Le Maître du drapeau bleu/p2/ch5

Éditions Jules Tallandier (p. 305-320).

V

ENCORE LE MAHARATSU !



Le gardien du phare de Hon-Dau, qui éclaire la rade de Haïphong, repoussa au fond du maxillaire sa chique de bétel, lança un jet de salive rougeâtre et prononça avec assurance :

— C’est comme je vous le dis, Messieurs et Dames, l’équipage tout entier de ce navire est à terre… là-bas, au village voisin de la pagode que vous apercevez derrière les arbres de la côte, et cependant le navire est bien gardé.

Il s’adressait à Dodekhan, à Lucien, à Sara, à Mona, tous quatre debout sur la petite plate-forme ménagée à l’entrée du phare.

— Ma foi, reprit le Maître du Drapeau Bleu, votre neveu, qui est chasseur à l’Hôtel de Fronce, nous avait conté cela et nous croyions à quelque imagination de Jeune garçon…

— Non, non, ce boy est sérieux, incapable d’inventer des contes.

— Nous nous en apercevons bien. Vous admettrez pourtant que l’hésitation était permise.

— Oh ! pour cela, oui. Par les Ancêtres, moi-même qui depuis nombreuses années vis dans ce phare, je n’ai jamais rien vu de semblable.

Puis il continua :

— Oui, Monsieur… il n’y a pas un chat à bord de ce bâtiment affourché sur ses ancres en eau profonde ; mais aucun pirate ne s’aviserait d’y monter. Car du rivage, les marins pulvériseraient toute coque qui tenterait de rallier le bâtiment.

Et Dodekhan exprimant le doute par un mouvement des lèvres, le vieux insista :

— C’est comme je vous le dis, Monsieur. Vous avez bien sûr entendu parler du télégraphe sans fil… Vous êtes à Haïphong, moi ici, et vous m’envoyez une dépêche sans qu’il y ait tout l’attirail de poteaux, de fils de laiton du télégraphe ordinaire…

— Oh ! ceci n’a plus rien de mystérieux…

— C’est possible, Monsieur, c’est possible. Eh bien, ceux-là, ils sont sur la côte avec un appareil du diable de ce sans-fil. Autour du navire, ils ont mouillé deux torpilles, qu’ils peuvent mettre en marche et diriger à distance[1], et ils couleraient sans se déranger, le pirate qui voudrait regarder leur bateau de trop près.

— Et ce bateau se nomme ?

— Un drôle de nom, parait que c’est le Maharatsu.

Depuis deux semaines Dodekhan et le duc avaient révélé leur existence à Sara et à sa compagne.

Après leur entretien dans l’île du Cua-Cam, ils étaient redevenus les bateliers Thaï-Los, avaient ramené les jeunes femmes à l’embarcadère, où les attendait leur pousse-pousse.

Depuis, à l’aide de signaux lumineux, tous quatre étaient demeurés en communication ; mais ils ne s’étaient rencontrés que trois ou quatre fois.

Ainsi l’avait exigé le Turkmène, qui sentait autour de lui s’agiter une armée d’espions.

Les événements avaient du reste démontré le bien-fondé de cette impression.

Deux paquebots du service régulier avec l’Europe avaient fait escale à Haïphong. Sur chacun, le Maître du Drapeau Bleu avait tenté de prendre passage avec cette gracieuse Mona, avec ces Parisiens qu’il aimait tendrement. Il souhaitait les ramener vers la France, puis, eux mis ainsi hors de la portée de ses redoutables adversaires, revenir recommencer la lutte pour le triomphe de la liberté sur la tyrannie, de la bonté sur le crime.

Ses tentatives lui avaient simplement démontré le parti pris de ses ennemis d’empêcher le départ de ceux, il le constatait en frémissant, que Log avait hautement désignés comme des otages répondant de sa soumission.

Sur les deux paquebots, il ne restait plus une place disponible, fait sans précédent, et dont les employés de l’office des passagers ne cachaient pas leur surprise.

— Il y a une affluence extraordinaire de voyageurs pour la Chine et pour l’Inde, disaient-ils. Cela est incompréhensible, mais d’ici à trois mois au moins, tous nos bateaux auront ici leur chargement complet en passagers.

