’en écrivent de pareilles ; l’Europe retentit de vos louanges. Je peux jurer à Votre Majesté que, excepté le malheureux écrivain de petites nouvelles, il n’y a personne qui ne sache que je suis incapable d’avoir fait un tel ouvrage de politique, et qui ne connaisse ce que peut votre singulier génie.

« Mais, Sire, quelque grand génie qu’on puisse être, on ne peut écrire ni en vers, ni en prose, sans consulter quelqu’un qui nous aime.

« Au reste, que la lettre de M. le cardinal de Fleury ne vous étonne pas, Sire ; il m’a toujours écrit avec quelque amitié. Si j’étais mal avec lui, c’est que je croyais avoir sujet d’être mécontent de lui, et je n’avais pu plier mon caractère à lui faire ma cour. Il n’y a jamais que le cœur qui me conduise.

« Votre Majesté verra par sa lettre en original, que, quand j’ai fait tenir l’Antimachiavel à ce ministre comme à tant d’autres, je me suis bien donné de garde de désigner Votre Majesté comme l’auteur de cet admirable livre.

« Je vous supplie, Sire, de juger de ma conduite dans cette affaire par la scrupuleuse attention que j’ai eue à ne jamais donner à personne copie des vers dont Votre Majesté m’a honoré ; j’ose dire que je suis le seul dans ce cas.

« Je vais partir demain. Madame du Châtelet est fort mal. Je me flatte encore d’être assez heureux pour assurer Votre Majesté, à Potsdam, du tendre attachement, de l’admiration et du respect avec lesquels je serai toute ma vie, Sire, etc. »

Voltaire resta à Berlin non point seulement jusqu’au lendemain, mais jusqu’au 2 ou au 3 décembre. Rien n’indique si, selon son espérance, il fut encore reçu à Potsdam, ou ne fut pas reçu. On a trois autres lettres de lui, pendant le retour, datées, l’une : « A quatre lieues par-delà Wesel, je ne sais où, ce 6 décembre ; » l’autre : « Clèves, 15 décembre ; » la troisième : « Dans un vaisseau, sur les côtes de Zélande, où j’enrage, ce dernier décembre 1740. » Il n’y est plus question de l’Antimachiavel.

Lorsque, beaucoup plus tard, après les brouilles, dans ses Mémoires, Voltaire eut à parler de cet incident, voici comment il l’arrangea. Comme « il n’y a jamais que le cœur qui le, conduise, » Frédéric y est bien drapé :

« Le roi de Prusse, quelque temps avant la mort de son père, s’était avisé d’écrire contre les principes de Machiavel. Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. Mais le prince royal n’y avait pas entendu tant de finesse, il avait écrit de bonne foi dans le temps qu’il n’était pas encore souverain, et que son père ne lui faisait pas aimer le pouvoir despotique. Il louait alors de tout son cœur la modération, la justice ; et, dans son enthousiasme, il regardait toute usurpation comme un crime. Il m’avait envoyé son manuscrit à Bruxelles, pour le corriger et le faire imprimer ; et j’en avais déjà fait présent à un libraire de Hollande, nommé van Duren, le plus insigne fripon de son espèce. Il me vint enfin un remords de faire imprimer l’Antimachiavel, tandis que le roi de Prusse, qui avait cent millions dans ses coffres, en prenait un aux pauvres Liégeois, par la main du conseiller Rambonet. Je jugeai que mon Salomon ne s’en tiendrait pas là. Son père lui avait laissé soixante et six mille quatre cents hommes complets d’excellentes troupes ; il les augmentait, et paraissait avoir envie de s’en servir à la première occasion.

