Le Maître du drapeau bleu/p2/ch6

Éditions Jules Tallandier (p. 321-345).

VI

LES PIRATES INVOLONTAIRES



— Voilà qui est au moins bizarre !

— C’est ce qu’il me semble. Mais à quoi attribuez-vous ces évolutions ?

— À quoi ? À rien, puisque la chose me parait incompréhensible !

Demandes et réponses s’échangeaient entre les passagers du Maharatsu, dans la salle de direction, en face de l’écran du périscope, sur lequel se dessinait un infini paysage de mer.

Depuis le départ de Hon-Dau, Lucien et les jeunes femmes s’étaient régulièrement succédé au clavier de direction, dont les touches, aux étiquettes précises, étaient d’une manipulation si aisée, qu’après une heure d’étude, chacun avait pu devenir le pilote de l’Electric boat.

Ainsi l’on avait prolongé au large la côte d’Annam, contourné le delta du Mékong, s’épanouissant en éventail dans les provinces fertiles de la basse Cochinchine, traversé en diagonale le golfe borné à l’ouest par la longue et étroite presqu’île de Malacca, puis embouchant le détroit dont la Hollande et l’Angleterre gardent les rives, la première par Sumatra, la seconde par Singapoor, le navire était entré dans le vaste triangle du golfe de Bengale.

Coupant par le milieu le chapelet de quinze cents kilomètres formé par les îles Andaman, il se dirigeait vers Ceylan, l’île du rêve, des végétations capiteuses et luxuriantes, des perles fines, des coraux bleus, où toutes les beautés, naturelles et humaines, semblent s’être donné rendez-vous comme en un temple du Beau.

Or, une heure auparavant, tous causaient de l’île admirable, avec le regret de n’y point faire escale, Dodekhan ayant décidé que le Maharatsu ne s’arrêterait dans aucun port asiatique.

Sage précaution, tous l’avaient reconnu. Ils avaient assez souffert de la puissance de Log, pour se défier de toute la partie de la terre où elle s’exerçait.

Soudain, sur l’écran du périscope, une fumée lointaine avait signalé le passage d’un steamer.

Lucien et ses amis avaient suivi la trace du navire qui, pour un instant, leur apportait cette satisfaction que tout navigateur a ressentie de n’être pas seul sur le désert liquide.

C’était un paquebot des Messageries Maritimes, un de ces puissants et confortables vapeurs du service Marseille-Extrême-Orient.

Il avait grossi peu à peu. Les passagers calculaient qu’il croiserait le Maharatsu à moins de cinq cents mètres, quand tout à coup, sans raison apparente, le vapeur avait modifié sa route, forcé ses feux ainsi qu’en témoignaient les tourbillons de fumée noire vomis par ses cheminées et avait foncé à toute vitesse vers l’horizon, donnant à tous l’impression de fuite devant un danger.

Le navire avait-il aperçu des signes précurseurs d’un de ces terribles ouragans tournants, cyclones, typhons, tornades ?… Non, ce n’était pas cela… l’écran, manœuvré de façon à inspecter tout le dôme du ciel, ne montra nulle part le petit nuage caractéristique des tempêtes prochaines.

Et puis les paquebots, ces villes flottantes, ne se détournent pas de leur route pour un ouragan. Alors que signifiait donc la conduite de celui-ci ? Après avoir vainement envisagé toutes les hypothèses plausibles, les voyageurs avaient cessé de s’occuper de l’insoluble problème, quand Mona s’écria :

— Un autre navire en vue.

Les regards convergèrent sur l’écran. Mona avait bien vu. Un grand bateau de commerce apparaissait marchant dans le même sens que le Maharatsu.

Et comme tous admiraient ce superbe échantillon de la navigation mixte, actionné par la vapeur et muni de quatre mâts élancés, dénotant que la voile pouvait venir à l’aide de l’hélice, il se produisit un phénomène stupéfiant.

Le vaisseau vira de bord comme l’autre, piquant droit vers l’horizon, et ses voiles se déployèrent comme si le bâtiment avait souhaité développer toutes ses qualités de vitesse dans une chasse éperdue.

— Celui-là aussi, gronda la petite duchesse, très intriguée par les allures bizarres du navire.

Dodekhan hocha la tête.

— Oui… lui aussi ?

— Mais de quoi ont-ils peur, tous ?

— Je n’en sais pas plus que vous.

— Car il n’y a pas à dire… Ils se sauvent comme s’ils voyaient le diable.

Et le front plissé par l’effort de la réflexion, Sara continua ;

— C’est drôle l’idée qui me vient.

— Dites votre idée ?

— L’écran nous démontre qu’à la surface de l’océan, le Maharatsu seul est visible…

— Sans doute, mais après ?

— Après… Eh bien, après… c’est peut-être de nous qu’ils ont peur.

La supposition de la Parisienne provoqua les exclamations de Lucien, de Mona, du Maître du Drapeau Bleu lui-même.

— Peur de nous !

— Notre Electric boat n’a rien d’effrayant.

Mais Sara s’entêta :

— Je suis de votre avis… Seulement si ce n’est pas nous qu’ils fuient, je vous prierai de m’apprendre ce que c’est ?

Et tous la regardant avec des gestes niant la possibilité de soutenir pareille opinion, elle poursuivit :

— Leurs vigies n’ont pas meilleure vue que notre périscope, n’est-ce pas ? Alors, si nous ne voyons rien, pourquoi en verraient-ils davantage ?

Les interlocuteurs de la charmante femme gardèrent le silence. Il est certain que le problème tel qu’elle venait de le poser apparaissait troublant.

Point n’est besoin d’être un « maritime » de race, pour savoir qu’un bâtiment ne se détourne pas de sa route sans de pressants motifs…

Or, les motifs demeuraient invisibles.

Est-ce que la petite duchesse avait raison ? Est-ce que le « courrier » et le « navire de commerce » avaient fui le Maharatsu ?

Mais non, ceci était invraisemblable. À la rigueur, on pourrait fuir un bateau chargé de pestiférés… Fuite inhumaine, sans doute, mais en somme hygiéniquement excusable. Seulement, le Maharatsu ne portait en lui aucun des dangers énoncés.

Alors… la pensée de Sara errait… Ce n’était pas l’Electric qui épouvantait les vaisseaux fugitifs… Non, ce n’était pas lui.