Certains indices, tels que l’apparition à Haïphong, de grands gaillards au teint jaune clair, évidemment originaires du centre montagneux de la Chine, leur embarquement sur les paquebots, démontrèrent au Turkmène que ses amis et lui seuls étaient visés.

Ces gens empêchaient les otages du Maître du Drapeau Bleu de quitter la terre d’Asie.

Sur ces entrefaites, le boy de l’Hôtel de France, après une visite à son oncle, gardien du phare de Hon-Dau, avait mené grand bruit de la présence sur rade d’un navire mystérieux, gardé par des torpilles que l’équipage manœuvrait de la côte.

Et, sur l’avis de Dodekhan, que certaines particularités rapportées avaient frappé, tous s’étaient rendus à Hon-Dau.

À cent encablures à peine, le Maharatsu, tous le reconnaissaient bien, se balançait mollement à la houle.

Que venait faire ici ce bâtiment’ ? Bien certainement son apparition coïncidait avec un plan d’attaque de Log et de ses partisans.

Log avait été blessé lors de l’explosion de Ki-Lua, grièvement, Lucien et Dodekhan en étaient assurés ; mais l’athlète jaune avait dû triompher du mal, et à cette heure, il s’acharnait à une combinaison mystérieuse dont le but devait être la capture des prisonniers échappés a son pouvoir.

Et comme tous regardaient pensifs le Maharatsu sur lequel n’apparaissait aucun être vivant, le gardien du phare hocha la tête :

— N’empêche que malgré les torpilles, les pirates, qui fréquentent les innombrables îles du golfe, pourraient bien leur souffler leur navire.

Dodekhan eut un petit frémissement aussitôt réprimé, puis d’un ton indifférent :

— Vous croyez, mon brave ?

— Je ne crois pas, Monsieur… je dis que je me chargerais de réussir le coup… si j’étais pirate, bien entendu, au lieu d’être employé du phare, ajouta-t-il avec un gros rire.

— On dit ceci, on dit cela… Mais quand il s’agit d’exécuter la chose…

Le vieux fronça ses sourcils. Le doute exprimé par son interlocuteur le blessait.

— Moi, qui vous parle, Monsieur, si j’avais des économies… je n’en ai pas, hélas !… si je possédais quelque chose, je parierais bien contre vous.

— Et que parieriez-vous ?

— D’aller à bord, d’y rester deux heures, et de revenir sans que l’équipage s’en aperçoive.

Sur ses traits, le maître du Drapeau Bleu appela tout l’incrédulité qu’il put exprimer.

— C’est comme je vous le dis, appuya le gardien s’échauffant de plus en plus.

— Parbleu ! je voudrais voir cela.

Les yeux du vieux flamboyaient.

— Je suis trop pauvre pour parier, fit-il d’un ton quémandeur… et puis si je m’absente, je devrai payer le temps de mon camarade de phare[2]

— Ne vous inquiétez pas de cela… Je le paierai et il y aura pour vous cent francs d’argent de France.

La face de l’ancien marin se rida de mille plis. Il cligna les yeux et tendant sa main calleuse…

— Alors, topons, Monsieur.

Dodekhan plaça sa main dans celle du gardien.

— À présent, le marché conclu, dites-moi ce que vous comptez faire.

— Oh ! d’abord attendre la nuit.

— La nuit ?

— Bien sûr, Monsieur. La nuit, il ne fait pas jour, et ils ont beau envoyer, de temps à autre, des projections lumineuses, on peut tout de même arriver sans être aperçu.

Et finaud, ravi d’étaler sa malice devant un auditoire complaisant :

— Tenez, voyez là, au sud, ce promontoire qui s’avance et couvre la baie dans laquelle leur bateau est au mouillage. On s’embarque derrière la pointe… Quand on la dépasse, on est caché par la coque même du navire, puisque les veilleurs sont là-bas, au nord, dans le village… On vient accoster, malgré toutes les projections du tonnerre de Bouddha !

Le Turkmène eut un geste admiratif.