« Je lui représentai qu’il n’était peut-être pas convenable d’imprimer son livre précisément dans le temps même qu’on pourrait lui reprocher d’en violer les préceptes. Il me permit d’arrêter l’édition. J’allai en Hollande uniquement pour lui rendre ce petit service ; mais le libraire demanda tant d’argent, que le Roi, qui d’ailleurs n’était pas fâché dans le fond du cœur d’être imprimé, aima mieux l’être pour rien que de payer pour ne l’être pas. »

On m’excusera d’avoir conté l’histoire de ce livre d’un prince contre le Livre du Prince tout au long, c’est-à-dire peut-être trop longuement, et de n’en avoir pas pourtant dissipé toutes les obscurités. Sous la trame ainsi découverte, il est permis de soupçonner encore quelque intrigue à double ou triple détente. Qu’est-ce que Frédéric désirait, au juste ? Et qu’est-ce que Voltaire fit exactement ? Les contemporains n’y virent guère plus clair que nous, et ne se portent garans ni de la simplicité, ni de la sincérité de l’opération[3].

« L’on sera peut-être surpris de voir paraître une quatrième édition de l’Antimachiavel, dans un temps si près des trois premières, qu’à peine auroit-il suffi à faire connaître un autre livre, dit le libraire d’Amsterdam Jacques La Caze, en son avertissement au lecteur…….

« La différence qu’il y a entre l’édition originale (celle de Voltaire) et les deux autres, est si considérable, que quiconque se donnera la peine de les comparer s’apercevra aisément qu’elles n’ont point été faites sur le même manuscrit. Ceux qui ont fait cette comparaison en ont été surpris, et ont été embarrassés, quand il s’est agi d’en rendre raison. D’où vient cette différence entre ces deux manuscrits ? Comment se peut-il que, venant de la même source, ils soient si différens ? Par quel hasard le manuscrit est-il tombé entre les mains du libraire de La Haye ? Pourquoi M. de Voltaire, qui s’était chargé d’en donner une édition, en a-t-il laissé tirer des copies, toujours différentes de l’original ? Ce n’est pas à moi à résoudre toutes ces difficultés. »

Résignons-nous à ce qu’elles ne soient jamais entièrement résolues ; et confrontons maintenant avec la morale du livre les actions de l’auteur, le Roi avec le Prince.


« Entre autres productions littéraires, dit Macaulay dans son admirable Essai sur Frédéric II, le prince avait écrit une réfutation de Machiavel ; Voltaire se chargea de la faire imprimer. Elle était intitulée l’Antimachiavel et consistait en une édifiante homélie contre la rapacité, la perfidie, le gouvernement arbitraire, les guerres injustes, en un mot contre presque tout ce qui rappelle maintenant aux hommes le nom de son auteur. »

La matière n’était pas neuve. Pour ne parler que de l’Allemagne, il y avait un siècle et demi qu’elle était pétrie à toutes mains. Outre la traduction allemande du livre d’Innocent Gentillet : Anti-Machiavellus, das ist Regentenkunst und Fürstenspiegel, Frédéric avait pu, il avait dû feuilleter les Dissertations de Barlaeus, le Thésaurus de Phil. Honorius, les Disquisitiones d’Isaac Schook, l’Examen brève de S. Pichler, le Schediasma de Feustking, les leçons ou discours de Ch. Weiss, le Politicus sceleratus impugnatus de Ch. Peller.

Tout cela, exercice d’école ; viande de pédant, remâchée de bouquin à bouquin. Ce qui était nouveau, c’était de voir le Prince combattu par un prince. Action méritoire, mais imprudente. La finesse et l’expérience de Voltaire ne s’y trompent pas. Outre les fautes de composition, « les fautes contre la langue, » il condamne sévèrement les propositions téméraires qui pourraient, dans la suite, être opposées à leur « illustre » et « vertueux » auteur, se retourner contre lui, lui nuire, ou simplement le gêner. Le travail auquel il se livre est, si l’on me passe le mot, un minutieux épluchage. Pour en juger, il n’y a qu’à rapprocher les deux versions de l’Antimachiavel qui s’écartent le plus l’une de l’autre : le texte de la Réfutation, d’après l’autographe de Frédéric, et l’édition de Pierre Paupie, établie par Voltaire, définitivement, ne varietar. Prenons, par exemple, deux des chapitres sur lesquels Voltaire avait particulièrement appelé l’attention de Frédéric, avec succès du reste, car on retrouve dans l’ouvrage, et presque en propres termes, les argumens suggérés dans la lettre ; les chapitres XVII et XVIII du Prince. L’impitoyable éditeur ne se contente pas d’émonder des incorrections ou d’écheniller des injures, de faire tomber les « fourbe politique, » les « malhonnête homme, » les « coquin méprisable, » dont la discussion est hérissée ; il taille à coups de hache, abattant des paragraphes tout entiers.