Cette cause écartée, il restait néanmoins un effet indiscutable, et ce qui enrageait Sara, inexplicable surtout ! les bizarres évolutions des bâtiments.

L’agacement de la jeune femme gagna ses compagnons à ce point que, vers le soir, un steamer anglais de l’Oriental Peninsular Company ayant opéré la même manœuvre que les vapeurs précédemment rencontrés, Dodekhan lui donna la chasse, avec l’intention arrêtée de le rejoindre et d’avoir enfin l’explication de cette folie, qui semblait avoir gagné soudain tout le personnel maritime du golfe du Bengale.

Le Maharatsu, excellent marcheur, gagnait rapidement le steamboat.

La distance était à peine d’un mille (mille huit cent cinquante mètres) entre les deux navires, quand un nuage de fumée blanche jaillit de l’arrière du vapeur poursuivi, et quelques secondes plus tard un boulet ricochait sur les vagues à bâbord de l’Electric.

Instinctivement le Turkmène imprima au levier actionnant le gouvernail un mouvement, dont le résultat fut de remettre le Maharatsu dans sa direction primitive.

— Ils ont tiré sur nous ! s’écria impétueusement la petite duchesse.

— Cela, fit Lucien complètement Interloqué, ne me paraît pas pouvoir être mis en doute.

— Oui… Ces paquebots ont quelques canons pour se défendre contre les attaques toujours possibles des pirates malais…

Sara interrompit les explications de Dodekhan.

— Les pirates malais, très bien, mais nous ne sommes pas des pirates malais.

— Encore une proposition évidente, souligna le duc s’efforçant de sourire.

L’approbation du reste fit trépigner la nerveuse Parisienne.

— Je ne vous demande pas d’approuver tout ce que je dis, mais de raisonner. Par suite de quelle aberration d’esprit, ces Anglais, ces marins d’une nation amie, cordiale, nous bombardent-ils comme des pirates malais ?

Les assistants se turent et pour cause.

Chacun se sentait capable de formuler la question, mais la réponse, elle ne se présentait à l’esprit de personne.

Ce qu’il y avait de certain, c’est que le vaisseau de l’Oriental Peninsular avait tiré à boulet sur le Maharatsu, et qu’à cette heure, il continuait à fuir à toute hélice.

Le visage de Dodekhan s’était assombri. Évidemment le jeune homme était en proie à une profonde préoccupation.

— Tiens, remarqua Lucien qui suivait tous ses mouvements, vous reprenez la route au maximum de vitesse !

— Oui.

— Pourquoi cette hâte qui, ainsi que vous me l’avez expliqué, fatigue toujours les organes de la machine ?

Le Turkmène baissa la voix pour répliquer :

— Je veux gagner au plus vite les eaux européennes… Il y a danger pour nous dans ces mers asiatiques.

— Quoi ! vous supposez ?…

— Je ne suppose rien… Je ne suis en état de rien affirmer… Pourtant il me semble que notre vaisseau est signalé comme un bâtiment à craindre… Signalé par qui ?… À propos de quoi ?… Questions qu’enveloppe un brouillard… Toutefois nous avons des ennemis puissants, ne reculant devant aucun moyen… Dès lors, raisonnons comme si la chose émanait d’eux… Je ne devine pas leur but, mais je suis certain que notre arrivée en Europe, hors de leur atteinte, les mécontentera fort… C’est donc à cela que doivent tendre toutes nos actions… Voilà pourquoi je développe toute la vitesse de marche.

La nuit vint.

Contrairement à l’usage, personne ne dormit, et le Turkmène demeura au tableau de direction…

Mona s’était assise près du clavier dont une touche cliquetait de temps à autre, sous la pression des doigts du jeune homme.

Le menton dans la main, le coude appuyé sur la tablette, la jeune fille regardait Dodekhan et, sous ses regards, il ressentait une émotion très douce qu’il n’eût su définir.

— Monsieur Dodekhan, chuchota soudain la fille du général Labianov.

— Monsieur Dodekhan, reprit-elle doucement, vous nous ramenez en Europe pour nous mettre à l’abri de la vengeance du misérable qui vous a trahi ?

Il fit oui de la tête.

— Vous avez l’intention de nous débarquer dans un port français.

— Oui, à Marseille.

— Pour M. et Mme de la Roche-Sonnaille, j’approuve entièrement vos projets. En ce qui me concerne personnellement, il n’en ira pas de même.

— Que voulez-vous dire ?

— Que je veux ma part des dangers que vous avez… l’égoïsme de vouloir affronter tout seul.

La blonde Slave n’avait pas élevé la voix, et cependant son interlocuteur fut frappé de la résolution qui vibrait en son accent.

Il ouvrit les lèvres pour parler, pour combattre la pensée qu’il devinait en elle. Elle ne le lui permit pas.

— Écoutez-moi d’abord… Ensuite, si vous jugez qu’il y ait intérêt à discuter, vous discuterez.

Puis une émotion profonde mettant un éclat plus vif en ses yeux, donnant à l’iris bleu un ton foncé d’améthyste, elle reprit :

— Vous souvient-il de la première entrevue du forçat 12 et de Mona Labianov ?

Et comme il demeurait interdit à cette question, devant le regard fixe de la jeune fille, elle continua :

— J’avais quatorze ans… Et de suite, moi, la fille du gouverneur de Sakhaline ; moi, élevée dans l’horreur des condamnés du bagne, j’ai fait des vœux pour vous que j’avais deviné noble, incapable de crime.

Avec effort elle ajouta :

— Depuis… ma pensée a vécu sans cesse de votre vie. Vous absent, j’imaginais vos occupations, vos luttes. Je vous excusais de rester loin de moi… Le bonheur doit être attendu, et je savais que nous nous rencontrerions de nouveau.

— Vous saviez ?…

— Oui, affirma-t-elle de tout son être.

— Mais moi, je souhaitais vous fuir, vous épargner la vie de douleurs à laquelle je me sentais condamné.

Elle eut un adorable sourire :

— Heureusement, fit-elle, le dispensateur infini de la souffrance a écouté mes prières. Il a suscité cet esprit de haine qui s’appelle Log ; il m’a poussée sur le Maharatsu, où vous étiez prisonnier ; il a fait qu’une œuvre sacrilège m’unisse à vous.