— C’est vrai ! c’est vrai ! Je n’aurais jamais trouvé cela.

— Bien sûr, reprit le gardien en se rengorgeant. Faut l’habitude de la côte. Pour en finir, le seul moment scabreux est celui où on grimpe l’échelle de la coupée, pour sauter sur le pont… Faut choisir son instant, entre deux projections… Pas bien difficile, n’est-ce pas ? Une fois à bord, on fait un somme… Aussi long que l’on veut, pourvu que l’on s’en aille avant l’aube.

— Vous me donnez envie de vous accompagner.

À cette proposition, faite par le jeune homme du ton le plus naturel, le marin répondit par une moue significative.

Mais Dodekhan ne lui laissa pas le temps de formuler ses objections.

— Je serai à l’arrière de votre canot, je ne vous gênerai en rien… Pour franchir la coupée entre deux projections, je saurai m’en tirer ; ça, c’est à la portée de tout le monde… Enfin, acheva-t-il, comme nous serons deux, je double la somme.

On ne pourrait dire ce que pensait le gardien des premiers arguments de son interlocuteur : mais à coup sûr le dernier lui parut péremptoire, car il ponctua la promesse par un énergique :

— C’est entendu, Monsieur. Je me ferais scrupule de mécontenter un si honnête homme.

Un quart d’heure plus tard, tous les détails de l’expédition étaient réglés.

Le vieux marin installait son compagnon de veille, sous le prétexte de guider les voyageurs dans une promenade sur les rives du Cua-Cam, puis il s’éloignait avec les Européens.

Par la côte, on gagnait Sam-Deap, petit village de pêcheurs qui a donné son nom à la langue de terre fermant, au midi, la rade de Hon-Dau… on faisait prix pour la location de deux noï (bateaux de pêche en mer).

Le premier était destiné au gardien de phare et à Dodekhan ; le second devait porter Lucien et les deux jeunes femmes.

Cette dernière embarcation dépasserait simplement l’extrême pointe de Sam-Deap, puis elle mettrait à l’ancre à une encablure, afin de bien suivre les mouvements des deux acteurs principaux de l’expédition.

Tout ainsi disposé, on attendit la nuit. Elle vint propice à souhait.

Vers dix heures, tous descendirent au port d’échouage, embarquèrent, et, prolongeant la côte, se dirigèrent à la rame vers l’extrême pointe du promontoire.

Le vieux marin avait calculé juste.

L’endroit où les derniers rochers plongeaient dans la mer se trouvait en arrière du navire et caché par lui aux vues de l’équipage campé à terre.

Là, les deux canots se séparèrent, mais avant de s’éloigner, le Maître du Drapeau Bleu glissa à l’oreille du duc de la Roche-Sonnaille :

— Ne quittez pas des yeux le flanc du Maharatsu, et si vous apercevez une lumière se balançant sur le bordage, mettez-vous aux avirons et ramez ferme pour me rejoindre.

Comme le Parisien, étonné, répliquait :

— Dans quel but ?

Son interlocuteur eut un sourire :

— Dans un but que j’entrevois vaguement. S’il y a lieu, je vous l’expliquerai à bord.

Puis se tournant vers le gardien du phare, qui attendait les rames levées :

— Allez, mon brave.

Le canot se mit aussitôt en marche, laissant Lucien fort intrigué, avec, sur les lèvres, dix questions qu’il devenait inutile de formuler, celui qui eût pu y répondre étant parti. Il s’assit à l’arrière auprès de Sara, pendant que Mona, à demi couchée sur la planchette d’avant, regardait de toute son âme l’embarcation qui se perdait dans le noir bleuté de la nuit indochinoise.

Cependant le canot avançait sous les coups rythmés des rames, maniées de main experte par le vieux marin de Hon-Dau.

Tout là-bas au nord, un projecteur tournait sur la côte, faisant courir en cercle, sur la terre et sur les flots, un rais lumineux… Chaque fois qu’il passait, Dodekhan courbait la tête involontairement ; mais le pilote avait dit vrai, le Maharatsu arrêtait le rayon ; il couvrait comme un écran la marche de l’embarcation.