Le chapitre XVII est le fameux chapitre : De la cruauté et de la clémence, et s’il est mieux d’être aimé que redouté. Frédéric avait écrit :

« Les princes… sont les arbitres suprêmes de la justice. Un mot de leur bouche fait marcher devant eux ces organes sinistres de la mort et de la destruction, un mot de leur bouche fait voler au secours les agens de leurs grâces, ces ministres qui annoncent de bonnes nouvelles. Mais qu’un pouvoir aussi absolu demande de circonspection, de prudence et de sagesse pour n’en point abuser !

« Les tyrans ne comptent pour rien la vie des hommes. L’élévation dans laquelle les a placés la fortune les empêche de compatir à des malheurs qu’ils ne connaissent point ; ils sont comme ceux qui ont la vue basse, et qui ne voient qu’à deux pas d’eux : ils ne voient qu’eux-mêmes, et n’aperçoivent point le reste des humains ; peut-être, si leurs sens étaient frappés par l’horreur des supplices infligés par leur ordre, par les cruautés qu’ils font commettre loin de leurs yeux, par tout ce qui devance et accompagne la mort d’un malheureux, que leurs cœurs ne seraient pas assez endurcis pour renier constamment l’humanité, et qu’ils ne seraient pas d’un sang-froid assez dénaturé pour ne point être attendris. »

Supprimé. Un peu plus loin, il y avait, dans le manuscrit de Frédéric : « Ils ne se portent à la sévérité (les bons princes) que pour éviter une rigueur plus fâcheuse qu’ils prévoient s’ils se conduisaient autrement ; et ils ne prennent de ces résolutions funestes que dans des cas désespérés et pareils à ceux où un homme se sentant un membre gangrené, malgré la tendresse qu’il a pour lui-même, se résoudrait à le laisser retrancher, pour garantir et pour sauver du moins par cette opération douloureuse le reste de son corps. Ce n’est donc pas sans la plus grande nécessité qu’un prince doit attentera la vie de ses sujets : c’est donc sur quoi il doit être le plus circonspect et le plus scrupuleux. »

Réduit par Voltaire à une seule phrase très brève, le dernier aphorisme est soigneusement coupé. On ne sait pas ce qui peut arriver ! Plus loin encore, il y avait cette amorce de développement :

« Pour répondre un mot à l’auteur, il me suffira d’une réflexion ; c’est que les crimes ont une enchaînure si funeste, qu’ils se suivent nécessairement dès qu’une fois les premiers sont commis. Ainsi l’usurpation attire après soi le bannissement, la proscription, la confiscation et le meurtre. Je demande s’il n’y a pas une dureté affreuse, s’il n’y a pas une ambition exécrable d’aspirer à la souveraineté, lorsqu’on prévoit les crimes qu’il faut commettre pour s’y maintenir. Je demande s’il y a un intérêt personnel dans le monde qui doive faire résoudre un homme à faire périr des innocens qui s’opposent à son usurpation, et quel appât peut avoir une couronne souillée de sang. Ces réflexions feraient peut-être peu d’impression sur Machiavel, mais je me persuade que tout l’univers n’est pas aussi corrompu que lui. »

