Le Machiavélisme et l’Anti-Machiavel/02

Le Machiavélisme et l’Anti-Machiavel
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 26 (p. 613-649).
◄  01
LE MACHIAVÉLISME
ET
L’ANTIMACHIAVEL

II.[1]
PORTRAIT D’UN ROI

Il faut premièrement qu’il demeure bien entendu que Frédéric II fut un grand roi ; que l’histoire, à ne considérer que les résultats, n’a point exagéré en lui décernant ce titre ; qu’il serait également injuste et absurde de le lui marchander ; mais qu’il soit entendu aussi, deuxièmement, qu’il se fit grand par quelques-uns de ces moyens machiavéliques que, prince royal, il avait qualifiés d’affreux, de scélérats, de criminels. Un grand génie « et même du génie, » ce serait beaucoup dire : il manque le coup subit, la flamme, l’éclair et l’éclat, la foudre, l’illumination. On ne voit guère que de très grandes qualités poussées très loin et soutenues très longtemps ; de très heureux dons très patiemment cultivés, très habilement administrés ; une très remarquable constance de volonté dans une très remarquable variété d’aptitudes ; et, pour le situera son plan, sur l’échelle des grands rois et des grands hommes, plus de talent que de génie, une réunion de talens faits surtout de facilité : philosophe, historien, poète ou du moins rimeur, musicien, compositeur et exécutant, acteur ou lecteur et déclamateur ; mais ce ne sont là que ses petits côtés, quelque intéressans qu’ils puissent être ; ce n’est pas par-là qu’il est grand. Il n’est Frédéric le Grand que comme politique et comme général ; et là, soit comme l’un, soit comme l’autre, dans la paix et dans la guerre, l’Anti-Machiavel est pleinement, intégralement machiavéliste.

J’écris ce mot sans blâme ni défaveur. Je le prends en son acception non vulgaire, mais scientifique, non conventionnelle, mais réelle, non sentimentale, mais vraie. Je dis donc, et je voudrais le prouver, que l’ennemi de Machiavel, inconsciemment ou consciemment, d’instinct ou par combinaison, de son libre choix ou contraint par la force des choses, agit, dans toutes les circonstances déterminantes de sa vie, comme s’il eût été ce disciple de.Machiavel que la rancune de Voltaire insinue qu’il pourrait bien avoir été, ayant pris la précaution de renier d’abord le maître, pour mieux le suivre.

Macaulay semble, en une certaine mesure, s’être associé à un tel jugement :

« A force de discourir sur la modération, la paix, la liberté, le bonheur qu’un bon cœur trouve dans le bonheur des autres, » le prince royal « avait trompé des hommes qui auraient dû savoir à quoi s’en tenir. Ceux qui le jugeaient le plus favorablement espéraient un Télémaque à la mode de Fénelon. D’autres prédisaient l’approche d’un siècle des Médicis, d’une ère favorable à la science et aux arts, et peu hostile aux plaisirs. Personne ne soupçonnait qu’un tyran, doué de talens extraordinaires pour la guerre et la politique, d’une persévérance plus extraordinaire encore, sans crainte, sans foi et sans miséricorde, venait de monter sur le trône. »

Tout le monde pourtant n’avait pas été dupe. Ce bon vieil Hercule de Fleury, « petit prêtre nonagénaire, » que Voltaire et Frédéric s’efforçaient à qui mieux mieux d’habiller en radoteur, glissait dans son compliment l’expression de son inquiétude. Un « siècle des Médicis, » c’est très bien, — pourvu que cela dure ! Télémaque, excellent jeune homme, — pourvu qu’en vieillissant, il ne devienne pas Ulysse fécond en ruses !

« Je ne savais pas que le précieux présent que m’a fait Mme la marquise du Châtelet de l’Anti-Machiavel vînt de vous ; il ne m’en est que plus cher, et je vous en remercie de tout mon cœur, écrit le cardinal à Voltaire… Quel que soit l’auteur de cet ouvrage, s’il n’est pas prince, il mérite de l’être, et le peu que j’en ai lu est si sage, si raisonnable, et renferme des principes si admirables, que celui qui l’a fait sera digne de commander aux autres hommes, pourvu qu’il eût le courage de les mettre en pratique. S’il est né prince, il contracte un engagement bien solennel avec le public ; et l’empereur Antonin ne se serait pas acquis la gloire immortelle qu’il conservera dans tous les siècles, s’il n’avait soutenu par la justice de son gouvernement la belle morale dont il avait donné des leçons si instructives à tous les souverains. »

Imitons la retenue tardive de Voltaire et admettons que Frédéric, en composant l’Anti-Machiavel, « n’y avait point entendu tant de finesse. » La question est celle-ci : après avoir sincèrement confondu « le corrupteur des princes et le calomniateur du genre humain, » après avoir flétri en lui les fruits empoisonnés d’un enseignement détestable, « la rapacité, la perfidie, le gouvernement arbitraire, les guerres injustes, » Frédéric II fut-il « sans crainte, sans foi, sans miséricorde, » comme Macaulay l’en accuse, et le portrait de « l’empereur Antonin, » du « moderne Marc-Aurèle, » du « Salomon du Nord, » se trouve-t-il, à la fin, n’être qu’une copie, qu’un décalque du Prince ? — Les portraits de Frédéric abondent ; il n’y a qu’à en chercher un qui soit bien ressemblant et à le bien regarder. Mais peut être avais-je tort tout à l’heure de vouloir distinguer le roi et l’homme, ses grands et ses petits côtés, car le roi est toujours un homme, et sa grandeur même a toujours ses petits côtés. Voici d’abord le grand Frédéric peint par les autres, comme ceux qui l’ont vu du plus près l’ont vu ; on essaiera ensuite de le saisir sur le vif, en train de se peindre lui-même, sans poser.

Les Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire, dans les conditions où ils furent rédigés, jetés au feu, sauvés du feu, dérobés, copiés, publiés, sont une source suspecte, troublée par l’agitation de la brouille et des faux raccommodemens ; il vaut mieux n’y pas trop puiser. D’autres livres ou libelles de l’époque pèchent probablement aussi par excès soit de bienveillance, soit de malveillance, allant de la flagornerie au dénigrement : nous ne renonçons pas à en faire usage, mais nous n’y aurons recours qu’avec discrétion et après réflexion. Sur les images diverses qu’ils nous présentent, nous choisirons les lignes bien arrêtées, et qui, pareilles dans toutes, se rapprochant et se rapportant, se superposant, affirment le type et constituent la physionomie. Le point de perspective, celui d’où elle se dégage le plus exactement, est sans doute la postérité commençante, assez voisine pour ne rien perdre, assez éloignée pour ne rien préférer, et dont l’impartialité est faite d’indifférence, surtout lorsque, regardant du dehors, elle joint au recul du temps le recul de l’espace. L’esquisse de Macaulay peut par conséquent nous fournir « le dessous. » Des témoignages plus directs, dûment pesés et contrôlés, aideront, au fur et à mesure que le dessin apparaîtra, à y ajouter quelques touches.

Si Frédéric le Grand est le sommet, le faite où s’élance l’arbre généalogique dont le tronc portait déjà un premier Frédéric II de Brandebourg, un vieux Frédéric II du XVe siècle, dit Dent de Fer, Albert l’Achille, Jean le Cicéron, et Joachim le Nestor, moralement et intellectuellement, il s’insère à sa place dans la série : en lui s’épanouit la race, après son père le roi-sergent, après son grand-père Frédéric Ier, premier roi de Prusse, après son arrière-grand-père, le Grand Electeur. Par ses dons et par ses lacunes, par ses qualités et par ses défauts, il est le fils et le petit-fils de leur sang et de leur esprit. « Le fond du caractère était le même chez tous deux (Frédéric-Guillaume Ier et Frédéric II). Ils avaient en commun l’amour de l’ordre, l’amour du travail, les goûts militaires, la parcimonie, l’esprit impérieux, l’humeur irritable jusqu’à la férocité, le goût de peiner et d’humilier les autres. » (Macaulay.)

Un volume de poche, — presque un almanach, — intitulé Frédéric le Grand, contenant des anecdotes précieuses sur la Vie du roi de Prusse régnant, d’autres sur ses amis et ennemis, ainsi que les portraits de la famille de Sa Majesté ; A Amsterdam, chez les héritiers de Michel Rey, 1785, n’est pas du tout à négliger, quoique frappé néanmoins de quelque suspicion, du fait qu’il annonce : « Cet ouvrage peut faire suite aux mémoires sur la vie de Voltaire écrits par lui-même. » Il y a là dedans à prendre et à laisser, mais il n’est ni difficile d’y reconnaître ce qui n’est que du pamphlet, ni impossible de ne garder que le reste. On lit dans la première pièce et dès la première page de ce petit recueil : « Frédéric II règne depuis un demi-siècle. Comme particulier, c’est un homme extraordinaire. Ses goûts, ses talens, sa façon de vivre, offrent cent traits curieux, plaisans, instructifs. Un historien est à son aise. Il peut louer, blâmer, admirer, plaisanter, et ne jamais être infidèle à la vérité. »

Le physique est expédié en trois lignes. « De la taille de cinq pieds deux pouces ; assez proportionné ; pas trop bien fait ; quelque chose de gauche qui provient d’un maintien gêné ; » puis : « La figure tour à tour dure et agréable, mais toujours spirituelle. De la plus exacte politesse ; le son de voix le plus gracieux, même en jurant, ce qui lui est aussi familier qu’à un grenadier ; parlant plus correctement le français que l’allemand, et ne parlant jamais celui-ci qu’à ceux qu’il sçait ne pas comprendre l’autre. »

Grâce à ce document, ou à ces renseignemens, reprenons ici et repassons point par point le crayon de Macaulay. Frédéric II a « l’amour du travail, » qui est une vertu, je dis une partie, un élément de la vertu, de la virtù, machiavélique. « Il se lève à cinq heures, travaille, ou, pour mieux dire, est seul jusqu’à six heures trois quarts. Il s’habille à sept. On lui remet alors lettres, placets, mémoires, et puis les lettres qui lui sont directement adressées. Il les décachete lorsqu’il n’en connaît pas l’écriture. Ses gens d’affaires entrent à neuf heures, car il n’a point de ministres. » Non seulement, comme Louis XIV, Frédéric est à lui-même son premier ministre, en réalité il est son seul ministre. Il n’a ni Mazarin, ni Colbert, ni Louvois, ni Torcy. Rien qu’un commis logé au second étage, dans la maison de ce personnage équivoque, Fredersdorff, l’ancien soldat de la prison de Custrin, devenu à la fois, d’après Voltaire, « valet de chambre et favori, » lequel commis arrivait chaque matin dans le cabinet du Roi, « par un escalier dérobé, avec une grosse liasse de papiers sous le bras. » Les secrétaires d’État envoyaient toutes leurs dépêches au commis du Roi. Il en apportait l’extrait : le Roi faisait mettre les réponses à la marge en deux mots. Toutes les affaires du royaume s’expédiaient ainsi en une heure. Rarement les secrétaires d’Etat, les ministres en charge, l’abordaient : il y en a même à qui il n’a jamais parlé. Raison et tort, avantage et inconvénient : « La plupart des vices de l’administration de Frédéric, note à ce propos Macaulay, peuvent se résumer en un seul, la passion de se mêler de tout. L’activité infatigable de son esprit, son caractère impérieux, ses habitudes militaires, tout le disposait à ce grand défaut. Il dressait son peuple comme il dressait ses grenadiers. » Aussi cette activité est-elle un peu brouillonne. Si le royaume n’en souffre pas davantage, si la Prusse s’en accommode, et si Frédéric II peut sans péril ne pas mieux la discipliner, c’est que « le roi son père avait mis un tel ordre dans les finances, tout s’exécutait si militairement, l’obéissance était si aveugle, que quatre cents lieues de pays étaient gouvernées comme une abbaye. »