Les yeux du jeune homme exprimant l’irrésolution, elle insista avec plus de force :

— Si, si… Lorsqu’au Chan-Toung, il fit célébrer ce double mariage, de vous, avec la pauvre Lotus-Nacré, avec moi… j’ai eu une heure de désespérance atroce… Et cependant, voyez ce qui est arrivé… La douce Lotus n’est plus… La mort a déjoué les combinaisons du plus cruel des hommes. Seule, je reste… La jeune fille est votre épouse, de par le rite bouddhique… Qu’importe le rite ! tout est dans l’esprit… et savez-vous ce que l’esprit a voulu ainsi indiquer ? Il a prétendu marquer que je devais être auprès de vous toujours, défiant les heures heureuses, bravant les heures tristes et, si la mort brutale se présente, m’y précipitant avec vous.

— Oh ! Mona, Mona, fit-il joignant les mains, ne parlez pas ainsi.

— Et pourquoi donc ?

— Un tel sacrifice…

— Il n’y a pas de sacrifice, nous sommes unis à jamais. Et s’il fallait que votre corps périsse, que le mien continue à vivre… j’aurais seulement l’apparence de la vie… En réalité, je mourrais avec vous, car mon âme s’envolerait avec la vôtre.

Et le silence se fit.

Mais brusquement un grand frisson les secoua tout entiers, ainsi que Lucien et Sara, assis à l’autre bout de la salle. Ils se dressèrent sur leurs pieds, se tournant d’un même mouvement vers la paroi écran du périscope.

Une détonation assourdie par la distance, par l’épaisseur de la membrure du Maharatsu, avait frappé leurs oreilles, en même temps qu’au-dessus de leurs têtes, à l’étage des cabines, retentissaient de sinistres craquements.

— Un écueil ! nous avons touché ! clama le duc.

Dodekhan répondit :

— Non, les craquements proviendraient de la cale et non des cabines du pont.

Le jeune homme pointa l’index vers l’écran :

— Voyez ! fit-il d’une voix étouffée.

L’inexplicable se dessinait là, sous leurs yeux. Avec la netteté d’une image cinématographique, ils apercevaient un immense arc de cercle d’horizon, mais l’Océan n’était plus désert. Deux grands cuirassés, une division de torpilleurs de haute mer venaient à toute vapeur sur eux. À la corne de ces bâtiments flottait le pavillon anglais.

— C’est l’escadre de l’océan Indien !

À peine Dodekhan avait-il prononcé ces paroles qu’un tourbillon de fumée, un éclair de feu jaillissent de la tourelle d’avant de l’un des cuirassés. Quelques secondes s’écoulèrent, puis un fracas épouvantable retentit… Un obus a frappé le Maharatsu.

— Mais ils sont fous, ils nous canonnent. Stoppez, monsieur Dodekhan, stoppez… Ils ne vont pas nous couler sans explications.

Sara, Lucien s’exclamèrent ainsi.

Et, avec un haussement d’épaules résigné, le Maître du Drapeau Bleu appuya sur le bouton du clavier, dont le disque d’ivoire portait en bleu l’indication : Stop.

Aussitôt le froufrou des machines cessa. Les regards rivés sur l’écran constataient que la vitesse diminuait. Le Maharatsu courait maintenant sur son erre, avec une rapidité uniformément décroissante.

Sans doute le mouvement fut compris, car les navires britanniques mirent en panne de leur côté, et seul, un torpilleur, tel un long fuseau d’acier continua d’avancer vers l’Electric boat.

Dodekhan eut un regard voilé pour Mona, puis d’une voix sourde :

— Montons sur le pont, pour recevoir ces visiteurs.

Un instant plus tard, tous étaient rassemblés à la coupée.

Le torpilleur s’était embossé à quelques encablures. Un canot s’en détachait, portant quatre rameurs et un officier, qu’à ses insignes on reconnaissait pour un lieutenant de vaisseau.

Lucien, Dodekhan remarquèrent que l’officier avait revêtu la grande tenue.

Pourquoi ? Tel n’est point l’usage à l’occasion d’une simple visite d’un navire. Cela donnait à l’aventure un caractère officiel et menaçant.

Le lieutenant devenait un ambassadeur, apportant un ultimatum avant un combat. Et pensifs, ils observaient l’embarcation glissant sur l’eau, avec l’apparence d’un énorme insecte, au flanc duquel les avirons semblaient des pattes vivantes.

L’attente fut brève. Bientôt, glissant sur la croupe d’une vague, le canot vint se ranger le long du Maharatsu.

L’officier escalada l’échelle de la coupée. Là, il porta la main à sa casquette. Dodekhan et Lucien lui rendirent son salut. Puis il prononça à haute voix :

— Le capitaine ? je vous prie.

Ce fut Dodekhan qui répondit :

— Il n’y a pas de capitaine ici… c’est-à-dire que personne n’a le droit de porter ce titre.

Un étonnement se marqua sur les traits du visiteur.

— Soit ! reprit-il. Mais ce navire est dirigé par quelqu’un… Qui commande ?

— Moi, déclara sans hésitation le Turkmène.

L’Anglais s’inclina légèrement.

— Alors et afin de me permettre, à moi Mathew Lids, de remplir, dans la forme et le mode qui m’ont été prescrits, la mission dont je suis chargé par lord Arthus Ironstick, contre-amiral, commandant la division navale de l’océan Indien, je vous prierai de rassembler votre équipage sur le pont.

— Il n’y a pas d’équipage.

À cette réplique, le lieutenant de vaisseau fut sur le point de manifester sa surprise, mais il réussit à se dominer, non sans effort visible.

— Pas d’équipage ? répéta-t-il en écho.

— Non. Mlle Mona Labianov, fille du général, ministre plénipotentiaire russe, M. le duc et Mme la duchesse de la Roche-Sonnaille, et moi, sommes les seuls êtres vivants à bord de ce navire.

Et comme Mathew Lids roulait des yeux totalement effarés, le Maître du Drapeau Bleu poursuivit :

— La présentation ainsi faite, je vous prierai de parler, monsieur, car aussi bien, je suis fort désireux d’apprendre pourquoi une flotte de guerre me canonne et m’impose la visite absolument comme si j’étais en rupture avec les lois internationales.