Oui, oui, on atteindrait le mystérieux navire, et s’il était bien réellement abandonné de tout son équipage… un sourire éclairait les traits du jeune homme à cette pensée. Tout bas il murmurait :

— Mona, petite Mona, tu seras sauvée !

Puis sa physionomie se rembrunissait soudain. Une nouvelle hypothèse se présentait à son esprit.

S’il restait des matelots à bord !

Et la supposition, trop vraisemblable, hélas ! lui étreignait le cœur ! Sa main se crispait alors sur la crosse d’un revolver dont il s’était muni.

Le gardien du phare de Hon-Dau ramait toujours.

Et soudain s’allumèrent deux clartés, l’une sur la droite, l’autre sur la gauche du canot !

— Qu’est-ce ? fit Dodekhan surpris.

Le rameur regarda et haussant les épaules :

— Les torpilles de garde… Ceux qui sont à terre peuvent les allumer à distance, et se rendre compte ainsi de leur position[3].

— Mais elles se mettent en mouvement, s’écria Dodekhan avec une profonde émotion.

En effet, les lumières se mouvaient maintenant. Elles semblaient courir à la rencontre l’une de l’autre, follets glissant sur l’onde mobile.

Elles paraissaient à la cime des vagues, devenaient invisibles dans le creux des lames, dont elles surgissaient pour disparaître encore.

Le vieux matelot ne s’en inquiétait pas. D’un effort régulier, presque mécanique, il enfonçait ses avirons dans l’eau, se dirigeant droit vers la coupée.

— Elles foncent sur nous !

Ce cri du Turkmène était motivé pur un changement d’allure des torpilles.

On eût dit qu’elles se précipitaient sur le canot avec une rapidité vertigineuse.

Les éviter, virer de bord, fuir devant elles ; Il n’y fallait pas songer.

Le navire était-il gardé, en dépit des affirmations du pilote ? Avait-on aperçu les curieux voyageurs ?

Quelques secondes s’écoulèrent, tragiques… À vingt ou trente mètres de la chaloupe, les torpilles s’éteignirent brusquement.

Et comme le Maître du Drapeau Bleu scrutait d’un air surpris la surface de la mer redevenue obscure, son compagnon dit :

— On ne nous a pas vus.

— Comment peux-tu le savoir ?

— Oh ! en regardant… Leurs engins diaboliques se sont éteints à la limite de ce qui leur est caché par le bâtiment.

Il se reprit à souquer avec une tranquillité plus convaincante que tous les raisonnements.

L’événement du reste lui donna pleinement raison. Le canot atteignit sans encombre le bordage du Maharatsu… Il fut aussitôt amarré à l’un des échelons accédant à la coupée, et le matelot se hissant sur les premiers barreaux, lança cet avertissement :

— Attention à ne pas nous laisser surprendre par le projecteur ! À hauteur du pont, nous ne serons plus protégés contre la lumière.

Puis méthodiquement, en homme accoutumé à pareilles ascensions, le gardien de phare monta.

Parvenu à la coupée même, il se replia sur lui-même, et l’éclair du projecteur passé, il bondit sur le pont du Maharatsu.

Dodekhan l’imita avec un égal bonheur.

Tous deux se retrouvèrent, en arrière des cheminées, dont les énormes cylindres les mettaient à l’abri des projections de la côte.

— Eh bien, monsieur, fit alors le marin, m’est avis que j’ai gagné le pari.

— Certes, tu l’as gagné… et la preuve est que voici l’argent.

L’homme empocha la somme avec un grognement satisfait.

— Seulement, reprit le Turkmène après un silence, pour mon édification personnelle, je veux parcourir le navire.

— Comme il vous plaira, plaisanta le vieux ; je

vous ferai simplement remarquer que cela n’est pas dans nos conventions.

— Aussi, je ne te demande pas de me suivre… Il me parait extraordinaire qu’il ne reste personne à bord, et je désire m’en assurer, voilà tout. Tu consentiras bien à m’attendre ici ?