« L’amour de l’ordre » était donc une vertu du père plus que du fils, qui se bornait en quelque sorte à entrer dedans, à glisser suivant le pli, et à se laisser porter par la vitesse acquise, à moins que, par « amour de l’ordre, » il ne faille entendre surtout « amour de l’économie, » parfaitement commun au père et au fils, à Frédéric-Guillaume Ier et à Frédéric II. Le fils, en effet, autrement que le père, mais autant que le père, est économe, très économe, « parcimonieux. » — « Il n’a à sa solde que des gens utiles et en état de bien remplir leurs emplois ; dès l’instant qu’il n’en a plus besoin, il les renvoie avec rien ; mieux servi que tout autre avec moins d’argent, donnant peu d’appointemens à tout ce qui est grande charge de la Cour, qui sont toutes in partibus à peu de chose près, n’ayant dans tous ses États aucun gouverneur ni de province, ni de ville ; il commande seul dans les provinces ; et dans les villes ce sont les commandans des régimens qui y sont en garnison ; il ne paye aucun état-major de place : ces trois articles sont immenses chez les autres potentats. Dans ce qu’il appelle sa maison militaire il y a à Potsdam et à Charlottenbourg soixante cavaliers, à qui l’on a donné le nom de gardes du corps, qui n’ont que la paye et l’habillement de la cavalerie et reçoivent tout autant de coups de bâton… Il a un chancelier qui ne parle jamais, un grand veneur qui n’oserait tuer une caille, un grand maître qui n’ordonne rien ; un grand échanson qui ne sait pas s’il y a du vin dans la cave, un grand écuyer qui n’a pas le pouvoir de faire seller un cheval, un grand chambellan qui ne lui a jamais donné la chemise, un grand maître de la garde-robe qui ne connaît pas son tailleur ; les fonctions de toutes ces grandes charges étaient exercées par un seul homme nommé Fredersdorff, qui de plus était valet de chambre ordinaire de quartier, gentilhomme de sa chambre, et secrétaire ordinaire du Cabinet (on voit que Voltaire n’a point exagéré). Tous les grands sont payés avec le titre d’Excellence… Il n’a pas 130 chevaux, pas une seule voiture qui vaille 300 florins (ainsi « le vieux carrosse de parade », « l’énorme carrosse dédoré, » dont « le feu roi Frédéric-Guillaume, qui avait autrefois fait vendre tous les meubles magnifiques de son père, n’avait pu se défaire » à un prix acceptable, qu’on avait envoyé au-devant du marquis de Beauvau lorsqu’il vint complimenter le nouveau roi en novembre 1740, et que des heiduques gigantesques, chevauchant aux portières et se donnant la main par-dessus l’impériale, se tenaient prêts à soutenir, en cas qu’il tombât. « Feu son père aimait la chasse et avait un équipage vaille que vaille et celui-ci, à son avènement au trône, voulut le réformer Le grand veneur représenta que c’était un bénéfice pour le Roi et continua de faire vendre le gibier comme par le passé. »

Au bout du compte, cette parcimonie met Frédéric à même d’entreprendre des bâtimens magnifiques, au moins par leurs dimensions et le luxe qu’il y étale : la nouvelle église du Dom, les Invalides, la Bibliothèque, les embellissemens de Charlottenbourg et de Potsdam, la maison de Sans-Souci, avenues, jardins, berceaux, colonnades, architectures grecques et romaines, et de les payer régulièrement, sans faire de dettes, avec les ressources limitées d’un État qui n’est pas très vaste et qui n’est pas très riche. Merveilles de « l’amour de l’ordre ! » Par surcroit, le Roi se donne ainsi un air de libéralité, qui est l’un de ses faux semblans. Les autres sont ceux de la justice et de la pitié. Fausses apparences, faux semblans, et ceux-là, ou celles-là même, nous voilà en plein machiavélisme. Ce n’était pas la peine d’écrire l’Anti-Machiavel, ou plutôt c’en était la peine, c’est encore un faux semblant de plus. « Il affecte bien de paraître juste, généreux et compatissant, dit notre petit livre, mais cela n’empêche pas qu’il ne soit d’un caractère fort bizarre et très dangereux, ayant un goût si décidé pour le faux et pour le méchant, qu’aucun homme de probité ne peut se conserver dans son esprit, et on a souvent observé que, quand un tel lui est d’abord revenu beaucoup, il ne s’est pas plus tôt aperçu que c’était un homme droit et honnête qu’il s’en es dégoûté. » Ceci, à la vérité, ceci déjà et ce qui suit, n’est que d’un machiavélisme inférieur. Le prince, au contraire, pour la conduite de ses desseins, doit se faire un rempart d’hommes droits et honnêtes : plus ses voies sont tortueuses, plus il lui convient de cheminer sous le couvert du juste. Pour Frédéric, « il n’y a que les gens artificieux, rampans, qui n’ont ni sentiment, ni religion, qui prospèrent auprès de lui ; il a même la faiblesse d’être sensible aux plus basses flatteries, il faut avouer aussi qu’il donne souvent à gauche, et qu’avec tout le brillant, et toute la pénétration, son esprit a quelquefois des écarts qui, avec un peu moins de fortune qu’il n’a eu jusqu’ici, lui auraient déjà pu attirer la ruine totale. »

Mais, jusqu’ici, « il a eu la fortune, » il s’est fait aimer d’elle, et c’est quand même un grand signe d’élection machiavélique, à la condition toutefois de ne point s’y abandonner. Les succès étonnans dont la Providence divine, pour le châtiment des uns et pour le bonheur des autres, a jusqu’à présent accompagné ses entreprises les plus hasardeuses, l’ont tellement enflé et enorgueilli, qu’il se méconnaît souvent, et qu’il se croit tout permis et tout possible. Toute sa famille, avec lui, croit à sa chance, à son étoile. Son frère, le prince Henri, l’en félicite ; « Il semble que personne à cent lieues à la ronde ne puisse faire une faute ou une sottise qui ne tourne à l’avantage de Sa Majesté. »

Aussi bien n’est-on jamais aimé à ce point de la fortune qu’on ne l’ait un peu mérité. En ce sens, le bonheur même est de la vertu, — toujours comme la comprenait Machiavel. — Une bonne marque machiavélique, c’est le secret : don suprême de César Borgia, gage et présage de César, Cæsaris omen. Le prince est secret, très secret. E segreto, segretissimo.

« Il est impénétrable, et ne demande conseil à personne, ne communiquant ses idées aux ministres que quand il ne peut plus s’en dispenser, pour les voir exécutées. » Il regarde tout près, et voit tout de suite le présent le plus présent, le prochain le plus prochain, lui. » Quand il forme son système, ce n’est qu’accidentellement qu’il l’ajuste à l’intérêt permanent de sa maison, sa gloire personnelle étant toujours son but principal. » Sa façon de penser, originale, personnelle, le rend impossible à deviner. « Les politiques perdent leur latin avec lui, on ne peut guère raisonner conséquemment avec lui. Il a trop de rats et trop de singularité dans sa manière dépenser. » Il est, — autres vertus théologales du parfait machiavéliste, — grand dissimulateur, puisqu’il ne montre pas son jeu, et grand simulateur, puisqu’il se couvre de faux semblans. Le seul qu’il n’affecte pas, ou qu’il ne puisse porter longtemps, c’est le faux semblant de la piété. Il est franchement, brutalement irréligieux, sauf, à peine, quelques étincelles, aux minutes de désespoir. « M. de Bülow, ministre de Saxe, dit en badinant qu’on ne craint guère le bon Dieu à Berlin, mais les Russes beaucoup ; depuis qu’on a parlé de leur marche comme d’une chose certaine, on a remarqué que le Roi a eu de certaines inquiétudes et rêveries, telles qu’il a coutume d’avoir, quand il mitonne quelque grand projet. « Toutes les autres apparences, il se les donne et il prend toutes les autres attitudes machiavéliques : celle surtout de la générosité reconnaissante ; et ce ne sont, — là réside le machiavélisme, — que des attitudes, que des apparences.

« Les libéralités tout nouvellement faites aux veuves et orphelins des soldats tués à la guerre ont plutôt paru un moyen prodigue d’encourager les troupes que l’effet d’un bon cœur, et d’une âme généreuse. » On s’en aperçoit : ce n’est donc pas de l’ouvrage très bien fait ; c’est un peu gauche, cela manque un peu d’art.

Mais où Frédéric II pèche gravement contre le Manuel du Prince, c’est quand il tombe en ce travers, en cette faiblesse de méconnaitre, de mépriser ses adversaires, ceux de tous les hommes qui pour un prince sont le moins à ignorer ou à dédaigner. Ainsi le monarque prussien n’a jamais eu une idée juste de la France… Il a considéré ce royaume comme une bande de jeunes gens qui font une éternelle partie de plaisir et a cru bonnement que les finances, les lois, la guerre étaient abandonnées à un certain nombre d’hommes adroits et intrigans, qui les faisaient servir à l’amélioration de leur fortune. De même pour « les Bataves, les Anglais, les Américains. » Néanmoins, il n’a pas eu la même indifférence pour la Porte et plusieurs fois ses émissaires secrets ont été chargés d’aller à Constantinople épier les secrets du Divan. En 1759 il en envoya un qui fit la route par terre, mangea son argent avec des Circassiennes, revint raconter à Potsdam un tas de fictions assez peu vraisemblables et enleva la maîtresse d’un prince avec laquelle il se sauva. « Ce mépris des hommes le conduit à égarer sa confiance : Frédéric a trop souvent employé ses escrocs plénipotentiaires (sic). Ses mauvais choix avaient deux sources. La première était une économie mal placée, et la seconde la persuasion que tous les hommes sont égaux. »

Il est vrai qu’à en croire les médisans, les souverains à qui il avait affaire lui faisaient la partie belle en ne choisissant pas mieux que lui. « Ce qui fait le plus de sensation à Berlin, c’est le vénérable corps diplomatique qui ne sait pas un mot de ce qui se passe chacun dans leur Cour et qui, de peur qu’on ne devine qu’ils ne sont pas initiés dans les secrets du cabinet, ergotent toute la journée à tort et à travers sur l’intérêt des Puissances qu’ils n’entendent pas plus que moi. Il s’ensuit de là une confusion d’idées et un charivari politique qui rend les conversations fatigantes. Si je me hasarde à lancer ce brocard contre ce respectable groupe, je dois ajouter, pur égard pour la vérité, que lorsqu’ils ne font pas les ministres, plusieurs d’entre eux sont des hommes très aimables, et dont les maisons offrent de grandes ressources à la société. »

Ce n’est pas que ces diplomates manquent de moyens, loin de là ; mais, justement, le Roi ne les aime pas de cette sorte : devant eux, il faut qu’il se surveille : « La plupart des souverains ont imaginé d’envoyer pour ministres à S. M. des gens d’esprit ; et l’on a remarqué que c’est précisément ceux auxquels il n’a point parlé. La France entre autres choisit le duc de Guignes qui était séduisant et jouait bien de la flûte. Le Roi n’a pas voulu avoir cette double rivalité, et l’ambassadeur français ne fit autre chose à Berlin que l’amour aux belles Dames et des épigrammes sur de vilains messieurs. » L’Anglais « Milord Tirconel, l’un des plus aimables hommes de son siècle, et un très honnête homme, qui pis est, n’a jamais eu plus d’une minute d’audience. Le Roi disait de lui qu’il n’avait point d’esprit, mais que les replis de son cœur étoient assez bien développés pour dépayser longtemps ceux qui en avoient plus que lui. »

L’Anti-Machiavel rend encore hommage au machiavélisme quand il professe ou accorde, ou bien a l’air d’accorder, que ce qui fait la qualité d’un acte, en dehors de sa valeur morale, bien ou mal, c’est le bénéfice qu’on en relire. « Ce monarque a eu d’étranges idées sur l’avantage dont étoit la probité à un souverain. Ou lui disoit un jour d’un de ses ministres : L’intérêt est la base de son caractère, il n’est pas capable de prononcer une sentence contre les gens obscurs ; mais cent ducats, ou de riches bagatelles ne le trouvent guère inaccessible, pourvu qu’il ne voye pas un danger prochain d’être découvert. Qu’est-ce que cent ducats, dit le Roi, et peut-on appeler intéressé celui qui se contente d’une aussi misérable somme ? » Dans le même sens : « Le roi de Prusse mit en fermes héréditaires, il y a un certain nombre d’années, tous ses domaines. Tout le monde s’empressa d’en avoir. Un de ses conseillers lui proposa d’employer à cette opération une partie des fonds de sa caisse particulière.