Transverso calamo signum. A côté de ces ratures, on en pourrait signaler d’autres. Mais il faut remarquer que Voltaire ne se borne pas à aérer le français un peu germanique et indigeste de l’auteur. Il ne se contente pas d’alléger une prose un peu compacte ; quel que soit le service qu’au point de vue littéraire il rende à son royal élève, il a la prétention de lui en rendre, par surcroit ou tout d’abord, un bien plus grand, d’ordre politique, en l’empêchant de trop promettre et de trop s’interdire, de trop se compromettre. C’est ce que montrerait aussi un pareil examen du chapitre XVIII : En quelle manière les princes doivent observer la foi. Dans ce chapitre comme dans le précédent, plusieurs paragraphes sont barrés. Voltaire y fait la chasse aux fautes de style ou de goût, aux outrages inutiles, aux invectives et épithètes superflues ; oui, sans doute, mais il n’est pas un régent de collège, pour n’avoir que cet unique, ni même que ce principal souci. Comme il est nécessaire, pour faire taire certaines gens, que l’ouvrage « paraisse un peu plus chrétien, » — ce qui, venant de Voltaire est proprement « le comble » du machiavélisme entendu au sens courant, — il efface, ajoute et change. A la fin d’un petit morceau sur César Borgia, prototype et parangon du Prince selon Machiavel, Frédéric avait voulu mettre : « Il lui fallait des exemples (à Machiavel) ; mais d’où les aurait-il pris que du registre des procès criminels ou de l’histoire des Papes ? » Reculant devant le scandale, mouvement admirable chez lui, Voltaire saisit le grattoir et la sandaraque. Au lieu de « l’histoire des Papes, » il met tranquillement : « l’histoire des Nérons et de leurs semblables, » car Néron n’est plus là pour se plaindre, et personne n’osera s’avouer semblable à Néron, tandis qu’il y a toujours un Pape, avec qui les rois ont toujours des affaires. De même, Frédéric voulait donner comme une des causes de succès d’Alexandre VI, avec « le contraste de l’ambition française et espagnole, la désunion et la haine des familles d’Italie, les passions et la faiblesse de Louis XII, » « les sommes d’argent qu’extorquait Sa Sainteté et qui la rendirent très puissante. » Voltaire tolère la « faiblesse » de Louis XII, mais ne supporte pas ses « passions, » et surtout ne saurait souffrir qu’il soit fait allusion aux exactions et extorsions d’un Pape, fût-ce Borgia, fût-ce Alexandre VI ! Partout et surtout il s’attache à « christianiser » la prose royale. Si Frédéric avance quelque part que « le peuple aimera mieux un prince incrédule, mais honnête homme… qu’un orthodoxe scélérat et malfaisant, » un prince incrédule, fi donc ! Voltaire ne l’accepte que « sceptique. »

Envers les États temporels, il a, pour les mêmes motifs, les mêmes attentions. Frédéric avait écrit : « Une certaine Puissance, dans un manifeste, déclare positivement les raisons de sa conduite, et elle agit ensuite d’une manière qui était tout opposée à ce manifeste. « C’était, directement et personnellement, viser l’empereur Charles VI. Maladresse et provocation. Voltaire estompe le contour : « on voit quelquefois des Puissances… » À la première lecture, manuscrit remis au libraire van Duren, il avait laissé passer des choses qu’à la seconde, interprétant mal les résistances de l’auteur, il rejette rigoureusement. Par cette double distillation, et au moyen de quelques raccords, avec, de place en place, un replâtrage, généralement historique, est obtenu le texte publié chez Pierre Paupie, qui est presque autant de Voltaire que de Frédéric. Dans la forme, le livre n’y perd pas, il y gagne ; il est moins trainant, moins pesant, débarrassé de ses semelles de plomb, plus vif, plus facile. Quant à la valeur même de l’Antimachiavel, comme œuvre de critique morale et politique, elle n’y a ni perdu ni gagné. Après comme avant Frédéric et Voltaire, le machiavélisme est demeuré debout, si, en son fond perpétuel et universel, il se réduit à cette définition réaliste de la politique : « l’art de plier soit les hommes aux choses, soit les choses aux hommes et de conformer les moyens au but. » L’erreur est venue justement d’avoir voulu, contre Machiavel, faire œuvre tout à la fois de critique morale et de critique politique, autrement dit, d’avoir réuni ce que Machiavel a séparé, et de s’être ainsi trompé sur la nature, l’objet, et le caractère du machiavélisme. C’est ce qu’un Allemand, qui ne saurait être accusé d’irrévérence pour la mémoire du roi de Prusse, le célèbre professeur Robert de Mohl, a constaté dans ce jugement : « D’une véritable réfutation de Machiavel, il n’y en a proprement pas un mot ; bien plutôt, tout le travail du prince n’est-il qu’un grand malentendu ; » en bon français, ce n’est qu’un long contresens.