Froidement, redevenu maître de lui-même, l’officier murmura :

— C’est en effet pour ce motif…

— Pardon, vous dites ?… s’exclama Sara, incapable de se contenir, plus longtemps.

L’Anglais marqua une inclination à l’adresse de la jeune femme.

— Je porte les paroles de mes chefs, sans avoir à les modifier ou à les expliquer. Je suis chargé de vous inviter à passer à bord du Majestic, cuirassé amiral, et de prendre possession de ce navire.

— Possession du Maharatsu !

— Lord amiral Ironstick vous donnera toutes explications nécessaires. Je pense du reste que les noms que vous avez prononcés tout à l’heure — ici nouveau salut à l’adresse des jeunes femmes — feront disparaître tout soupçon.

— Mais, se récria la petite duchesse, votre amiral pourrait se déranger, sans obliger des femmes à se rendre à son bord.

— Je suis officier, madame, et j’exécute les ordres…

— Mais je ne suis pas officier, monsieur, et je n’ai pas à en recevoir…

L’Anglais ne répondit pas !

— J’ai bien envie, continua la Parisienne très agacée par la mine imperturbable de son interlocuteur, de refuser de répondre à une aussi peu courtoise invitation.

L’officier eut un léger frémissement.

— Madame, permettez-moi, avant de prendre une résolution de ce genre, de vous apprendre ce qui en résulterait.

— Pas grand’chose, je pense. Si l’amiral est un gentleman, il me comprendra…

— Il ne comprendra rien, car il ignorera votre refus.

— Comment ?… Vous ne lui transmettrez pas ?…

— Voici mes instructions, madame. En cas de résistance, je dois rejoindre mon bord et torpiller ce bâtiment.

Tous eurent un sursaut. Mais Sara, rageuse, reprit :

— Rien de plus facile que d’éviter cet acte de banditisme, car c’est du banditisme pur… Ces messieurs pourraient vous retenir prisonnier.

Mais à sa profonde stupeur, l’Anglais répondit :

— Le cas a été prévu. Moi prisonnier, mon navire torpillerait quand même.

— Il vous ferait sauter avec nous ?

— Oui, madame.

Le visage du lieutenant était demeuré impassible ; il n’y avait pas trace d’émotion dans sa voix. Il allait au devoir, à la mort, avec cette morgue un peu hautaine qui est la caractéristique du courage anglais.

Prompte aux revirements, Sara ne put se défendre d’un sentiment d’admiration.

— Mais au moins, pourquoi nous traite-t-on avec cette rigueur ?

Il répondit lentement :

— Je ne sais pas, madame.

Il était décidément héroïque, cet officier qui, sans s’inquiéter des causes, s’était embarqué sur un ordre du vaisseau amiral, pour se rendre au Maharatsu, avec l’idée que peut-être le grand Electric boat serait son tombeau.

Lucien et Dodekhan le pensèrent sans doute, car tous deux se découvrirent. Le Maître du Drapeau Bleu prononça, non sans une nuance d’émotion :

— Il serait regrettable, monsieur, de priver la marine britannique d’un officier tel que vous… nous sommes prêts à vous suivre.

L’Anglais ne manifesta pas plus de satisfaction qu’il n’avait montré de crainte.

— Veuillez donc embarquer. Le canot vous portera au vaisseau amiral.

— Mais vous-même ?

— Moi, je reste à la garde de votre navire, avec ces hommes qu’amène le grand canot.

Depuis un instant, tout à la scène où ils étaient acteurs, les passagers du Maharatsu avaient détourné les yeux de la mer. À la parole, au geste du lieutenant, ils regardèrent. À cinquante mètres environ, le grand canot du cuirassé amiral arrivait, monté par une vingtaine d’hommes armés de fusils et appartenant de façon manifeste à la compagnie de débarquement.

Résister eut été folie.

Dodekhan enveloppa d’un regard attristé Mona et ses compagnons, puis très doucement :

— Deſcendez.

Et plus bas, il se confia à lui-même :

— Eux, au moins, n’ont rien à redouter… Les Anglais les protégeront.

Cinq minutes après, tous quatre groupés à l’arrière du canot qui avait amené le lieutenant Mathew, cette embarcation s’éloignait de l’Electric boat, tandis que la chaloupe, contenant les marins armés, les remplaçait au bas de l’échelle de la coupée qu’eſcaladait bientôt le détachement envoyé par le vaiſſeau amiral. Perſonne ne parlait. Le silence n’était troublé que par le bruiſſement des palettes des rames s’enfonçant dans l’eau glauque.

Le Majeſtic, avec ses tourelles, ses mâts blindés, ses batteries en coupole, groſſiſsait à vue d’œil, deſſinant à la surface des eaux sa silhouette maſſive de château fort flottant. On diſtinguait maintenant les matelots groupés sur le pont, se penchant sur les baſtingages, pour mieux diſtinguer quels priſonniers le canot ramenait de son expédition.

Des officiers se tenaient à la coupée, entourant un homme grand, sec, le viſage sévère encadré de favoris griſonnants, lord amiral Ironſtick en perſonne. Pluſieurs braquaient de courtes lunettes marines sur l’embarcation. Des exclamations s’échangeaient.

Aoh ! que nous ramènent-ils donc ! s’exclamait un jeune midſhipman imberbe, des paſſagères ? Ma foi, leur préſence égaiera le carré ; car, sans médire du corps des officiers, la converſation manque de piquant.

Le contre-amiral daigna relever la phraſe :

— Vous êtes encore dans l’âge des illuſions, Glenan… Vos paſſagères seront mieux aux fers qu’au carré.

Et le midſhipman rougiſſant sous la mercuriale du grand chef, celui-ci continua :

— Comment un officier de la marine anglaiſe peut-il admettre la poſſibilité de s’aſſeoir à la même table que de pareilles girls (filles) ?

Un lieutenant, qui lorgnait le canot depuis un moment, se haſarda à répliquer :

— Veuillez m’excuſer, milord, mais la réflexion de Glenan paraît explicable.

— Allons bon ! vous, Ludſhaw, vous allez appuyer…

— Appuyer, non pas, mais ce jeune vieux garçon pouvait tromper soi-même. Ces girls ont tout à fait l’air de ladies (dames).

— Vous regardez dans une tranche de brouillard (vous voyez trouble), Ludshaw.