Il faudrait être bien dupe, répondit-il, pour en placer sur des objets aussi litigieux. » Ou encore : « On faisoit souvent des remontrances au Roi pour faire des changemens dans sa monnaie. Qu’importe, disait le Roi, que ma figure soit sur de l’or ou sur du cuivre doré, puisque tout le monde veut bien s’en contenter[2] ? »

Frédéric II « machiavélise » souvent en ses propos, en ses bons mots. Lorsqu’on lui raconta la révolution de Danemark : — Struensee est un sot, dit-il, on ne couche avec les Reines que lorsqu’elles règnent et qu’on est généralissime de leurs troupes. » — — « Un homme extrêmement flatteur et passablement adroit dans ses louanges faisait un jour une harangue au Roi aussi longue que celles de Démosthènes, et presque aussi éloquente. Il pesait surtout avec complaisance sur l’amour des Berlinois pour leur monarque. Frédéric recule de trois pas et, enfonçant son chapeau, il répond avec le ton d’un déclamateur :


Croyez-moi, les humains, que j’ai trop su connaître,
Méritent peu, monsieur, qu’on daigne être leur maître. »


Excepté la richesse, il estime peu de chose, et c’est tous les humains, ou presque, à qui il pense que l’on fait trop d’honneur en les tyrannisant : « On proposoit au roi de Prusse d’accepter les offres d’un riche Saxon qui vouloit, pour quelques titres honorifiques, venir s’établir dans ses États ; il y consent et le nomme chambellan. — Sire, lui dit-on, il est fort riche. — Eh bien ! il faut lui donner l’Excellence. — Il a cinquante mille écus de rente. — Faisons-le grand maréchal. — Et de superbes terres qu’il possède dans la Lusace. — Dites à la Chancellerie qu’on lui expédie un diplôme de Prince. » A tout le monde Frédéric est indifférent : On a reproché au roi de Prusse les laquais parvenus, et sa manière de vivre avec ses heiduques. — Noé est leur grand-père et le mien, dit-il, c’est la confiance et non la familiarité qui a des inconvéniens. »

C’est là assurément de l’esprit machiavélique. On dirait ces réponses extraites du recueil de reparties par où se termine la Vie de Castruccio Castracani. Tel le plus raffiné des condottieri, il use de la langue comme d’un poignard. Il aime cette escrime, qui, même à arme mouchetée, marque la touche, fait sentir la piqûre. Parfois il assassine sous le masque. « Il parut… une lettre en public qui ne se débitoit qu’en cachette et qui faisoit des plaisanteries sur l’accouchement imprévu d’une Grande-Duchesse. Quand tout le monde eut pris copie de cette lettre, le Roi la fit défendre. On a su depuis qu’il s’étoit jugé lui-même. »

Sa raillerie est dure et n’épargne personne. Rien ne lui est sacré. Mais il est cérémonieux et enveloppe sa grille d’un gant de velours. « Un roi poli, timide même, grand faiseur de révérences, ne se fait aucun scrupule d’immoler à sa table des victimes. Il a demandé à des femmes des nouvelles de leurs bâtards, a parlé de leurs victoires à des princes qui n’avaient jamais vu tirer un coup de fusil. Il y a une espère de lâcheté à accabler ceux qui ne peuvent ni ne doivent répondre. »


Ce dernier trait est l’un des plus accusés chez le roi de Prusse, s’il n’est pas essentiellement d’un machiavéliste. Macaulay ne s’est point fait faute de le marquer, et il l’a mis en haut relief, sur le fond d’impiété et sous la couleur de libéralité ou de libéralisme qui sont deux des caractéristiques principales de la figure de Frédéric.

A ses soupers, « la conversation roulait habituellement sur l’absurdité de toutes les religions connues, et l’audace avec laquelle ou traitait… les noms et les doctrines vénérés par toute la chrétienté, surprenait même des personnes accoutumées à la société des libres penseurs français et anglais. Cependant on ne trouvait, dans cette brillante compagnie, ni vraie liberté, ni vraie affection. Il possédait, à la vérité, beaucoup de qualités qui pouvaient séduire au premier abord, sa conversation était animée ; ses manières étaient même caressantes, quand il voulait plaire. Jamais homme ne réussit plus parfaitement adonner à ceux qui l’approchaient le vague espoir de quelque grande marque de bonté. » Et cela est proprement machiavélique, ou plutôt, cela est d’une politique élémentaire, et Guichardin l’enseigne tout comme Machiavel. « Mais, sous ce bel extérieur, Frédéric était un tyran soupçonneux, dédaigneux et malveillant. Il avait un goût qu’on peut pardonner à un gamin,… le goût des méchantes plaisanteries en action. Un courtisan aimait-il la toilette ? On jetait de l’huile sur son plus riche vêtement. Aimait-il l’argent ? On inventait quelque folie pour lui faire débourser plus qu’il ne pouvait mettre de côté… Frédéric était habile à découvrir les faibles des autres, et il aimait à communiquer ses découvertes. Il savait lancer un sarcasme… Sa vanité, aussi bien que sa méchanceté, trouvait plaisir à contempler la confusion et le chagrin de ceux qui étaient victimes de ses plaisanteries mordantes… On ne savait comment agir avec lui ; c’était la plus embarrassante de toutes les questions. Si l’on se montrait gêné en sa présence, on désobéissait à ses ordres, et on gâtait son plaisir. Si cependant ses compagnons se laissaient aller à la familiarité d’une intimité cordiale, le Roi ne manquait pas de punir leur présomption par quelque cruelle humiliation… A ses yeux, ceux qui se révoltaient étaient des insolens et des ingrats ; ceux qui se soumettaient étaient des roquets faits pour recevoir avec une patience également servile des os et des coups de pied. Il est difficile d’imaginer aucune raison, à moins que ce ne fût la rage même de la faim, qui ait pu décider aucun homme à supporter cette misère d’être le compagnon du grand Roi. » Le poste n’était pas lucratif… « Je n’hésite pas à dire que le plus pauvre auteur de l’époque, vivant à Londres, couchant sur un grabat, dinant dans une cave… se faisant une cravate de papier et n’ayant qu’une grosse épingle pour tout bijou était plus heureux qu’aucun des hôtes littéraires de la cour de Frédéric. »

Là-dessus, les détracteurs du Roi et ses panégyristes sont d’accord ; chacun, à son tour, en a trop souffert ! Les souvenirs de Dieudonné Thiébault confirment, sur ce point, les assertions de Voltaire, que corroborent d’autre part les Mémoires de Henri de Catt. Ce M. de Catt était un Suisse, de Morges sur le lac de Genève, qui, pendant près d’un quart de siècle, fut à Frédéric II ce que Moritz Busch fut à Bismarck : c’est dire qu’il ne se coucha pas un soir de ces vingt-quatre années sans avoir pieusement noté tout ce que le Roi lui avait dit, même les injures. Le grand Frédéric peint par Henri de Catt, c’est donc le grand Frédéric peint par lui-même. Or, j’ai jeté en notes, au courant d’une rapide lecture : « Propos cyniques, souvent orduriers ; — manque absolu de sincérité ; — cabotinage littéraire ; — il la fait au suicide (pardon pour cet argot qui seul traduit exactement l’impression ressentie) ; — railleur cruel, a besoin d’humilier et de faire souffrir. » Un jour d’avril 1758, il fit appeler le capitaine Guichard, sa victime de prédilection, qui entra : « Avez-vous vu, monsieur, les travaux faits du siège ? — Non, pas encore, sire, je les verrai demain. — Mais, monsieur le capitaine, il ne faut jamais renvoyer à voir demain ce que l’on peut voir la veille ; pour un nouveau débarqué, vous avez bien peu de curiosité, monsieur le capitaine. » Le Roi appelle ses gens. Entre alors un grenadier du premier bataillon, qui met, dans la chambre du Roi, sans dire mot, tout l’attirail d’un soldat. Le grenadier se retire. « Vous m’avez dit à Grüssau qu’un soldat romain portait bien plus que les nôtres ; comme il ne faut pas décider à la légère, j’ai fait apporter ici tout l’attirail d’un soldat prussien, pour que vous vous convainquiez vous-même si votre décision est juste. »

« J’étais inquiet pour le pauvre capitaine, que je croyais bien qu’on allait persifler. En effet, le Roi le plaça au milieu de la chambre, le fit tenir comme un soldat que l’on dresse, lui releva le menton, lui mit le chapeau comme il devait être, le lui enfonçant bien dans la tête, le ceignit du sabre, lui mit la giberne où il y avait soixante cartouches, le havresac, lui donna le fusil, en le lui faisant tenir comme il fallait. Après avoir ainsi affublé le capitaine, Sa Majesté lui dit d’un ton riant : « Il faut convenir que vous êtes bien, vous m’avez vraiment l’air d’un soldat prussien, vous verrez que vous le préférerez à vos Romains ; n’est-ce pas, Catt, que le capitaine a l’air d’un vrai soudât, comme dit le marquis (d’Argens) ? »

« Je ne répondais point, le Roi put voir à mon visage que cette farce me peinait et pour celui qui la jouait et pour celui qui la faisait jouer.