— Oh ! cela, tant que vous voudrez… Pourvu qu’on regagne la côte avant l’aube…

— Dans une heure, j’aurai fait le tour…

— Allez, allez, monsieur… Je me couche ici… Une bonne chique de bétel, et je ne m’apercevrai pas de la faction.

C’était là sans doute tout ce que désirait le jeune homme, car il s’éloigna aussitôt, gagna l’escalier des cabines et disparut.

Sans hésitation, il s’engagea dans les rues des cabines.

De distance en distance, il pressait des ressorts dont l’emplacement lui semblait familier et des ampoules électriques s’allumaient en avant de lui, pour s’éteindre après son passage. Près de l’avant, il s’arrêta :

— Cabine 112, c’est celle-ci, murmura-t-il.

Et poussant la porte, il pénétra dans l’étroit carré, absolument semblable comme aménagement aux autres cabines du Maharatsu.

Seulement, Dodekhan se plaça au centre de l’étroit espace, rabattit le lavabo replié contre la paroi, et fit évoluer autour de son point d’attache le robinet d’eau froide.

Un déclic, un bruissement léger suivirent cette manœuvre ; le plancher se prit à descendre lentement dans une sorte de cage, à la façon d’un ascenseur.

C’était là le chemin vainement cherché naguère par le duc et la duchesse de la Roche-Sonnaille, le chemin mystérieux mettant en communication l’étage des cabines avec la machinerie, le poste de l’équipage et les soutes.

La plate-forme supportant Dodekhan s’arrêta. Le jeune homme poussa l’une des parois de la cage qui s’ouvrit ainsi qu’une porte, et il se trouva dans un couloir analogue à ceux qui se développaient à l’étage supérieur.

Le revolver à la main, l’œil aux aguets, le Maître du Drapeau Bleu procéda à une minutieuse reconnaissance.

Mais, ni dans les salles de la machinerie où d’énormes électro-aimants s’alignaient, tels les monstres mythologiques bordant l’avenue d’un temple, ni dans la cabine de direction, dans celle qui naguère lui avait servi de prison, il ne rencontra âme qui vive.

Les réduits destinés à l’équipage, les soutes où s’entassaient conserves et biscuits, les laboratoires avec leur fouillis d’appareils aux cuivres brillants, leurs cornues, ballons, éprouvettes, tubes de toutes dimensions, le compartiment de la distillerie d’eau potable, le four électrique pour la cuisson du pain frais, les cuisines superbement installées, où brillaient une armée de casseroles d’aluminium, de nickel, de bi-métal, ne contenaient aucune créature humaine.

Le fond de cale exploré à son tour se montra également désert.

Décidément les indications du vieux gardien du phare de Hon-Dau se vérifiaient de point en point.

Personne n’était resté à la garde du navire.

Cela certes surprenait le visiteur… Mais il se confia que, Log n’étant vraisemblablement pas encore remis des blessures assurément graves, reçues à Ki-Lua, ses lieutenants, ses serviteurs en prenaient quelque peu à leur aise.

Sur cette pensée, il regagna la salle où Log et San avaient reçu les dépêches du sans-fil, leur apportant l’adhésion de la Russie et du Japon à leurs projets.

Le tableau gris du périscope se tendait toujours sur l’une des parois. Sans hésitation, en homme à qui les rouages de l’appareil sont familiers, Dodekhan actionna manettes et engrenages.

Aussitôt sur le panneau se dessina la mer entourant la masse sombre du navire. Au loin, s’estompant en traits plus accusés, la côte se laissait deviner, et du nord, le rayon tournant du projecteur tombait sur la surface des eaux, les parcourant ainsi qu’une aile blanche, tirant, une seconde fugitive, les différents secteurs de l’obscurité.

Avec une attention soutenue le Maître du Drapeau Bleu suivit plusieurs évolutions du cône lumineux.

Enfin, il replaça les commutateurs au repos. Toute image disparut de l’écran. Puis avec un sourire :

— Il faut tenter ce moyen ; on nous interdit les paquebots ordinaires, pourquoi le Maharatsu ne nous emporterait-il pas vers l’Europe ?