Le machiavéliste, en effet, ne regarde pas à la qualité morale des moyens, il n’en fait pas une question de conscience ; il n’épilogue pas pour savoir si tel ou tel les emploierait, ni si lui-même n’en préférerait pas d’autres : si le succès est au bout ils sont bons, et ils ne valent rien s’ils ne réussissent pas. Ce n’est point qu’il y ait deux morales, mais c’est qu’en politique, pour Machiavel, il n’y a point de morale, ou que la politique est une chose, et la morale une autre chose. — Tu veux aller là, en voici le plus court et le plus sûr chemin. Maintenant ton âme en pâtira-t-elle ? Ce n’est pas affaire à moi, ton conseiller, mais affaire à ton confesseur. Et si tu sais ce qu’est la politique, si tu es sage, ai tu es fort, si tu es le Prince, tu feras appeler ton conseiller avant, et tu ne feras appeler ton confesseur qu’après. Voilà la pure essence de la doctrine machiavélique, qui, pour user d’une formule devenue banale, n’est pas immorale, n’est pas morale, est amorale : la politique est une géométrie. » Voilà pourquoi aussi, lorsqu’il fit l’Allemagne, Bismarck, mais d’abord Frédéric, quand il fit la Prusse, furent de grands machiavélistes. On se rappelle le trait aigu de Voltaire, dans ses Mémoires, alors qu’en dix-neuf ans de règne, le Roi avait déjà pu se faire connaître à ses actes : « Si Machiavel avait eu un prince pour disciple, la première chose qu’il lui eût recommandée aurait été d’écrire contre lui. » Le fin du fin du machiavélisme, pour un prince de la qualité de celui-ci, aurait donc été d’écrire l’Antimachiavel. Mais sachons « dater nos justices, » suivant le précepte de Michelet. Nous parlons de 1740, et Frédéric vécut jusqu’en 1786. L’annexion de la Silésie est de 1744, le partage de la Pologne est de 1772. Antimachiavéliste et machiavéliste tour à tour ; antimachiavéliste comme prince, machiavéliste comme roi ; antimachiavéliste comme philosophe, machiavéliste comme chef d’Etat ; — machiavéliste bien plus souvent, bien plus profondément, bien plus spontanément qu’antimachiavéliste ; — le contraire absolu de lui-même dans son livre et dans sa vie, — il s’acquitta magistralement de réfuter sa réfutation..


CHARLES BENOIST.

  1. Édit. Beuchot
  2. Édit. de Genève, t. I", p. 345.
  3. L’Examen des Mémoires pour servir à la vie de Voltaire en donne une explication, que nous reproduisons sous toutes réserves :
    « Ces corrections prétendues [de Voltaire à l’Antimachiavel] ne portaient que sur quelques fautes de langage. [Nous avons vu que non.] Voltaire était un pauvre politique. Il n’avait pas fait présent du manuscrit à van Duren, mais stipulé un bon traité par lequel il devait lui revenir pour quatre mille francs de livres de toute espèce qu’il comptait bien revendre à Sa Majesté. »