« Mais vous ne riez pas ? me dit-il. — Non, Sire. — Et pourquoi ? — Parce que M. Guichard me paraît pâle. — Oh ! pâle, c’est du plaisir qu’il ressent de se voir comme un grand grenadier ; mais je veux vous lire une lettre que je reçus hier soir de La Haye, d’un homme de conséquence. »

Lecture de la lettre tout au long et longue dissertation, le pauvre Guichard étant toujours dans la position du fantassin avec les armes et le fourniment complet : « Enfin, après trois quarts d’heure d’une séance si pénible à tant d’égards pour le capitaine, Sa Majesté fut à lui et ôta elle-même tout l’attirail dont il l’avait chargé. — « Eh bien ! monsieur, trouvez-vous que la charge de mes soldats est passable, croyez-vous qu’elle approche de celle d’un soldat romain ? — Je le crois, répondit-il d’un air triste et rêveur, qui me fit une peine infinie. — A présent, nous allons faire, monsieur, de grandes marches. J’espère que vous conviendrez qu’elles seront aussi fortes que celles que les Romains ont faites et que vous verrez des opérations dont ils n’avaient et ne pouvaient avoir une idée. — Adieu, monsieur, soyez un peu Prussien, et vous aurez lieu d’être content de moi. »

« Ma séance finie, ajoute cette bonne âme d’Henri de Catt, je me rendis chez moi, où je trouvai M. le capitaine Guiehard, qui m’attendait pour me parler de ce qui venait de lui arriver. « Le Roi ne vous a-t-il rien dit ? — Rien, mais il m’a paru triste de l’épreuve à laquelle il vous a soumis. — Lui triste ? croyez-moi, il n’est susceptible ni de tristesse, ni d’humanité, je le dégrade de son titre de philosophe. Le Salomon de l’Orient ne se serait pas conduit ainsi, il faut être un Salomon du Nord pour voir de sang-froid un honnête homme souffrir, comme je l’ai fait ; ses soldats ne valent pas les soldats de l’ancienne Rome. — Pensez cela, mais ne (le) lui dites jamais plus, craignez une nouvelle expérience. — Tibère ne m’aurait pas tenu ainsi une heure en faction ! »

Mais écoutons Frédéric à travers la transcription de M. de Catt, et dans ces libres entretiens, — libres du moins pour lui, — continuons à relever les traces de machiavélisme. N’en est-ce pas, de sa part, de dire : « L’étude dans laquelle je suis le moins versé est la politique, c’est une étude de tromperie peu faite pour mon caractère. » — En voici sûrement, et du meilleur (nous ne le jugeons pas en morale), de l’extrait de César Borgia : « Je cache mes vues souvent à ceux qui m’entourent, je les trompe même, parce qu’en les soupçonnant, ils pourraient en parler sans en voir les conséquences, et j’en souffrirais, je ne puis me sauver que par le secret. » — « Ses ennemis ont été nombreux et puissans, dira-t-on de lui. Il a vaincu les uns, trompé les autres. » Il trompe donc amis et ennemis. « Il faut savoir gré aux Rois même de ce qu’ils veulent prendre la peine de nous tromper. » — Mais ce n’est pas tromper que tromper un trompeur. Fallacem fallere non est fallacia. Il trompe tout le monde, en toute chose, pour tout motif, et il s’en amuse. Au besoin, il se fait affable pour mieux tromper. « Personne ne fut plus caressant que Frédéric quand il le voulut, plus adroit, plus aimable. C’est la sirène la plus enchanteresse. »

Prince royal, il est allé à Strasbourg, incognito, sous le nom du comte du Four, « riche seigneur de Bohême. » Plus tard, il conte ainsi son aventure :

« Ayant fait plusieurs connaissances dans cette ville, je les invitai à dîner ; le duc de Broglie, qui apprit cette invitation, dit à quelques-uns des invités : « Au moins, messieurs, prenez garde, c’est un étranger qui vous invite pour jouer et pour gagner votre argent. » Dans une société où l’on m’invita, on me proposa une partie de jeu. « Je ne joue point, messieurs ; mon père, en me permettant de voyager, me défendit absolument de jouer quelque jeu que ce pût être ; je suis un fils trop respectueux pour ne pas suivre les ordres de mon cher père. » On rapporta ce trait au duc de Broglie. « Oh ! c’est une finesse, je vous le répète, prenez garde à vous. » Un diable de tambour, qui avait été dans un régiment à Potsdam, me reconnut et dit au duc : « Cet étranger, monseigneur, est le roi de Prusse. — Tu es un imposteur, cela n’est pas vrai. — Rien de plus vrai, monseigneur. » Le duc me fit inviter de passer la soirée chez lui avec une société choisie : en arrivant, je vis mon duc dans le coin de sa chambre, tenant le tambour par le bras, et lui disant de façon que je pus l’entendre : « Maraud, parle, est-ce bien là le roi de Prusse ? — Mais oui, monseigneur, oui, c’est lui-même ! » — Alors, le duc vint à moi, d’un air très grave : « Je suis maréchal, j’ai un ordre comme vous le voyez, et j’ai vu les meilleurs gouvernemens de la France, on assure que vous êtes le roi de Prusse, cela est-il vrai ? — Moi, roi ! monsieur ? vous vous moquez de moi, je suis un bon et honnête gentilhomme à qui son père a permis de voir les grandes villes et de grands hommes, comme M. le maréchal. — Eh bien ! vous êtes son frère. — Je vous assure que non. — Vous le connaissez donc ? — Pas mieux que vous pouvez le connaître. — Madame, mais voyez comme l’on peut mentir ! » s’écria le maréchal, en lançant des regards furieux sur le pauvre tambour qu’il avait forcé de rester dans le coin de la chambre. Je n’en lis pas à deux (fois), je sortis quelques instans après, et je partis tout de suite. »

Il ne se fie du reste pas mieux aux autres qu’il sait ne pas mériter qu’on se fie à lui-même. Lisant, dans l’Iphigénie en Tauride, de La Touche, ces deux vers :


Qu’avec étonnement il apprenne d’un roi
Jusqu’où de l’amitié s’étend l’auguste loi.


« Monsieur de La Touche, Monsieur de La Touche, s’écrie-t-il, il ne faut guère se fier à ces bougres-là ! « Ailleurs : « En général, mon cher, les princes sont de la canaille, on se gâte avec eux, ne le croyez-vous pas ? » — Vilain métier que le leur, où, comme dans tous les autres, « il faut de l’adresse et de la ruse. »

Frédéric est plein de dédain pour la philanthropie de Voltaire. « Il me disait un jour (Voltaire) : — Mais, Sire, quand vous combattez, n’êtes-vous pas en fureur ? — Non, sans doute, c’est alors qu’il faut le plus de tranquillité, et avoir, si cela se peut, la tête froide de Marlborough, cold head. — Mais vos combats, vous les appelez des actions héroïques : de bonne foi, Sire, ne sont-ce pas des actions de cannibales ? Quelle distance de vous à nous ! Vous détruisez le monde et nous l’éclairons ; ce qui vous sauve, vous surtout, du cannibale, c’est que vous avez comme moi des principes de morale et que nous les suivons, vous en grand homme, et moi en humble admirateur de Votre Majesté. » Chez lui, l’apparence de la franchise est du calcul encore : « Je sais bien que nous autres Don Quichottes faisons parfois de lourdes bévues, j’avoue galamment, et cet aveu facilitera la croyance des bonnes choses que j’aurai faites. »

Mais c’est peu de dire qu’il ne se fie point aux autres et qu’il sait qu’on ne se fie pas à lui : lui-même ne se fie à lui-même que sous bénéfice d’inventaire : « Je me suis tenu sans cesse en garde pour que mon esprit fût le moins possible la dupe de mon cœur et celui-ci la dupe de l’autre. »

Il faut, pour qu’un roi se possède, qu’il connaisse les hommes. Et « le grand point pour connaître les hommes est de connaître leur goût, leurs opinions, leur endroit faible, car nous en avons tous ; ce faible est la corde du clavecin qu’il faut pincer, si l’on veut avoir le son qu’on souhaite. » — « Tachons de connaître les hommes et prenons-les pour ce qu’ils sont. Souvent, en examinant les hommes, j’apprends, par de simples bagatelles, à les connaître à fond ; je vois ce fond dans les choses les plus légères, qui échappent à ceux qui ne sont pas faits à observer, qui ne voient dans ces choses légères que des choses qui ne signifient rien. »

Être bon, oui, sans doute, si tous les hommes étaient bons ! « La bonté, dans un prince, est sans doute une grande vertu ; mais si elle n’est pas jointe à une grande fierté d’âme, si elle nous abandonne à tous les discours que des quidams veulent nous tenir, si elle nous livre sans examen à des liaisons dangereuses, si elle nous fait tout voir, tout sentir, tout entendre, ce que ceux qui nous entourent désirent que nous entendions ou que nous voyions, — mon ami, mon ami, cette bonté-là devient pire que la tyrannie, ou, comme ce mot vous paraîtra odieux, pire que la plus grande dureté de cœur. »

Plus jeune, quand il n’était que prince philosophe, attendant la couronne, il ne s’en est pas défendu :

« Je me suis… laissé aller pendant le temps de ma jeunesse à des liaisons faciles ; je croyais… que ceux que je choisissais pour ma société ne pouvaient pas me tromper, que tous leurs discours ne tendaient qu’à mon plus grand avantage : j’avoue que je caressais cette idée, qui faisait une partie du bonheur de mon existence. Mais, mon cher, j’observai avec plus de soin encore, je changeai ma méthode, je sentis que je ne devais me livrer qu’à de bonnes enseignes, qu’il m’était important de convaincre ceux qui m’entouraient ou qui pourraient m’entourer dans la suite qu’il n’y aurait rien à gagner avec moi par des rapports, par des intrigues, que j’étais homme à voir par moi-même, et que je serais inébranlable dans les plans que je me ferais.

« Ai-je beaucoup gagné, mon cher, en apprenant à apprécier ainsi les hommes, en montrant que j’avais des c… et que l’on n’en ferait pas ce que l’on voudrait ? Non, non, je n’ai rien gagné pour mon avantage propre, en voyant la fausseté des vertus humaines ; mais je crois avoir beaucoup gagné pour le bien de l’Etat ; de la fermeté, morbleu, de braves et honnêtes gens autour d’un prince, sans quoi tout ira à vau-l’eau. »

Machiavel n’a jamais dit autre chose ; c’est tout le machiavélisme, et voilà donc Machiavel et l’Anti-Machiavel réconciliés. Maintenant que le Roi sait ce qu’il fait, il ne veut plus être mené ; pour ne pas l’être, il ne se livre plus. Et il s’en vante, peut-être trop. Catt risque une remarque qui n’est pas sans finesse : « Je crois… qu’il est d’autant plus facile de mener un prince, glisse le docile secrétaire, qu’il prétend que cela est très difficile ou impossible ; avec cette forte prétention, on n’est pas souvent sur ses gardes, et l’on est pris par où on ne s’imaginait pas pouvoir l’être. » Frédéric est surpris agréablement : « Votre réflexion n’est pas mal, réplique-t-il, mais ce que vous dites n’arrive qu’à des sots qui ne savent pas être sur les gardes et y être sans le faire apercevoir ; au reste, n’allez pas vous imaginer qu’avec mon plan fixé de ne me laisser jamais mener, je me refuse aux bons conseils qu’on me donne : non, j’écoute ce qu’on me représente ; si cela est mieux que ce que j’avais imaginé, je l’avoue naturellement et je fais sentir que c’est aux bonnes raisons qu’on me donne et que je discute, et non à la personne, que je rends les armes. Concludo que ni Catt, s’il en avait envie, ni qui que ce soit ne me mènera, et que lui et moi devons nous aller coucher : demain en marche, non en voiture, mais en écuyer qui va chercher les grandes aventures. »