Rapidement maintenant, il se rendit dans la salle des machines, il rabattit deux leviers d’acier, tout en monologuant :

— Là… les turbines génératrices en marche… Dans une demi-heure, nous serons sous pression électrique… et À Dieu va !

Laissant les leviers dans leur nouvelle position, le jeune homme courut au laboratoire, se munit d’un petit accumulateur de la dimension d’une boîte d’allumettes, d’une ampoule à incandescence et d’un conducteur de deux mètres environ. Après quoi il remonta sur le pont.

Le vieux matelot s’était endormi, sans toutefois abandonner sa chique de bétel, ainsi qu’en faisait foi le gonflement de l’une de ses joues.

Le Maître eut un sourire. Il se glissa sans bruit vers le bastingage faisant face à la pointe près de laquelle devait se tenir le canot de ses amis.

Il relia, à l’aide du conducteur, la lampe à l’accumulateur, puis conservant ce dernier en main, il fit glisser l’ampoule le long du bordage.

— Allumons maintenant !

Il exerça une légère pression sur le « poussoir » de contact, et aussitôt sur le flanc du navire s’alluma comme une petite étoile, que l’eau reflétait en poussière d’argent.

Immobile à présent, Dodekhan attendait, les yeux fixés vers le sud, cherchant à percer les ténèbres jetées ainsi qu’un voile bleuté au-dessus de la surface mouvante des flots.

Soudain il eut un mouvement satisfait. Un bruit d’avirons, affaibli par la distance, avait frappé son oreille.

— Ils viennent… ils ont compris.

Le bruit s’accentuait. Bientôt, dans le noir, une forme imprécise s’affirma.

C’était le canot, qui aborda au bas de l’échelle de la coupée. Les deux passagères assises à l’arrière, le rameur à son banc, le Turkmène les reconnut sans peine. Et se penchant, il leur cria :

— Montez, un à un… prenez garde d’être éclairés par le projecteur.

Quelques minutes plus tard, Lucien, Sara très impressionnée bien qu’elle affectât la tranquillité, Mona, rassurée par ce fait seul qu’elle était auprès de Dodekhan, étaient groupés à l’abri des hautes cheminées.

Le Turkmène secouait le gardien du phare, le réveillait, lui intimait l’ordre de se rembarquer et de ramener les deux canots, l’un remorquant l’autre, aux pêcheurs qui les avaient loués aux voyageurs.

Et comme le vieux marin, abasourdi, grommelait :

— Mais si je m’en vais ainsi, vous resterez prisonniers à bord ?

Le jeune homme répondit :

— Oui, nous voulons voir l’équipage quand il reviendra.

Et il le poussa vers la coupée.

Sans doute, le brave homme, ayant touché son argent, jugea peu intéressant de discuter, car il se laissa glisser jusqu’à son canot, se servit de l’amarre pour fixer à l’arrière la seconde embarcation, et se mettant aux avirons, disparut bientôt dans la nuit.

— Et maintenant à nous, s’écria Joyeusement Dodekhan.

— Que voulez-vous donc faire ? questionna Mona.

— Vous reconduire en Europe sur ce Maharatsu, naguère votre prison ; à présent, un bon navire où vous commanderez.

Mais changeant de ton :

— À plus tard les éclaircissements… Il s’agit d’être loin lorsque le jour viendra.

Sur ces paroles énigmatiques, il se précipita vers l’escalier des cabines et s’y engouffra.

Sara regarda Lucien, puis Mona… lisant dans leur attitude la même curiosité déçue qu’elle sentait en elle-même.

Mais tous demeurèrent comme figés… Un grincement métallique régulier, continu, bourdonnait à leurs oreilles. Derechef ils s’entre-regardèrent.

— On dirait le frottement des chaînes d’ancre filant dans l’ouverture de l’écubier ; ce bruit correspond à celui que j’ai entendu souvent, alors que l’on relève les ancres.

— Mais c’est impossible.

— Ma foi, pour nous ramener en Europe, comme le disait notre ami Dodekhan, il me parait utile de lever l’ancre dans cette rade de Hon-Dau.