— Je vous assure que non… Elles ont toutes les apparences de la convenabilité, et l’on ne croirait pas ces personnes affiliées à des pirates.

Devant l’insistance de Ludshaw, lord Ironstick se décida à tirer sa longue-vue. Et quand il eut appliqué l’oculaire à ses paupières, il eut un geste mécontent et grommela :

What a shame ! (Quelle honte !). Ces pillardes ont des angéliques visages. Le vieux Nick (le diable) lui-même s’y tromperait et n’oserait pas leur jeter la griffe à l’épaule.

Le canot se rapprochait. Bientôt, tous purent se rendre compte à l’œil nu de la justesse des observations des causeurs.

Il eût fallu en effet une dose d’aveuglement peu commune pour refuser à Mona, à la duchesse, la grâce, la joliesse, et surtout ce je ne sais quoi de digne et d’aisé, ce je ne sais quoi d’inimitable et d’envié qui distingue la femme comme il faut.

Et puis, leurs compagnons à leur tour excitèrent les remarques étonnées des officiers. La suprême beauté de Dodekhan, la distinction un peu frêle mais incontestable de Lucien ne cadraient pas du tout avec l’idée que l’on se fait généralement des pirates.

Car c’était comme pirates, ainsi que venait de le dire l’amiral, que les quatre passagers du Maharatsu étaient amenés à bord du cuirassé Majestic. Maintenant on les attendait à la coupée avec impatience.

Des phrases brèves, échappées à la surprise, sonnaient :

— Parfaits gentlemen.

— Yes. Tout à fait corrects.

— Cela est incroyable !

À mesure que la distance diminuait, que les détails devenaient plus perceptibles, une sorte de malaise s’appesantissait sur le groupe des officiers. Sur dépêche pressante du gouvernement général de l’Inde, la division navale de l’océan Indien, en escale sur rade de Colombo (Ceylan), avait pris la mer pour courir sus à un navire étrange, audacieusement enlevé par des pirates en rade de Hon-Dau (Tonkin), et destiné évidemment par les voleurs à exercer la profession lucrative mais importune d’écumeur de l’Océan.

On avait d’abord douté du fait. Certes, dans les villes, des aventuriers audacieux dérobent bicyclettes, voitures, chevaux ; mais de là à prendre un navire jaugeant plusieurs milliers de tonneaux, et cela sur une rade fréquentée en vue d’une côte très peuplée, il y a évidemment un abîme.

Des paris avaient été proposés, tenus.

Des officiers, l’intérêt… sportif de l’aventure avait gagné les équipages.

Jamais, certainement, les yeux des matelots n’avaient fouillé l’horizon avec autant d’acuité. Et voilà que le navire suspect avait été signalé.

Au deuxième obus frappant sa coque, les bandits rassemblés dans ses flancs avaient compris la résistance inutile.

Ils avaient stoppé, admis un officier à bord.

Et, c’était à donner sa langue aux chiens… on amenait comme prisonniers, là, dans ce canot, des gens qui, par le pied de saint Georges, avaient l’air de membres d’un club élégant, de sportsmen, de tout enfin, sauf de pirates nourrissant de noirs desseins à l’endroit des navires sans défense sillonnant la surface des océans.

Lord Ironstick semblait plus perplexe encore que son état-major.

Les doigts crispés sur sa lunette, il la portait à son œil, la retirait, la replaçait de nouveau, manifestant par cette mimique déconcertée que ce qu’il voyait ne concordait en aucune façon avec ce qu’il avait pensé voir.

Le canot était tout proche.

— Ohé ! du canot ! clama un matelot de vigie.

Et le patron de la petite embarcation répondit :

— Torpilleur 104.

— Accoste à l’escalier.

L’embarcation avait accosté le cuirassé. Et sur le flanc, recouvert des plaques épaisses de l’acier protégeant la forteresse flottante, Dodekhan, Lucien, la duchesse, Mona, montaient à la file.

Tous quatre franchirent la coupée et s’arrêtèrent en face du groupe d’officiers. L’impression favorable de ces derniers s’accentua encore.

L’allure des prétendus pirates était ; si parfaitement, si naturellement correcte, que lord Ironstick obéit à un besoin instinctif de s’excuser.

— Mesdames, messieurs, vous savez que le commandant d’une escadre ne doit pas quitter son bord. J’ai donc été obligé de vous prier de vous déranger.

Le ton était bien différent de celui auquel s’attendaient les voyageurs.

Aussi, la petite duchesse, calmée par la courtoisie de la déclaration, répondit en riant :

— Nous l’avons d’autant mieux compris, monsieur l’amiral, que les cartes de visite en acier qui, elles, ont pu quitter votre bord, ne nous laissaient aucun doute sur votre désir d’entrer en relations avec nous.

L’allusion aux obus du début amena un sourire sur tous les visages.

Lord Ironstick lui-même se dérida :

— L’esprit de riposte, madame, me démontre que vous êtes Française…

— Et Française de Paris, reprit la charmante femme… duchesse de la Roche-Sonnaille, qui prend la liberté de vous présenter son mari ; une amie, presque une sœur, Mlle Mona Labianov, et un homme de grand cœur, grâce auquel nous avons échappé aux plus effroyables dangers, M. Dodekhan.

Puis, sans y être invitée, poussée en quelque sorte par la sympathie qu’elle sentait grandir autour d’elle, Sara narra en quelques mots l’étrange voyage de noces qui l’avait amenée de Paris à bord du Majestic, en passant par La Haye, le Cap Horn, Kiao-Tcheou, Ki-Lua et Haïphong.

Tous écoutaient, une stupeur dans les yeux, un peu incrédules aussi.

Certes, personne ne mettait en doute la bonne foi de la narratrice, mais, en véritables Anglais, les assistants ne pouvaient croire à la puissance redoutable organisée par les hommes de race jaune.

Évidemment, on se trouvait en présence d’exagérations, de grossissement des faits, tout naturels de la part de femmes et de gentlemen non pourvus de sagesse, de bon sens, par cette panacée universelle des écarts d’esprit que l’on dénomme la nationalité britannique.

— Ce que je retiens de tout cela, souligna finalement le lord amiral c’est que vous avez été victimes d’audacieux coquins, et que notre rencontre, commencée un peu brutalement ainsi que vous le rappeliez justement tout à l’heure, aura du moins cet avantage de clore définitivement la série de vos tribulations.