Un faux semblant très prononcé chez Frédéric II, et qui tient au fond même de son personnage public, est de « poser à l’homme qui exècre la guerre, » de jouer l’homme qui n’aspire qu’à la paix des champs : c’est le mal particulier et spécifique du siècle, le faux semblant de la « sensibilité. » Il vit au milieu des camps, il vient de parcourir un champ de bataille :

« Tout cet attirail n’est-il pas affreux, ne l’est-il pas ? Qu’il faille tant de peine pour élever un homme, et qu’on mette tant de choses en œuvre pour le détruire ; cela fait crier vengeance. Barbares, faites la paix ; mais les barbares ne m’écoutent point, hélas ! Ce ne sera pas l’esprit d’humanité qui nous la fera faire, cette paix, à tous tant que nous sommes, Impériaux, Russes, Français, ce sera le manque d’argent, on s’égorgera jusqu’à l’extinction de ce vil métal. »

A Potsdam ! à Potsdam ! S’il savait le latin, que l’entêtement de son père l’a empêché d’apprendre, Frédéric répéterait : Hoc erat in votis :

« Eh ! mon ami, si je puis sortir un jour de tout cet épouvantable tracas, voici comme j’aimerais passer le reste des jours que le sort me destine : je me réserverais une province dont les revenus monteraient à 100 000 écus par an, je me choisirais quelques amis honnêtes, éclairés, complaisans, mais sans adulation ; j’éloignerais de toutes mes forces les ambitieux et les intrigans, je ne voudrais point être trop près d’une ville, parce qu’il y aurait toujours de la royauté et des respects ; je ferais cette loi inviolable que chacun fût libre, que l’on parlât, que l’on agit avec moi en ami, et sûrement j’en serais un tendre, coulant et fidèle. Tout étranger, homme sociable, de mœurs, d’esprit et connu d’ailleurs, serait reçu chez moi à bras ouverts, mais j’éloignerais avec grand soin tous ceux qu’y attirerait la simple et sotte curiosité. Mon diner serait très simple, — 12 000 écus par an me suffiraient pour ma table, j’employerais 20 000 à des fantaisies, et je destinerais le reste à mes compagnons, je leur laisserais quelque chose après ma mort, pour qu’ils se souvinssent quelquefois de moi : c’est ainsi, mon ami, que je sèmerais de quelques fleurs le peu de chemin qu’il me reste à faire. »

Cette âme, qui n’a pourtant rien de bucolique, songe sérieusement, ou du moins complaisamment, à la retraite. Frédéric a formé « un plan qui lui est cher, » celui de se retirer. « Oui, mon ami, de me retirer, non pour aller en catholique vivre dans Rome moderne, non pour aller me faire abbé de Saint-Germain-des-Prés, mais pour mettre en sage un intervalle entre tous les tracas de la mort, » et la tristesse l’attendrit jusqu’à lui faire tenir un langage qui ne lui est pas accoutumé :

« J’aime trop mon peuple, — il invoque le nom de Dieu, — Dieu m’en est témoin, pour l’exposer à souffrir plus encore qu’il ne souffre dans ces momens-ci… Je ne reverrai plus un frère, tant d’amis que j’ai perdus, je ne verrai que des peuples désolés qui se sont sacrifiés pour moi. Et je ne me sacrifierais pas pour eux, je serais le dernier des ingrats. » Cette conversation finit là, « elle me parut bien singulière, ne peut s’empêcher de remarquer Henri de Catt, on fera peut-être ici les réflexions qui se présentèrent alors à mon esprit, c’est que parfois on parlait, — c’est-à-dire que le Roi parlait, — avec une espèce d’enthousiasme et qu’on agissait ensuite, — c’est-à-dire qu’il agissait, — avec un autre bien contraire au premier. » Terrible contradiction : après avoir déchaîné quatre grandes guerres, le Roi se dit épouvanté des misères de la guerre : « Que de braves gens je perds, mon ami, et que je déteste ce métier auquel m’a condamné l’aveugle hasard de ma naissance ! » Frédéric s’y résigne pourtant, et s’en acquitte en maître, parce que c’est son métier, et que, lorsqu’on est d’un métier, il faut le faire : « Tout prince qui est dans le cas de faire la guerre et qui n’en partage pas le péril ne mérite pas qu’on s’intéresse à son sort : c’est un opprobre ineffaçable dont il se couvre. »

Mais la gloire elle-même, à l’entendre, ne console pas le Roi de l’affreux spectacle auquel il assiste : « Ah ! du diable, la belle gloire ! Des villages brûlés, des villes en cendres, des millions d’hommes infortunés, autant de massacrés, des horreurs de toute part, finir enfin soi-même ; n’en parlons plus, les cheveux me dressent à la tête ! »

Il fait bien, — de temps en temps, — s’il n’a rien à y perdre, ce qu’il peut pour adoucir les rigueurs du fléau. A Troppau, il rassure les bourgeois qui craignent le pillage : « Ah ! mon cher, il faudrait être bien barbare pour vexer sans raison de pauvres diables qui n’entrent, au fond, pour rien, dans nos illustres démêlés. » Une autre fois : « Si parfois nous pillons et brûlons, c’est qu’on nous y force. »

Comme philosophe, Frédéric ne cesse pas d’exécrer la guerre, surtout quand elle est malheureuse pour ses armes ; de pester contre les maraudeurs, surtout quand ce sont ses sujets qui sont dépouillés ; de menacer et de maudire les espions, surtout quand ce sont ses mouvemens qu’ils observent. Les cosaques ont passé au château de Tamsel, en août 1758 : « Voyez, mon cher, dit-il à Catt, dans quel état ces canailles ont mis ces meubles des bons Wreech ; comme ils ont brisé ces meubles et tout ce qu’ils n’ont pu emporter ; ce qu’ils ont fait ici, ces barbares l’ont fait de même chez la plupart des paysans ; avez-vous vu cette morte devant le jardin, tout cela ne fait-il pas dresser les cheveux de la tête ? Est-ce là faire la guerre ? Les princes qui se servent de telles troupes ne devraient-ils pas rougir de honte ? Ils sont coupables et responsables devant Dieu de toutes les horreurs qu’ils commettent. »

Il y revient quelques jours après : « Je n’ai rien pu avoir aujourd’hui de mes barbares (les Russes) que beaucoup de leurs malades et de leur piètre bagage. N’avez-vous pas été édifié de la manière dont ils ont abîmé ce pauvre village ? Ces canailles, ne pouvant emporter les lits de mes pauvres paysans, les ont défaits, ont répandu les plumes dans le chemin et dans les chambres, et ces plumes ont servi de litière à leurs chevaux : vous m’avouerez que ce sont des horreurs, mais, mon cher, s’il n’y en avait pas encore de plus épouvantables, on passerait sur celles qu’ils ont faites ici. Si Voltaire voyait tout ceci, comme il s’écrierait : « Ah ! barbares, ah ! brigands, inhumains que vous êtes, comment pouvez-vous espérer d’hériter le royaume des cieux ? »

Et ils n’hériteront pas non plus le royaume des cieux, malgré leur prétention d’en enseigner le chemin, ces moines, ces prêtres, contre lesquels le roi de Prusse nourrit une véritable phobie, — la phobie de l’espionnage. — A Heinrichau, couvent de religieux de Citeaux, le 22 avril 1758 : « Si vous donnez de mes nouvelles à mes ennemis, je vous ferai tous pendre sans miséricorde. » Ailleurs : « Je sais très décidément que vous avez la plupart un fort penchant à faire l’infâme métier d’espion, prenez garde à vous. » Et ailleurs : « Vous n’avez pas d’idée, mon cher, de cette canaille de prêtres, ce sont les plus grands coquins qui existent ; j’ai eu pour cette prêtraille des bontés infinies, et elle n’a cessé d’être perfide ; sans cesse, ils donnent des nouvelles à mes ennemis et me font un tort irréparable ; aussi, si j’en attrape un, prélat, chanoine, prêtre, le supplice qu’il subira effrayera tout le reste de cette race encapuchonnée. » Les prêtres sont, pour Frédéric, « ces canailles de prêtres, » « ces bougres-là, » « ces drôles qui se jouent presque toujours de Dieu, des rois et des hommes. L’ennemi est prévenu de mes marches par ces f… prêtres. »

La délicatesse de ses nerfs en est irritée jusqu’à l’exaspération, blessée jusqu’à l’abattement : « Rien ne m’afflige plus que les trahisons, comme les traîtres et les gens faux, ils me font horreur (sic) ; savez-vous ce que je fais, quand j’en découvre ? Je lis Marc-Antonin. »

Je n’aime pas beaucoup cette fin : la littérature me la gâte ; et, au surplus, d’une manière générale, le grand Frédéric met trop de littérature dans l’expression de ses beaux sentimens. Las de songer vainement à la retraite, quand il se démet de sa force jusqu’à songer au suicide : « Ma boite de poison ! ma boite ! » il prend soin de célébrer d’avance sa mort en hexamètres. Il se pleure, mais ne se tue pas. Tout de même, il déplore la guerre en vers, mais il la prépare, la déclare et la conduit en prose. C’est en septembre 1739 qu’il adresse à Voltaire ces strophes indignées : il n’est encore que le prince royal :

Ciel ! d’où part cette voix de vaincus, de trépas ?
O ciel ! quoi ! de l’enfer un monstre abominable
Traîne ces nations dans l’horreur des combats,
Et dans le sang humain plonge leur bras coupable !
Quoi ! l’aigle des Césars, vaincu des Musulmans,
Quitte d’un vol hâté ces rivages sanglans !
De morts et de mourans les plaines sont couvertes :
Le trépas, qui confond toutes les nations,
Dans ce climat fatal, de leurs communes pertes,
Assemble avidement les cruelles moissons !

Fatale Moldavie ! ô trop funestes rives !
Que de sang des humains répandu sur vos bords,
Rougissant de vos eaux les ondes fugitives,
Au loin porte l’effroi, le carnage et les morts !
Du trépas dévorant vos plaines empestées
D’un mal contagieux déjà sont infectées.
Par quel monstre inhumain, par quels affreux tyrans
Ces douces régions sont-elles désolées,
Et tant de légions de braves combattans
Sur l’autel de la mort sont-elles immolées ? -

Tel que le mont Athos qui, du fond des enfers,
S’élevant jusqu’aux cieux, au-dessus des nuages,
Contemple avec mépris les aquilons altiers
A l’entour de ses pieds rassembler les orages :
Tel, en sa grandeur vaine, au-dessus des humains.
Un monarque indolent maîtrise les destins :
Du fardeau de l’Etat il charge son ministre.
D’un foudre destructeur il arme ses héros ;
L’autre, au fond d’un sérail signant l’ordre sinistre.
De sang-froid de la guerre allume les flambeaux.

Monarques malheureux, ce sont vos mains fatales
Qui nourrissent les feux de ces embrasemens ;
La Haine, l’Intérêt, déités infernales,
Précipitent vos pas dans ces égaremens.
Accablés sous le poids de nombreuses provinces,
Vous en voulez encor ravir à d’autres princes !
Payez de votre sang les frais de votre orgueil ;
Laissez le fils tranquille, et le père à ses filles :
Qu’ainsi que les succès, les malheurs et le deuil
Ne touchent de l’État que vos seules familles.


Mais, devenu roi, il s’abstiendra de crier, pour si peu, vers le ciel. Le ciel !