Rien à répliquer à cela… Au surplus le bruit continua quelque temps puis cessa. Seulement les trois voyageurs eurent l’impression que le léger roulis qui agitait le navire était devenu plus doux.

Ils ne se trompaient pas. Un système de leviers qu’un seul homme suffisait à actionner mettait en mouvement des cabestans amenant le roulement ou le déroulement des chaînes d’ancre.

Dodekhan avait rendu la liberté au navire qui, n’étant plus appuyé par la tension des chaînes, flottait plus mollement sur les longues houles de la rade.

Et tout à coup Sara poussa un cri.

— C’est lui, c’est lui qui est à la machinerie.

— Évidemment.

— Eh bien… allons sur la passerelle.

— Sur la… pourquoi faire ?

— Mais pour lui parler. Souvenez-vous donc de nos rendez-vous d’autrefois, à midi, l’heure du point.

— C’est ma foi vrai.

Tous trois s’élançaient déjà. Mona arrêta ses compagnons.

— Sur la passerelle nous serons rencontrés par le rayon du projecteur.

— Le projecteur, ah diable !

C’était Lucien qui évoquait ainsi le nom célèbre du prince des ténèbres. Tous avaient tourné les yeux vers le point de la côte d’où partait la fâcheuse projection lumineuse.

— Ah çà ! Où est-il donc ?

— Disparu !

— Éteint !

Ma foi oui… Par une coïncidence particulièrement heureuse, le phare de surveillance cessait de fonctionner à l’heure même où les voyageurs souhaitaient son extinction.

Chercher le pourquoi eût été intempestif. Ils se précipitèrent vers la passerelle, escaladèrent l’échelle de fer, et Sara, se penchant sur le tube acoustique dont elle usait, lors de son premier voyage, y lança ces paroles.

— Allô ! Allô ! monsieur Dodekhan, m’entendez-vous ?

Elle frappa ses mains l’une contre l’autre, avec une joie enfantine.

— Parfaitement, madame la Duchesse.

— Ah ! bien… Je voulais vous prévenir, le projecteur ne marche plus.

— Je le vois sur l’écran du périscope… C’est une inattention ou un accident… J’attends un instant pour être fixé. Si la chose se prolonge, je croirai à un accident, et au lieu de nous laisser dériver par le courant, comme j’en avais l’intention, je mettrai en marche à toute vitesse vers la haute mer.

— Parfait.

— Deux recommandations : ne restez pas sur la passerelle… Trop en vue, vous comprenez ; tenez-vous à l’arrière du navire.

— À l’arrière, pourquoi ?

— Parce que le seul danger de notre manœuvre est la rencontre d’une des torpilles qui flottent autour de nous… Je ne sais pas du tout où elles sont.

— Et si nous touchons ?

— Ce sera par l’avant naturellement… Il y aura une avarie plus ou moins grave, mais qui n’entraînera pas le naufrage… J’ai fait jouer toutes les cloisons étanches… Ma seule crainte serait que vous fussiez atteints par un éclat de bois ou de fer… Vous saisissez… Donc postez-vous tous trois à l’arrière… l’interruption du projecteur se prolonge, je me mets à la manœuvre.

La voix se tut. Penchés sur le tube, Lucien et Mona avaient entendu les recommandations du maître du Drapeau Bleu.

— Vite en bas, et à l’arrière, ordonna le duc.

Le trio dégringola l’escalier métallique avec autant d’entrain qu’il l’avait gravi tout à l’heure, et sans perdre de temps, gagna la poupe du Maharatsu… Il était temps, l’Electric boat s’ébranlait.

Lentement d’abord il glissait sur l’eau noire, décrivait une courbe allongée, puis son étrave pointée résolument vers la haute mer, il forçait de vitesse.

Le cœur un peu serré, attendant à chaque seconde l’explosion d’une torpille, tous avaient gardé le silence.

— Je crois que nous sommes tirés d’affaire, prononça enfin la petite duchesse.

Mais Mona l’interrompit.

— Regardez donc ces lumières qui se promènent sur l’eau.

À deux encablures[4] en arrière, deux petites ampoules électriques, sans doute fixées sur des flotteurs, décrivaient des zigzags sur les flots.