Et appelant à son secours toute la morgue saxonne :

— Désormais, vous êtes sous la protection de l’Angleterre.

Mais il s’interrompit. Sa remarque avait provoqué une contraction de la physionomie du Turkmène.

Or, un amiral, et surtout un amiral du Royaume-Uni, ne saurait admettre qu’une de ses affirmations ne soit pas considérée comme article de foi.

— Douteriez-vous de son efficacité ? questionna-t-il, avec une nuance de hauteur.

Dodekhan répliqua doucement :

— Le ciel m’en préserve ! Cependant, j’ai hâte de rejoindre mon navire et de poursuivre ma route vers l’Europe…

— Parce que ?…

— Parce que, là seulement, je croirai en sûreté ceux que j’ai voulu sauver.

Lord Ironstick fronça le sourcil :

— Je vous répète que l’Angleterre…

— … Nous protège. Loin de moi la pensée de nier le prix d’un tel appui. Mais la protection d’un grand peuple n’a jamais arrêté le poignard d’un sectaire, le poison d’un criminel hypocrite. Tant que nous serons proches de l’Asie, je craindrai pour mes amis.

— Un Asiate peut se rendre en Europe, et…

— Et tuer. Vous avez raison, milord amiral… Un, dix, cent, si vous le voulez… Mais ils se remarquent par leur type, leur allure… Et puis, ils ne sont jamais légion, tandis qu’ici ceux que nous avons à redouter sont des millions d’êtres. Chaque inconnu peut être un meurtrier. En Europe, enfin, j’estime que nous n’aurons rien à craindre, car les Asiates sont et seront de longtemps suffisamment occupés chez eux.

Le lord s’inclina. Il pouvait accepter l’explication formulée en ces termes.

— En somme, notre attaque a été le résultat d’un malentendu… Je le reconnais et je vais vous faire reconduire sur votre navire, vous priant seulement de naviguer de conserve avec nous jusqu’à Colombo.

— À Colombo ?

— Oui. Mes ordres m’enjoignaient de m’emparer de vos personnes et de les ramener à Calcutta. Afin de ne pas allonger votre itinéraire, je vous conduis à Ceylan, je fais recevoir votre déposition par les autorités…

— Oh ! J’aurais voulu éviter le voisinage de toute côte asiatique.

L’exclamation de Dodekhan parut déplaire à l’amiral.

— Je pousserai la condescendance, prononça-t-il un peu sèchement, jusqu’à demander aux autorités de se transporter à votre bord. Vous ne descendrez même pas à terre. Il me semble qu’en rade de Colombo, sous la garde de vaisseaux de guerre anglais, vous cesserez de manifester des craintes un peu blessantes, permettez-moi de le dire, pour le pavillon qui flotte sur vos têtes.

Le Turkmène garda le silence. À quoi bon discuter avec cet homme qui, de toute évidence, ne se faisait pas idée de la formidable puissance confisquée par Log et ses Graveurs de Prières.

Son mutisme apaisa l’officier, qui reprit plus doucement :

— Vous le voyez, j’agis de mon mieux, m’efforçant de concilier vos convenances avec les devoirs qui m’incombent.

— Je le reconnais volontiers.

— À la bonne heure… Vous concevez que naviguant par ordre à la poursuite d’un pirate je suis tenu de faire constater par les magistrats que le gouvernement de la Vice-Royauté de l’Inde a été trompé par de faux rapports.

— En effet, milord.

— Tout est donc au mieux. Je vais donner l’ordre de servir un lunch, si vous y consentez ; mesdames, mes officiers et moi-même serons heureux de toaster à vos grâces.

— Trop galant, en vérité.

— Après quoi, vous retournerez à votre bord, sur lequel je vous demanderai simplement de conserver jusqu’à Colombo le détachement qui le garde en ce moment.

— Ah ! jusqu’à Colombo ?

— Oui. Vous comprenez… Je dois être réputé avoir pris toutes les précautions utiles en face de pirates

— Que nous ne sommes pas !

— Je suis prêt à en jurer. Mais les précautions qui deviennent inutiles en ce qui vous concerne, demeurent nécessaires pour m’éviter tout reproche de négligence.

— En somme, s’exclama la duchesse, nous demeurons prisonniers.

— Non, Madame ; si j’étais seul maître en ce moment, je vous affirme sur l’honneur que je vous dispenserais de toute explication nouvelle. Malheureusement, je ne suis que l’exécuteur des ordres du gouvernement, et je dois faire taire mes sympathies personnelles…

— Oui, oui, je le conçois… Mais pourquoi le gouvernement s’est-il occupé de nous ?

Le lord étendit les bras à droite et à gauche, en signe d’ignorance.

— Ma lettre de service portait simplement cette indication : « Sur renseignements confidentiels. »

— De sorte qu’à Colombo…

— Les magistrats vous interrogeront, tandis que je câblerai à Calcutta.

— Et si les magistrats sont moins clairvoyants ou moins aimables que vous-même ?

Nouveau geste vague de l’amiral.

La petite duchesse eut un mouvement rageur et s’adressant à Dodekhan :

— Qu’en dites-vous ?

— Je dis, murmura le Maître du Drapeau Bleu d’un ton soucieux, que le lord amiral ne saurait agir autrement.

— Voilà qui est parler raisonnablement, se récria, l’officier de marine.

— Mais, continua le jeune homme, le coup vient de Log, je n’en ai pas la preuve, et cependant j’en suis sûr.

— De Log, dans quel but ?

— Dans le but de nous empêcher de fuir la terre d’Asie ; constatez qu’il est en train de gagner la partie.

Les Anglais présents froncèrent le sourcil.

Ce Log, dont le nom avait été prononcé si souvent dans le récit de Sara, ce Log les irritait dans leur amour-propre.

Il semblait avoir, dans l’esprit des voyageurs, une grandeur menaçante, dont eux-mêmes étaient rapetissés.

Et les officiers d’aucune nationalité n’aiment cela, eux dont la profession même est de se hausser par le « panache ».

Sarpejeu ! les quatre « touristes » faisaient montre d’un entêtement de mauvais goût.

Craindre le sieur Log quand évoluaient autour d’eux des torpilleurs, des cuirassiers anglais, c’était un enfantillage inacceptable.

Les visages s’étaient durcis, exprimant le mécontentement.