« Eh ! croyez-vous, monsieur, de bonne foi, qu’il se mêle des querelles, des débats, des carnages qu’ont faits et que font des polissons comme nous ? Croyez-vous que, me promenant dans mon jardin de Sans-Souci, et foulant aux pieds une fourmilière, je pense seulement qu’il y ait précisément dans mon chemin de petits êtres qui s’agitent et se tracassent ? Ne seraient-ils pas ridicules, ces animaux, de penser, — si, au reste, ils sont doués de la pensée, — que je sais qu’ils existent et que je dois tenir quelque compte de leur existence ? Non, mon ami, défaites-vous de cet amour-propre qui vous abuse, en vous présentant le ciel sans cesse occupé à votre conservation, et mettez-vous bien dans la tête que la nature ne s’embarrasse pas des individus, mais de l’espèce : celle-ci ne doit pas périr. Que répondre à tout cela ? Qu’un roi peut très bien ignorer qu’en marchant il foule à ses pieds une fourmilière qui se rencontre sur son chemin ; qu’occupé de grandes affaires qui demandent toute son attention, et que souvent il ne peut toutes surveiller, il ne pense point à des fourmis et s’il en existe dans ses jardins et dans ses parcs. »

Voilà le fond, la substance, qui est politique et action ; le reste seulement est littérature. Est-il défendu de penser qu’ici la littérature même est de la politique ? Quand Frédéric, pour couvrir d’anathèmes Marie-Thérèse, parodie le passage célèbre d’Athalie :


Daigne, daigne, mon Dieu, sur Kaunitz et sur elle…


quand, au milieu de ses troupes et dans le fracas du canon, il prend chaque jour une heure pour jouer de la flûte, composer, lire, apprendre par cœur des morceaux, les réciter, rimailler, écrire des choses inutiles comme « l’oraison funèbre de Mathieu Rheinart, maître cordonnier, » ou des choses auxquelles il se pique de ne pas croire, comme « le sermon sur le Jugement dernier, » n’est-ce pas une façon de s’enfermer en lui-même et de réfléchir, loin des hommes et des événemens ou des accidens importuns, ne cherche-t-il point, par-delà de puériles distractions, une sorte de solitude inspiratrice ? Autrement, toute cette dépense de littérature hors de saison ne serait qu’un médiocre cabotinage, — le mot revient nécessairement. Mais, pour un prince et en particulier pour un grand prince, ces eux ne sont pas sans péril ; car rien qui vient de lui n’est indifférent.

Lorsque paraissent ses poésies, — les fameuses « Œuvres de poésie du roi mon maître, » dont Voltaire s’est tant amusé pour venger sa mésaventure de Francfort, — le Roi est furieux et inquiet au-delà de toute expression. « Jamais je ne vis tant d’inquiétudes, » écrit le placide Catt. Frédéric écume et se lamente : tourment de politique plus encore que de rimeur : « Moi qui n’ai fait mes poésies que pour me délasser, que pour m’égayer seul aux dépens de ceux qui me faisaient du mal, et qu’il faut (sic) qu’elles deviennent publiques dans le moment le plus critique de mon existence ! Si j’avais pu soupçonner cette publicité, j’aurais brûlé mon livre et tous mes cahiers : ce que dit un Roi en bien ou en mal ne s’efface jamais. » Comme je n’avais point encore lu ce livre, explique Catt, je dis au Roi : « Mais, Sire, quel tort peut Lui faire (Lui, troisième personne de révérence, sous-entendu : à Votre Majesté) la publication de cet ouvrage ? — Quel tort ? et n’avez-vous pas vu, mon cher, mes tirades sur l’Angleterre, la Russie et autres : voilà ce qu’il y a de diabolique pour le moment présent, et voilà ce qu’il faut que je change au plus vite. »

Décidément, il est dangereux pour un Roi de se faire homme de lettres ; au moins doit-il bien prendre garde aux sujets sur lesquels il s’exerce. Quelques stances paraphrasées de l’Ecclésiaste, passe, et passe encore avec un dessein politique : « Sainte capucinade, dit Frédéric lui-même, que j’ai faite uniquement pour calmer les cris furieux des zélateurs insensés qui soulèvent tout le monde et le soulèvent aussi contre moi. » La Relation de Phihihu, émissaire de l’empereur de Chine en Europe, n’est qu’une plaisanterie. Sans doute, plusieurs la trouveront mauvaise, mais il n’importe : « Les dévots vont diablement criailler, j’en suis sûr, il n’en faut pas tant pour qu’ils clabaudent, oh ! pour cela, je m’en fiche. Le Saint-Père, vous le verrez, me donnera l’absolution, malgré de légers coups de patte que je lui donne, si je parviens à bien rosser ces chers amis. »

Pour ce grand porte-sceptre et ce grand porte-épée, la plume aussi est une arme : il croise épitre contre épitre : « Vous voyez, mon cher, que je ne reste pas en arrière, avec mes amis et mes ennemis ; en bon chrétien, je devrais tendre à ceux-ci la joue gauche lorsqu’ils me frappent la droite ; mais, tout en admirant le pardon des injures, je ne me sens pas assez de force pour tolérer le mal qu’on me fait, et même celui que je soupçonne qu’on veut me faire. »

Qu’en retenir, sinon que ces divertissemens, ces vers, cette prose, cette musique, ce théâtre, c’est de la politique encore et toujours ? Encore et toujours une apparence, un faux semblant, encore et toujours du machiavélisme, — un machiavélisme renforcé et redoublé où, toutes réserves faites et toutes proportions gardées, un libelliste collaborerait avec le Prince, t’Arétin, par exemple, avec César Borgia. — Que si ce rapprochement semble attenter au respect qui est dû à la majesté royale, on est prié de ne pas oublier les stances aux Français sur Louis XV et la Pompadour.


Voulons-nous à présent achever le portrait, lui donner les derniers accens ? A trois de ses familiers, voici comment Frédéric apparaît. Le marquis d’Argens, guidant les premiers pas d’Henri de Catt à la Cour, l’avertit en ces termes :

« Quand notre philosophe se fiche une idée de quelqu’un, bonne ou mauvaise, elle n’en sort pas aisément (sic), ce qu’il décide est bien décidé et sans appel : croit-il qu’un homme a de l’esprit : oh ! il en a contre vents et marée ; si malheureusement il le croit un sot, il a beau avoir du talent, il restera sot à ses yeux jusqu’à la fin des siècles. Je m’intéresse vraiment à vous, voici les conseils de mon cœur que je vous voue, parlez peu, soyez, vis-à-vis de notre philosophe, sans gêne et affectation ; cependant, entrez le moins possible dans les badineries, témoignez peu d’empressement pour les confidences qu’il pourrait vous faire et qu’il vous fera, et que ce peu d’empressement se montre surtout sur ce qu’il pourra vous dire sur sa famille ; ne critiquez, pour Dieu, ni sa prose.ni ses vers, ne lui demandez rien, point d’argent, et ne voyez qu’autant que la politesse le permet ceux qu’il a décidés être sots, malins, intrigans et frondeurs. »

M. de Balbi avait commis une faute stratégique ; il a été bien reçu :

« Il n’est pas possible, monsieur, de s’imaginer toutes les horreurs que l’on m’a dites, et je ne sais où diable il peut prendre ses expressions plus infernales les unes que les autres. » M. de Catt s’ingénie à le consoler : « Ah ! monsieur, reprend le colonel, que vous connaissez encore peu le Père Prieur ! Il ne revient jamais de ses idées, surtout quand, en revenant, il s’agirait de montrer le défaut de la cuirasse ; lui revenir, lui revenir, qu’une chose a été manquée par sa faute (sic) ! Le canon avancerait plutôt que de reculer quand on le tire ; non, monsieur, vous ne le connaissez pas, et fasse le ciel que vous ne le connaissiez jamais par votre expérience : on rendra mille services à cet homme, a-t-on le malheur de manquer un instant, dans des choses surtout où il s’imagine qu’on donne atteinte à son amour-propre, voilà pour jamais les mille services au diable. Eh ! que d’exemples bien tristes je pourrais vous citer de ce que je vous dis, monsieur, mais il faut partir, j’en ai reçu l’ordre, et vraisemblablement pour ne reparaître jamais ; conservez moi votre souvenir. »

Le capitaine de Marwitz, aide de camp du Roi, n’est pas plus rassurant : « Monsieur, pour le moindre tort que vous pourriez avoir avec lui, il vous éloignera après trente ans de services, et même sans aucun tort de votre part ; il sera assez dur pour vous éloigner, lorsqu’il sentira qu’il devrait récompenser toute la gêne dans laquelle vous aurez passé vos plus belles années : voilà l’homme, monsieur, tel qu’il est. »

Et j’ai retrouvé encore ces deux croquis (Frédéric le Grand).

« Le feu Roi disait de Frédéric : « Il a bien de l’esprit, mais s’il en avoit un brin de plus, il faudroit l’enfermer. Vous allez voir que, quand je serai mort, Berlin sera inondé de fols et d’esprits forts, de ces gens qui se promènent dans les rues, tels que ma mère et ma grand’mère les aimoient ; il séduira tout le monde et fera enrager ses voisins. » Il est certain que le Roi se perd souvent dans le sublime. »

« Bien des gens pensent que le feu Roi se trompoit et que Frédéric n’a pas l’esprit aussi brillant qu’on l’a cru. C’est ce que nous ne déciderons pas. Bien est-il vrai toujours qu’il en a dix fois plus que le commun des Rois et vingt fois plus qu’il n’en faut pour régner. Sa partie brillante est le militaire, dont il est capable de tirer tout le parti possible. Expéditif, saisissant ce qu’on veut lui dire au premier mot, ne prenant ni ne voulant de conseil, ne souffrant jamais de répliques ni de remontrances, pas même de sa mère, de sa femme, de sa sœur, de ses frères, moins encore de ses ministres, ce qui se prouve certainement par un esprit supérieur. (Faute probable d’impression, pour : ce qui ne prouve certainement pas un esprit supérieur.) Ce qui le prouve moins encore, c’est d’être mauvais plaisant, de dire des duretés au lieu d’épigrammes, et de s’adresser toujours à des gens qui, par leur état, ne doivent pas lui répondre et qui, par leur génie, ne peuvent pas lui faire apercevoir les raisons pour lesquelles ils se taisent. Ce qui le prouve enfin, c’est qu’il n’a jamais rien compris aux finances et au commerce et qu’il n’a pas sçu tirer parti de l’argent qu’il adore.

« Il n’y a pas le même bien à dire de son caractère que de son esprit. Traitant les hommes en esclaves, ses sujets gémissent sous des chaînes terribles. Il ne pardonne aucune faute contre l’exactitude militaire, et si son intérêt est Iézé, il ne châtie pas, il se venge. Ces défauts de l’homme sont compensés par les qualités du Roi. »

D’autre part (Anecdotes précieuses sur Sa Majesté) : « Ce qui est plus étonnant que toutes ces anecdotes particulières, c’est d’examiner les projets incroyables qui ont fermenté dans cette tête royale. Il n’est jamais entré dans une imagination humaine la vingtième partie des combinaisons étranges dont ce héros auroit régalé l’Europe si la fortune l’eût seulement flatté une minute du succès.