Lucien expliqua d’un mot :

— Cela prouve que nous avons dépassé la zone des torpilles.

Elles eurent un cri de joie. Oui, elles se souvenaient des explications données dans la journée par le gardien du phare : ces torpilles manœuvrées de la côte par le sans-fil ; ces torpilles portant une ampoule électrique, dont on déterminait l’incandescence à distance…

C’était cela… seulement, à quelle manœuvre les marins campés sur le rivage soumettaient-ils les dangereux engins ?

Les feux glissaient, se croisaient, augmentant peu à peu la longueur de leur course. En vérité ils donnaient l’impression d’être portés par des hommes cherchant un objet perdu. Et soudain Sara éclata de rire :

— Je comprends. Je comprends…

— Alors, explique… fit le duc un peu surpris.

— Eh bien, leur projecteur est sans doute cassé ; ils se servent de leurs torpilles porte-lampes, pour découvrir notre Maharatsu, qu’ils croient toujours à son mouillage.

La duchesse avait deviné. Les mouvements saccadés, inquiets, des terribles engins de destructions, trahissaient l’impatience, la nervosité de ceux qui dirigeaient leur marche. Évidemment les séides de Log s’affolaient de la disparition du navire. Et les voyageurs furent secoués par un rire inextinguible à la pensée des réflexions de l’équipage du Maharatsu.

— Il y a de quoi perdre la tête, prononçait Sara, entre deux fusées de rire… Un vaisseau de dix mille tonneaux, cela ne se cache pas derrière un bouchon… Ah ! non, c’est trop drôle !

Et devant les petites lumières errantes, de moins en moins visibles à mesure que le Maharatsu les laissait plus loin en arrière, la petite duchesse s’abandonnait une joie enfantine, si communicative que Lucien et Mona elle-même furent entraînés par l’exemple.

Longtemps encore ils suivirent des yeux les petites lumières dansant ainsi que des lucioles à la surface de la mer.

Puis quand elles eurent décru, décru jusqu’à disparaître, les trois passagers se consultèrent. Qu’allaient-ils faire ?

— Bon ! répondit flegmatiquement Lucien, nous allons dormir ; avec un peu d’attention, nous retrouverons bien nos anciennes cabines.

— Nos prisons, s’écria Sara…

— Nos prisons, ma chère amie, devenues, de par l’aventure de ce soir, les sleeping des maîtres et propriétaires du Maharatsu.

Au fond, la motion du duc apparaissait éminemment raisonnable. Les jeunes femmes s’y rallièrent. La Parisienne voulut simplement escalader encore le spardeck pour aviser Dodekhan par le tube acoustique.

La réponse fut :

— C’est cela, reposez-vous. Demain nous nous réunirons et prendrons nos dispositions pour assurer la marche de notre bateau. Dormez, madame la Duchesse, et rêvez, ce qui est vrai, que vous êtes libre et définitivement tirée des mains de Log.

Ah oui ! délivrée… Le mot chanta dans le cœur de la séduisante femme comme un cantique. Elle ne craindrait plus pour son mari. Elle pourrait sans trembler se laisser bercer par la douceur de vivre. Au souvenir des dangers courus, des angoisses endurées, une émotion fugitive monta de son cœur à ses yeux, mais sa gaîté se faisant vite jour à travers, elle repartit :

— Et puis, ce grand bandit de Log a eu beau faire… le duc et la duchesse de la Roche-Sonnaille se sont tirés de ses mains sans s’être trop… déshonorés !

  1. La direction à distance, par le sans-fil, de torpilles mobiles a été réalisée avec succès à Villefranche, au cours d’expériences de défense des côtes.
  2. Les gardiens de phares marchent par deux, se partageant le service, lequel, par les gros temps, exige une attention soutenue.
  3. Expériences exécutées, à Antibes, en mars 1906, par MM. les ingénieurs Lalande et Devaux.
  4. L’encablure était comptée autrefois pour cent vingt brasses, environ deux cents mètres. Aujourd’hui, l’encablure correspond au dixième du mille marin, soit cent quatre-vingt-cinq mètres.