Et l’amiral, partageant le sentiment de son état-major, allait peut-être relever vertement les dernières paroles de Dodekhan quand une chose inattendue se produisit.

Soudain, une formidable détonation retentit. Tous sursautèrent, tournèrent sur les talons, promenant autour d’eux des regards stupéfaits.

Matelots, officiers, maîtres se livraient au même exercice. Durant un instant, on ne vit que personnages pivotant, allongeant le cou, interrogeant des yeux le bâtiment lui-même, les alentours. Brusquement, un cri :

— Le Maharatsu !

Ce cri, c’est le Maître du Drapeau Bleu qui l’a poussé.

Lucien, Mona, Sara se tournent vers la mer ; ils l’interrogent du regard… Un gémissement sourd s’échappe de leurs lèvres.

Un phénomène terrible, inexplicable, vient de se produire.

On dirait que l’Electric boat s’est soudainement rompu par le milieu. L’avant et l’arrière dominent encore les flots. Pas pour longtemps, du reste. Ils enfoncent dans l’eau comme aspirés par l’abîme ; ils disparaissent, et les vagues indolentes poursuivent leur danse éternelle à la place ou cinq minutes plus tôt se montrait le puissant paquebot.

L’emplacement est cependant reconnaissable. Une colonne de fumée rousse relie l’Océan au ciel, et lord Ironstick grommelle entre ses dents :

— Une explosion de mélinite.

Dodekhan a entendu. Il sursaute. Il proteste.

— Mais il n’y avait pas de mélinite à bord !

— Vous en êtes certain ? Voyez cependant.

La main du lord amiral s’étend vers le nuage roux qui se dissout lentement. Et le Turkmène demeure pensif. Il reconnaît bien cette fumée spéciale produite par la composition détonante servant à la charge des obus shrapnells.

Où donc la cargaison, dont la déflagration a causé la perte foudroyante du Maharatsu, se trouvait-elle cachée ? Il se répond :

— À fond de cale, parbleu !

Il frissonne, il pâlit, car ses idées s’enchaînent, se précipitent :

— Qui donc a introduit sur l’Electric ce dangereux chargement ? Pour le capturer, lui Dodekhan, pour capturer ses compagnons, pour les livrer de nouveau à Log, point n’était besoin d’explosif ; point n’était besoin de détruire le superbe navire.

Et vainement, il cherche le pourquoi qui le fuit. Log, ses séides sont gens de raisonnement, de calcul ; il le sait, hélas ! mieux que personne. Ils n’ont pas détruit un paquebot d’une valeur de quinze à seize millions, sans un motif présentant à leurs yeux une valeur au moins égale.

Ont-ils voulu forcer les passagers du Maharatsu à débarquer sur la terre de Ceylan ?… Non, un simple désir exprimé par les autorités pouvait amener ce résultat… et les autorités sont si faciles à conduire en pays asiate !

Tous les assistants rêvaient sans doute comme lui. Équipage, officiers, voyageurs, demeuraient stupéfaits du désastre inexpliqué.

Tout à coup, dans le silence une voix se fait entendre :

— Si Votre Honneur veut bien lire ces bandes ?

C’est un marin de la timonerie, qui se tient dans la position réglementaire en face de lord Ironstick et lui tend une feuille de papier sur laquelle sont collées plusieurs bandes télégraphiques.

— Qu’est-ce, Bolton ?

— Un sans-fil qui a cohéré (impressionné le récepteur) le poste de misaine.

L’amiral prend la feuille, il lit à mi-voix, sans avoir conscience qu’il parle, tant son émotion est intense. Et tous entendent cet étrange message :

« Calcutta. Renseignements supplémentaires. Quand rencontrerez pirate signalé… Agir avec prudence. Le couler à longue distance si possible ; chargement d’explosifs. Hommes résolus, se décorent du nom de malheureux qu’ils ont assassinés… Prêts à tout. »
xxxxxxx « Pour S. G. V. R. et par autorisation,

« Le lord premier secrétaire, général,
« chef état-major,
« Ladsbreight. »

D’un même mouvement, les officiers s’étaient écartés des voyageurs.

Quant à l’amiral, il était devenu d’une pâleur livide.

— L’avertissement vient trop tard, fit-il, d’une voix sifflante.

Et, avec une énergie farouche :

— Messieurs, le lieutenant de vaisseau Mathew, vingt de nos braves marins sont morts de ce retard ; que le pavillon salue ces victimes… Toutes les embarcations à la mer… pour recueillir ceux qui auraient survécu.

Les officiers s’éparpillent aussitôt pour transmettre ces ordres.

Lord Ironstick en avait retenu deux auprès de lui.

— Dix hommes en armes de suite !

Le moins ancien en grade s’étant aussitôt éloigné, l’amiral poursuivit :

— Les coupables aux fers !

Sa main se dirigeait vers les passagers du Maharatsu.

— Nous ?

Mais à ce mot interrogatif, l’officier répondit rudement :

— Silence !

— Comment, silence ? protesta l’incorrigible Sara… est-ce que vous allez croire aux imaginations d’un télégramme imbécile ?…

— Silence, où vous m’obligerez à vous faire bâillonner.

Du coup, la jeune femme bondit :

— Me bâillonner, moi, la duchesse de la Roche-Sonnaille !

Par un dédaigneux haussement d’épaules, le lord lui jeta ces paroles :

— Duchesse par criminel héritage… oh ! très habile, madame, je le reconnais ! J’ai failli me laisser prendre à vos manières… mais maintenant vous devez penser que la comédie a assez duré…

Sans doute, la petite Parisienne, dont les yeux brillaient comme des escarboucles, allait déverser une colère terrible sur le flegmatique Anglais ; elle n’en eut pas le loisir.

Un peloton d’une dizaine d’hommes, fusil au poing, accourait.

L’officier qui le commandait désigna les passagers du Maharatsu. Les marins les empoignèrent aussitôt.

— Cale 3, aux fers ! prononça lord Ironstick.

Et Sara étouffant de rage, Mona résignée, Lucien et Dodekhan mortellement tristes, furent brutalement entraînés vers un panneau accédant à l’intérieur du cuirassé. C’en était fait ; ils étaient prisonniers et une accusation capitale pesait sur eux.