«… Aussi Voltaire disait-il : Si, après cela, dans ce ridicule siècle, on pouvoit démontrer que, pour avoir voulu la paix et le vrai bien de sa nation, un jeune et bon roi a risqué d’être lapidé ; si un autre prince, nommé le bien-aimé, a tout gâté chez lui ; si… si… si… ; si enfin c’est un roi philosophe qui a mis le feu aux quatre coins de l’Europe, et donné le ton à des principes et à une guerre plus immorale que celles des Attilas et des Gengiskhan, que restera-t-il donc à désirer après cela, en fait de maîtres, sinon de demander au ciel des Nérons et des Caligulas, pour rendre les mortels heureux ? »

« Dieu l’avoit mis dans une position unique. Lui seul, en montant sur le trône, se trouvoit de tous les princes de la Chrétienté le mieux en passe de donner le ton à l’Europe. Il avoit de l’argent, de belles troupes, de l’esprit, le goût du travail, peu de préjugés, et le courage d’oser se singulariser en tout. Il n’eût dépendu que de lui d’être l’arbitre du monde chrétien. Il a mieux aimé en être l’épouvantail. Quel dommage ! La nature lui avoit tout prodigué, jusqu’à l’art de plaire et de subjuguer les cœurs. Qu’en a-t-il fait, hélas ! que de les employer à dépouiller, à faire gémir son plus parfait ouvrage ; et pour une puissance exagérée et momentanée se mettre en butte à la défiance, à la jalousie, et à la haine du reste de l’Europe, sans faire rien de solide pour sa maison ? »

S’il faut racler enfin quelques éclaboussures de pinceau : « Votre héros et le mien, dit à M. de Catt « une personne très respectable, » notre héros qui brave le ciel et l’enfer, les temps et l’éternité, est sujet aux impressions que fait pendant le sommeil un sang plus ou moins agité. » — « Je lui ai toujours trouvé, déclare un autre témoin, non l’esprit décidément faux, mais du faux dans l’esprit. J’en avois cette idée avant qu’il montât sur le trône, et vingt ans de règne ne m’en ont pas désabusé. » — « Un ensemble rare de grands talens, de vices consommés et de vertus apparentes, des succès éclatans et des disgrâces imméritées, » dit un troisième. Le dernier prononce cette sentence définitive : « Il sut vouloir. »

Il resterait à dire un mot des opuscules attribués au roi de Prusse lui-même, et qui par conséquent pourraient figurer dans notre galerie, avec l’étiquette : Portrait de l’auteur. Malgré la déclaration solennelle de l’éditeur : « On trouvera la preuve que cet ouvrage est véritablement de Frédéric le Grand dans la Honte and Foreign Review, n° III, » le texte des Matinées royales ou de l’Art de régner, publié pour la première fois à Londres en 1863 « d’après la copie faite à Sans-Souci l’an 1806, par M. le baron de Méneval, secrétaire du portefeuille de Napoléon, » n’a pour moi qu’un caractère d’authenticité très insuffisant. Mais, comme les Dernières pensées du roi de Prusse, écrites de sa main, et venues en d’autres mains dans des circonstances ainsi relatées : « Ce petit manuscrit a été vendu par un hussard à un étranger qui était à Potsdam, pendant le temps de la mort du Roi ; cet étranger a lu ce manuscrit à ses amis, il l’a prêté, et il lui en a été pris copie », c’est un apocryphe de ce genre qui est, si je l’ose dire, plus vrai que de l’authentique, car il a fallu s’appliquer à la faire très vraisemblable pour lui donner de l’autorité. Il n’est donc pas téméraire de leur emprunter par-ci par-là de quoi remonter un peu notre couleur.

« Si nous nous souvenons que nous sommes chrétiens, dit l’Art de régner, nous serons toujours dupe. Pour la guerre, c’est un métier où le plus petit scrupule gâterait tout. En effet, quel est l’honnête homme qui voudrait la faire, si l’on n’avait pas le droit de faire ces règles qui permettent le pillage, le feu et le carnage ? — Nous devons à nos sujets la justice, comme ils nous doivent le respect. Je veux dire par-là, mon cher neveu, qu’il faut rendre la justice aux hommes, et surtout aux sujets, lorsqu’elle ne renverse pas nos droits ou ne blesse pas notre autorité. — Comme on est convenu parmi tous les hommes que duper son semblable était une action lâche, on a été chercher un terme qui adoucit la chose, et c’est le mot politique qu’on a choisi. Infailliblement, ce mot n’a été employé qu’en faveur des souverains, parce que décemment on ne peut nous traiter de coquins et de fripons. Quoi qu’il en soit, voilà ce que je pense de la politique. J’entends, mon cher neveu, par le mot politique qu’il faut chercher à duper les autres, c’est le moyen d’avoir de l’avantage ou du moins d’être de pair avec tous les hommes ; car soyez bien persuadé que tous les états du monde courent la même carrière et que c’est le but caché où tout le monde vise, grands et petits. — Or, ce principe posé, ne rougissez point de faire des alliances dans la vue d’en tirer tout seul tout l’avantage. Ne faites pas la faute grossière de ne pas les abandonner, quand vous croirez qu’il y va de votre intérêt, et surtout soutenez vivement cette maxime que dépouiller ses voisins, c’est leur ôter le moyen de nous nuire. — Croyez que l’homme est toujours livré à ses passions, que l’amour-propre fait toute sa gloire, et que toutes ses vertus ne sont appuyées que sur son intérêt et sur son ambition. Voulez-vous passer pour un héros ? Approchez hardiment du crime. Voulez-vous passer pour un sage ? Contrefaites-vous avec art. »

C’est assez pour donner le ton de ce recueil d’aphorismes, de ce « catéchisme, » comme eut dit Voltaire ; et c’est, au déclin de Frédéric, c’est ou ce serait, s’il était réellement de lui, un bon manuel de machiavélisme, qui fait pendant, mais contraste, à l’Anti-Machiavel. La vie aurait ainsi dicté à ce prince son livre du Prince, et il l’aurait écrit après coup, d’après ses actes, sujet et auteur, César et Machiavel tout ensemble. Les Dernières pensées du roi de Prusse n’y ajoutent que peu de chose : elles sont pâles et ternes, à côté de cette prose acre et froidement violente. Mais elles n’en sont pas discordantes : « Quand les souffrances m’en laissent la liberté, je fais le bien que je crois juste et nécessaire, et je ne me permets de mal que celui qui est utile au gouvernement. — Les femmes ont toujours été sans pouvoir sur moi… Je ne puis souffrir un être foible qui domine. — J’aimois la conversation du vieux prince d’Anhalt-Dessau, son esprit rude et presque féroce me plaisoit, c’étoit un vrai Vandale : on retrouvoit chez lui le caractère que leur donne Tacite. — Aujourd’hui, craindre le Pape, l’Église et le clergé, c’est avoir peur des mouches à la fin de l’automne… Les rois bigots… sont les vrais fléaux de Dieu.- — Si l’acquisition de la Pologne, qui ne coûta point de sang, n’étoit pas fondée sur une justice rigoureuse, elle l’étoit sur la raison, qui demande que des peuples voisins ne soient pas entravés par des limites indécises et enclavées les unes dans les autres : la morale a des ressources pour tous les hommes, elle ne sau-roit en manquer pour les rois, et les convenances territoriales peuvent entrer dans ses principes, comme contribuant au plus grand bonheur des peuples. » Là encore, il n’est rien que Machiavel n’eût dit, ni qu’il eût dit autrement qu’on le fait dire à l’Anti-Machiavel, dans le testament où il est censé résumer et enfermer toute son expérience.


De la superposition de ces ébauches un peu confuses, aux hachures entre-croisées, quelles sont les lignes qui se détachent, quelle est l’image qui surgit ? Au fait, nous n’avons pas besoin du petit Frédéric de l’anecdote, puisque nous avons le grand Frédéric de l’histoire. Celui-ci, nul ne l’a mieux saisi que Macaulay, mieux fixé sur la toile pour l’immortalité de la gloire et du blâme :

«… Ce fut du roi de Prusse que la jeune reine de Hongrie reçut les plus fortes assurances d’amitié et d’appui. Cependant le roi de Prusse, l’Anti-Machiavel, était déjà pleinement résolu à commettre le grand crime de violer la foi jurée, de dépouiller l’allié qu’il était tenu de défendre, et de plonger toute l’Europe dans une guerre longue, sanglante et désolante ; et tout cela, uniquement pour étendre ses domaines et voir son nom dans les gazettes. Il se décida à rassembler promptement et secrètement une grande armée, à envahir la Silésie avant que Marie-Thérèse connût son dessein et à ajouter cette riche province a son royaume.

Pour voir son nom dans les gazettes, il le confesse : « L’ambition, l’intérêt, le désir de faire parler de moi l’emportèrent, et je décidai la guerre. » Il la décida, de sa volonté délibérée, évoquant tout à coup d’anciennes prétentions, séculairement périmées, de la maison de Brandebourg sur la Silésie, « en violation de la foi jurée » tout récemment, en dépit de l’engagement pris par lui-même de garantir l’intégrité des États autrichiens. Mais une foi, un engagement, une garantie ?

« Il disait que toutes les garanties diplomatiques n’étaient que des réseaux de filigrane jolis à regarder, mais trop fragiles pour résister à la plus légère pression… »

Et il appuyait fortement de tous ses doigts. Le filigrane des traités craquait : son poing passait au travers, lourd et rapide. « Une fois la guerre résolue, il agit avec habileté et avec vigueur. Il lui était absolument impossible de cacher ses préparatifs : sur tout le territoire prussien, on voyait circuler des régimens, des armes et des bagages. L’envoyé d’Autriche à Berlin instruisit sa cour de ces faits, et exprima ses inquiétudes sur les desseins de Frédéric ; mais les ministres de Marie-Thérèse se refusaient à croire à un si noir attentat de la part d’un jeune prince qui s’était fait surtout connaître par ses grandes protestations de loyauté et de philanthropie : « Nous ne voulons pas, écrivaient-ils, nous ne pouvons pas le croire. » Pas de déclaration de guerre ; pas de demande de réparation ; Frédéric II prodigue encore les complimens, les assurances de bon vouloir, il fait encore ses révérences que déjà ses troupes sont entrées en Silésie. De nouveau, « dans l’automne de 1744, sans avertissement, sans prétexte décent, il recommença les hostilités, traversa l’Electorat de Saxe sans prendre la peine d’en demander la permission à l’Electeur, envahit la Bohème, prit Prague, et alla même jusqu’à Vienne. » — « L’année suivante (1745), après Hohenfriedberg et Sorr, comme il n’avait plus à craindre que Marie-Thérèse pût faire la loi en Europe, il commença à former le projet de manquer pour la quatrième fois à sa parole. » De plus en plus « le public s’habituait à regarder le roi de Prusse comme un politique dénué à la fois de moralité et de décence, insatiable dans sa rapacité, éhonté dans sa perfidie ;… comme un contrebandier malfaisant et sans principes, qui ne méritait la tendresse de personne ; comme un « pirate universel » qui, « à force d’enflammer les passions de deux grandes Puissances et de les abandonner l’une et l’autre en prétendant les servir, avait réussi à s’élever au-dessus du rang où il était né. » — « Le public ne se trompait pas beaucoup. » — « Ce prince, pour lequel la France avait tant souffert, était-il un allié reconnaissant, ou même un allié honnête ? N’avait-il pas été aussi perfide envers la cour de Versailles qu’envers la cour de Vienne ? N’avait-il pas joué, sur un grand théâtre, le rôle que joue, dans la vie privée, le vil agent de chicane qui pousse ses voisins à se quereller, les entraine dans des procès ruineux et interminables, et les trahit tous à la ronde, certain que la ruine des uns ou la ruine des autres ne manquera pas de l’enrichir ? N’est-il pas notoire qu’il ordonna plusieurs fois secrètement à ses officiers de piller et de démolir les maisons de certaines personnes auxquelles il en voulait, tout en leur recommandant de prendre leurs mesures de façon que son nom ne pût pas être compromis ? Pendant la guerre de Sept Ans, il agit de la sorte envers le comte Brühl. »

Il ne néglige aucun moyen. « Aussitôt Dresde occupé, Frédéric voulait commencer par s’emparer des papiers d’État de la Saxe ; car il savait bien que ces papiers prouveraient d’une façon péremptoire que, quoiqu’il fût en apparence l’agresseur, il agissait réellement dans l’intérêt de sa propre défense. La reine de Pologne, qui connaissait aussi bien que Frédéric l’importance de ces documens, les avait emballés, les tenait cachés dans sa chambre à coucher et allait les envoyer à Varsovie, quand un officier prussien se présenta devant elle. Dans l’espérance qu’un soldat n’oserait pas outrager une femme, une reine, la fille d’un empereur, la belle-mère d’un dauphin, elle se plaça devant le coffre et finit par s’asseoir dessus. Mais toute résistance fut inutile. Les papiers furent portés à Frédéric, et il y trouva, selon son attente, la preuve évidente des desseins de la coalition. Il fit aussitôt publier les documens les plus importans, et l’effet de la publication fut grand. Tout le monde vit que, quels que fussent les péchés dont le roi de Prusse ait pu se rendre autretrefois coupable, il était maintenant l’offensé, et qu’il avait seulement prévenu un coup destiné à l’anéantir. »

Tout de suite il exploite le pays conquis, y lève des soldats et des impôts : « Moitié par force, moitié par persuasion, dix-sept mille hommes qui avaient occupé le camp de Pirna furent entraînés à s’enrôler sous les drapeaux du vainqueur. »

C’est « le plus vigilant, le plus soupçonneux, le plus sévère des politiques. » Il a du jugement, de la résolution, du bonheur, de la fermeté, de la fidélité envers lui-même. Ainsi qu’il sait vouloir, il sait attendre. De temps en temps, et de jour en jour davantage à mesure qu’il vieillit, il traversa bien des heures de découragement ; alors, on peut le dire, et Macaulay le dit énergiquement, il montre à l’adversité une face assez déplaisante.

Après Closter-Seven, « ses malheurs l’avaient atteint jusqu’au vif. Le railleur, le tyran, le plus rigoureux, le plus impérieux, le plus cynique des hommes était très malheureux. Son visage était si hagard et son corps si maigre que, lorsque, à son retour de Bohême, il traversa Leipsick, le peuple le reconnut à peine. » Il songe à s’empoisonner, mais il chante sa mort dans une épître. « Au milieu de toutes les calamités du grand roi, sa passion pour composer des vers médiocres ne faisait que se développer… Il n’est pas, à notre connaissance, d’exemple aussi frappant et aussi grotesque de la force et de la faiblesse de la nature humaine, que le caractère de ce bas bleu hautain, vigilant, résolu, sagace, moitié Mithridate, moitié Trissotin, qui résiste à tout un monde armé contre lui, avec une once de poison dans une poche et un cahier de mauvais vers dans l’autre. » Son cœur est tout ulcéré de haine… « Il est dur, dit-il dans une de ses lettres, d’avoir à souffrir ce que je souffre. Je commence à sentir que, comme le disent les Italiens, la vengeance est le plaisir des dieux. Ma philosophie est minée par la souffrance. Je ne suis pas un saint comme ceux dont nous lisons l’histoire dans les légendes, et j’avoue que je mourrais content, si je pouvais d’abord infliger à d’autres un peu de la misère que j’endure. »

Pour mourir content, — et vengé, — gagnons du temps, durons. « Les Russes, retenus par les neiges, ne bougeraient probablement que lorsque le printemps serait bien avancé. » — « Peut-être les Turcs se mettraient-ils en mouvement sur le Danube. » Dans ses épreuves, Frédéric II en appelle jusqu’au Sultan.

« J’ai médité un discours au Grand Seigneur pour l’engager à faire la guerre à mes ennemis. Réveillez-vous, sublime Hautesse, réveillez-vous : le grand Eugène, qui vous a porté des coups si désastreux, n’est plus… Vengez-vous des maux qu’il vous a faits, le temps est favorable, vous n’avez qu’à paraître, vous serez sûr de la victoire. Généreux comme vous l’êtes, vous ne verrez pas avec indifférence un pauvre prince attaqué par toutes les puissances de l’Europe. Les Autrichiens font courir le bruit que j’aime la guerre. Sublime Hautesse, ne les croyez pas, cela est faux, on m’a forcé à la guerre, et, à brûler, je me défends comme je le puis, je succombe si vous ne venez pas à mon secours. Mais Sa Hautesse fait la sourde oreille ; semblable au monde corrompu, elle fuit les malheureux. Combattons donc seuls et mourons, s’il le faut, pour la chère patrie et pour la gloire. »

Néanmoins il se donne des airs de victime : « Qu’on m’accuse, si l’on veut, au tribunal de la politique ; je soutiens que, depuis la ligue de Cambrai, l’Europe n’a pas vu de complot aussi funeste que celui-ci, que même la ligue de Cambrai ne saurait ni ne se peut comparer au dangereux triumvirat qui s’élève à présent, qui s’attribue le droit de proscrire des rois, et dont toute l’ambition n’est pas encore développée. Accusera-t-on un voyageur d’imprudence, contre lequel trois voleurs de grand chemin, avec leurs troupes, se sont ligués, s’il est assassiné au coin d’un bois par lequel ses affaires l’obligeaient de passer ? Tout le monde ne se mettra-t-il pas plutôt à la piste des voleurs pour les prendre et les consigner entre les mains de la justice, qui leur donnera leur vrai salaire ?

« Pauvres humains que nous sommes ! Le public ne juge point de notre conduite par nos motifs, mais par l’événement. Que nous reste-t-il donc à faire ? Il faut être heureux[3]. »

Lorsque, mesurant le développement d’un tel caractère et les conséquences d’une pareille conduite, Macaulay les stigmatise en une page superbe, c’est la justice même qui porte son arrêt : « Quand la question de la Silésie n’aurait été débattue qu’entre Frédéric et Marie-Thérèse, il serait impossible d’absoudre le Roi du reproche de grossière perfidie. Mais si l’on envisage le résultat que sa politique amena et ne pouvait manquer d’amener au sein de la grande communauté des nations civilisées, on est forcé de prononcer sur lui une condamnation encore plus sévère. Jusqu’au jour où il commença la guerre, il semblait possible et même probable que la paix du monde fût conservée… Mais l’égoïste rapacité du roi de Prusse donna le signal a ses voisins. Son exemple apaisa leurs remords. Son succès diminua, à leurs yeux, la difficulté de démembrer la monarchie autrichienne ; le monde entier prit, les armes. C’est sur la tête de Frédéric que retombe tout le sang versé dans une guerre qui s’étendit pendant de longues années jusqu’aux extrémités du globe : le sang de la colonne de Fontenoy, le sang des montagnards qui furent massacrés à Culloden. Les maux engendrés par son crime se firent sentir dans des contrées où le nom de la Prusse était inconnu ; et, pour qu’il pût dépouiller un voisin qu’il avait promis de défendre, les nègres se battirent sur la côte de Coromandel, et les hommes rouges se scalpèrent les uns les autres au bord des grands lacs de l’Amérique du Nord. »


Or, voici, au total, ce qu’est le Prince suivant Machiavel : Il prend le monde tel qu’il est et les hommes pour ce qu’ils sont ; il ne s’enquiert pas de ce qui devrait se faire, mais de ce qui se fait : parmi tant de rivaux qui ne sont pas bons, il a appris à pouvoir n’être pas bon. Il sait que, la misère de notre nature ne permettant à personne d’avoir toutes les qualités, l’homme d’Etat doit s’arranger pour n’avoir que des vices qui ne puissent lui faire perdre l’Etat. Il est lent à croire et à s’émouvoir, ne s’effraye pas d’un rien, n’a pas peur de son ombre, ne pousse pas la confiance jusqu’à être imprudent, ni la défiance jusqu’à se rendre intolérable. Dans le fond de son cœur, il s’est demandé s’il valait mieux être aimé que craint, ou mieux être craint qu’aimé, et il s’est répondu que, sans doute, il vaudrait mieux être l’un et l’autre, mais que, comme il est difficile d’être les deux ensemble, le plus sûr est donc d’être craint, s’il faut renoncer à l’un des deux, car les hommes n’aiment qu’à leur gré, mais ils craignent au gré du prince ; et la sagesse commande de se fonder sur ce qui dépend de soi plutôt que sur ce qui dépend d’autrui.

Il ne méconnaît pas que ce soit pour le Prince un honneur que de garder la foi jurée, mais il n’en a vu que trop qui ne se « ont pas fait un scrupule de la violer, et qui, par-là, l’ont emporté sur ceux que leur parole enchaînait. Pour réussir, il faut être simulateur et dissimulateur accompli, et ne s’attacher qu’à ce principe invariable : si les hommes étaient tous bons, une telle morale ne serait pas bonne ; mais, comme ils sont mauvais et ne se gêneraient pas envers toi, toi non plus, tu n’as pas à te gêner envers eux. Assouplis ton âme, forme-la à ne point se départir du bien, si c’est possible, mais à se résoudre au mal, si tu t’y trouves obligé. Paraître avoir certaines vertus est d’une tout autre importance que de les avoir réellement, puisque de les avoir et de les pratiquer sans exception peut nuire, tandis que de paraître simplement les avoir ne peut être qu’avantageux. Le tout est de maintenir et d’augmenter l’Etat ; pourvu que l’on y arrive, il n’est pas de moyens qui ne soient considérés comme honorables, car le vulgaire ne voit que la surface des choses, et le monde n’est peuplé que de vulgaire.

Placez maintenant sur ce portrait du Prince le portrait du grand Frédéric : ils coïncident exactement. Le visage de Machiavel et le masque de l’Anti-Machiavel se confondent : ils sont égaux entre eux et interchangeables. C’est tout ce que j’ai voulu établir. J’ajoute seulement : il est remarquable que ce soit en Allemagne qu’on ait vu, dans les temps modernes, la reprise la plus complète du machiavélisme, théorique avec le « Surhomme » de Nietzsche, — l’Homme fort, qui n’est qu’une transposition du Prince, — pratique avec Bismarck ; qu’il y ait gagné la philosophie, et se soit, par l’influence des soi-disant « intellectuels, » étendu au peuple tout entier. La théorie et la pratique allemandes ont même exagéré le machiavélisme primitif. Dans le machiavélisme d’origine florentine et latine, il n’y avait rien d’inutile, il y avait le sens de la mesure, de l’équilibre : ne quid nimis. L’Allemagne s’est ruée par-delà, à deux pieds, à quatre pieds, en cheval échappé, en bête lâchée. Le « machiavélisme, » chose scabreuse, même pratiqué par des artistes, ne saurait être qu’une vilaine chose, quand il est pratiqué par des barbares.


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
  2. Faits divers pris dans la conversation des gens qui ont été à même de connaître Potsdam.
  3. Apologie de ma conduite politique, p. 285-286. Œuvres de Frédéric le Grand, t. XII, juillet 1757.