Une heure plus tard, dans la cale profonde où ils étaient enchaînés, Dodekhan parlait ainsi :

— Non, n’exagérons pas… Vous arriverez assez facilement à démontrer votre identité… Seulement, le danger commencera aussitôt que vous aurez été remis en liberté.

— Allons donc !… Nous serons condamnés, se récrièrent Lucien, la petite duchesse et Mona. Nous serons condamnés à cause de cette inexplicable explosion du Maharatsu…

— Oh ! inexplicable !…

— Quoi ! vous la comprenez, vous, Dodekhan ?

— Je crois la comprendre. Le télégramme sans fil qui est arrivé si à point pour motiver notre arrestation, m’a induit à penser… que la destruction du Maharatsu n’est pas un accident, mais un crime voulu par nos ennemis.

— Un crime… par sans-fil ?…

Les jeunes femmes considérèrent le Maître du Drapeau Bleu avec stupéfaction.

— Vous croyez cela possible ?

— Possible, dites facile. Avant d’amener le Maharatsu dans la rade d’Hon-Dau, où nous devions fatalement nous en emparer

— Quoi, cela aussi vrais apparaît comme prévu ?

— Hélas ! oui. Avant donc de l’amener là, on avait dû disposer au fond de la cale un amas d’explosifs, au milieu duquel un récepteur-cohéreur, ou plus simplement un tube de verre empli de limaille, un tube Branly enfin, pouvait, sous l’impression de certaines variations d’un sans-fil déterminé, provoquer le passage d’un courant électrique, causer ainsi l’inflammation d’une capsule entraînant la déflagration du corps détonant.

— Mais nous sommes loin de toute terre.

— Question de longueur d’antenne au poste expéditeur.

Et avec un sourire mélancolique, le Turkmène ajouta :

— Les communications viennent du Bengale, sur lequel s’allongent les ombres dentelées de l’Himalaya, la plus haute chaîne de montagnes du monde… Il y a là nombre de sommets étagés entre quatre mille et huit mille mètres au-dessus du niveau de la mer ; une antenne établie sur l’une quelconque de ces cimes peut transmettre au delà même du tour complet de la terre… Elle est si petite, notre terre ; une boule dont la circonférence est de quarante millions de mètres, quarante mille kilomètres, dix mille lieues. Avec une antenne bien placée, comme les ondes se propagent en cercle, quel que soit le point où se trouve le cohéreur approprié, il est impressionné et le phénomène voulu se produit.

Et comme ses amis, bouleversés par la netteté de ces explications, qui leur faisait mieux sentir leur faiblesse devant la formidable puissance de Log, demeuraient immobiles, silencieux, atterrés, Dodekhan reprit :

— Si je ne me trompe pas dans mes déductions… et je crois ne pas me tromper, Log a voulu nous ramener sur la terre d’Asie.

Un sourd gémissement approuva ces paroles.

— Alors, nous sommes perdus, bégaya la petite duchesse… Lucien entre ses mains, je redeviens la servante, l’esclave de ses combinaisons infâmes… Autant en finir de suite !…

— En finir ?

— Oui ! murmura-t-elle, mon chagrin sera tel qu’il me tuera.

Le Maître du Drapeau Bleu l’interrompit :

— Un seul de mois doit disparaître : celui qui appelle le danger sur les autres. Celui dont la pensée, le savoir, les secrets sont désirés par le misérable… Moi.

Il avait dit cela simplement, sans élever la voix, comme on exprime une vérité mathématique.

Lucien, la duchesse frissonnèrent. Mona joignit les mains et, l’accent disant à la fois une caresse et une volonté, riposta par ce seul mot :

— Nous !

Il la remercia du regard… N’eût-elle point parlé, qu’il eût deviné la pensée dans son cœur ; mais il reprit :

— Moi disparu, vous n’avez plus rien à craindre. Vous êtes des prisonniers sans valeur. Vous n’êtes utiles au Graveur de Prières que par l’action que vous avez sur moi… Vous n’êtes en danger, d’ailleurs, vous, monsieur le Duc, vous, madame la Duchesse, que pour avoir tenté de me défendre. Il est juste qu’à mon tour je vous délivre.

Et eux protestant du geste, il poursuivit :

— Si donc la lutte devient impossible, désespérée, je disparaîtrai. Mais jusqu’à ce moment, je supplie votre loyauté…

— Notre affection, appuya Lucien.

— Merci de me l’affirmer… J’emploierai la parole si bonne que vous me dictez. Je supplie votre affection de consentir à prolonger le combat, de consentir à se laisser guider par moi.

— Oh ! s’écria impétueusement la Parisienne, on ne saurait trouver guide plus brave, plus chevaleresque, plus noble…

Dodekhan eut un geste de protestation, puis, continuant :

— Voici ce qui me semble devoir être fait. À terre, nous serons jetés en prison. Il faut absolument refuser la liberté pure et simple.

— Comment refuser ? clama la petite duchesse.

— La refuser, tant que les autorités de la Vice-Royauté des Indes ne nous assureront pas une escorte et le transfert en Europe sur un navire de guerre.

— C’est beaucoup réclamer.

— Pourquoi ? Ou nous sommes reconnus innocents, ou nous sommes reconnus coupables. Dans le second cas, la question de nous remettre en liberté ne se pose pas. Dans le premier cas, au contraire, elle s’impose… Mais, par voie de conséquence, on nous doit une indemnité, à tout le moins certains avantages pour le préjudice à nous causé par notre arrestation, notre internement, l’arrêt de notre voyage, sans compter l’atteinte portée à notre considération. Je crois qu’ainsi nous irons à l’encontre des visées de nos ennemis.

Il se reprit vivement :

— De mes ennemis, pour m’exprimer plus exactement.

— Non, non, s’écrièrent-ils tous… Maintenez nos, car ils le sont…

— Parce que vous daignez les adopter… Croyez que j’apprécie votre amitié… La reconnaissance s’exprime bien faiblement… Les actes seuls prouveraient que la mienne est infinie… Enfin, je vous promets que ma vie sera, le cas échéant, la rançon de la vôtre…

Il eut comme un sanglot intérieur et acheva :

— Je déserterai la cause léguée par mon père Dilevnor… Il me pardonnera au pays bienheureux qu’ouvre la mort, car ni lui ni moi n’avions prévu que la pensée de justice, de bonté, de fraternité serait confisquée par un génie du mal !